Uruk-la-Première est la Cité la plus étrange au monde. La raison en est qu’elle a été construite autour et au-dessus de deux phénomènes géologiques communs dont la rencontre est rarissime, surtout dans ces proportions.
À l’origine, il n’y avait ici, du moins en surface, qu’un immense plateau désertique. Il se prolongeait indéfiniment dans toutes les directions : le Tigre et l’Euphrate n’existant pour ainsi dire plus, seuls les monts Zagros au Nord et à l’Est et le Golfe Persique au Sud-Est, à une centaine de kilomètres, limitaient efficacement son expansion. Il n’y avait ni eau, ni flore, ni faune, rien que de la poussière, du vent, de la lumière et du feu. La vie humaine sédentaire y semblait rigoureusement inenvisageable.
Pourtant, sous ce linceul de sable brûlant, le plateau – un genre de causse, grignoté par un millier de rivières souterraines, plus mité qu’un vieux morceau de gruyère, trépidait du désir de revoir le ciel et remua encore et toujours et si bien qu’une de ses grottes les plus immenses finit par s’effondrer sur elle-même, créant ainsi une profonde et large doline au fond de laquelle on découvrit, chose impensable si loin de la mer, un grand bassin d’eau salée. La surprise devint stupéfaction le jour où on y vit nager des dauphins ; après exploration, le bassin, qu’on savait déjà alors profond de 2300 mètres, s’avéra être l’extrémité occidentale d’une faille colossale, creusée furtivement sous l’aisselle de la Péninsule Arabique par quelque mouvement tellurique, à l’autre bout de laquelle se trouvait, à l’issu d’un interminable goulet ponctué de grottes où plongeurs et cétacés pouvaient faire le plein d’oxygène, l’océan indien.
La doline fut aménagée, agrandie, consolidée, ordonnée puis recouverte de son « chapeau de paille » et Uruk devint la première ville de tous les temps à être à la fois maritime sans être côtière, souterraine bien que tout entière au-dessus du niveau de la mer et ombragée, humide et fertile quoique située au plein milieu d’un désert.
Son étrangeté tient aussi dans son allure de surface : comme aucun bâtiment ne dépasse la ligne d’horizon, que tous sont creusés dans le sol et qu’on ne découvre leur relief qu’en empruntant un des milliers d’escaliers qui structurent la Cité, en s’enfonçant dans ses profondeurs, le visiteur qui, à l’inverse, décide de la parcourir horizontalement ne perçoit d’abord d’elle qu’un labyrinthe plat, dont les contours sont délimités par le vide. Sous le « chapeau de paille », rien d’autre ne vient obstruer la vue que les autres marcheurs qui, parfois, quand ils se déplacent sur une bande de terre particulièrement étroite, entourée de précipices insondables, donnent l’impression de flotter dans les airs tels des funambules en crise de nonchalance.
Tandis que, tout en me dirigeant vers la Loge que m’a indiquée Semyeong, je me perds dans l’admiration de ces pointillés verticaux ondulant sur le rien, un coup de vent ascendant fait voler les robes d’un groupe de gamins jouant à se poursuivre les uns les autres. Un vertige me prend à la vue de cette scène de vie en apesanteur et je me sens attiré vers le ciel, avec tous mes voisins, par le haut du crâne, comme si la voûte qui nous surplombe était en fait la bouche d’un aspirateur titanesque.
La vision s’évanouit très vite d’elle-même mais j’en garde si longtemps une impression déconcertante de légèreté que je finis par demander à Diane de me lester davantage que d’habitude.
À mesure que j’avance, le chemin que j’emprunte se fait de plus en plus étroit et s’éloigne ostensiblement des autres voies, libérant peu à peu mon champ de vision. Bientôt, mon regard peut plonger suffisamment bas pour entrevoir des morceaux de la ville. Entre les escaliers, omniprésents, et les habitations qui les encadrent, apparaissent çà et là des espaces de vie commune : une place pavée, au centre de laquelle trône un bel arbre qu’entourent des tables de jeu sur lesquelles des femmes et des hommes s’affrontent aux échecs, aux dominos, au mah-jong ou au go, une piscine toute verte remplie d’enfants braillards et turbulents, un terrain de sport. Jaillissant en feu d’artifice de verdure par-dessus les toits d’un marché calme et bariolé, un pan de forêt fait office de terre d’asile à une troupe repue de macaques chapardeurs : ils ronflent le ventre à l’air et les membres mous sur les restes éclatés de leurs abondantes rapines. Un garçon, accoudé à un muret limitrophe, les observe pensivement. Et moi, lui.
Par jeu, je lève les yeux pour voir qui, dans la suite logique de ces espionnages en cascade, me regarde mais, parmi la dizaine de visages que je repère alentour, aucun n’est tourné dans ma direction. Personne ne fait attention à moi. Sauf peut-être là-bas ? Droit vers le centre, je distingue une silhouette immobile qui semble me faire face. C’est un tronc menu posé sur d’énormes jambes. Par un effet de mirage, ses pieds, comme si on les avait effacés à la gomme, sont invisibles ; on dirait l’esprit d’un cow-boy attendant bras croisés que je me mette en place pour un duel.
À cette distance, je ne vois pas les traits de son visage, pourtant quelque chose dans son attitude ou dans sa forme m’attire immédiatement. Une intuition folle s’empare de moi : je suis sûr que c’est Luciole. J’en suis persuadé !
Avant que je puisse m’en empêcher, je lève un bras en guise de salut, rompant court l’intensité romanesque du moment … Comment vais-je faire, maintenant, après cette démonstration d’enthousiasme, pour marcher vers elle d’un air imperturbablement doux, ma puissante aura en guise de cape virevoltant derrière mes épaules de chevalier, avant de la soulever en l’air, dans un mouvement d’une fluidité irrésistible, pour l’embrasser et ravir son cœur des mains crochues du perfide Chayan ?
…
Était-ce vraiment là mon plan d’action ?
Je secoue la tête pour chasser ces pensées ridicules et poursuis mon chemin vers la plateforme et son mystérieux occupant dont je constate avec un sot soulagement qu’il a complètement ignoré mon geste. Peut-être me tourne-t-il le dos ? Peut-être est-il aveugle ? Ça en ferait beaucoup à la suite … Peut-être n’est-ce pas un être humain mais une sorte de sonde ou d’épouvantail, dont la forme humanoïde m’aurait induit en erreur ? Peut-être, peut-être …
J’ai beau me raisonner, mon appréhension monte à chaque pas. Je marche sans ciller, hypnotisé par cette silhouette dont les détails se précisent en accord si juste avec la vision que j’avais que je me demande une seconde si mon esprit surchauffé par sa traversée du désert n’est pas en train de créer de toute pièce une hallucination sur mesure.
C’est une jeune femme en pantalon bouffant et débardeur. Pieds nus. Debout jambes écartées au bord du gouffre immense qu’on appelle le Théâtre et qui marque le centre de la ville, elle contemple la vue, imperméable au reste de son environnement. Un vent chaud fait voleter ses courts cheveux noir sur sa nuque au centre de laquelle est sertie une microscopique pierre de fraîcheur.
Lorsque j’arrive sur la plateforme, le doute n’est plus permis.
- Luciole ?
Elle se retourne.
Mon cœur chavire. Dieu qu’elle est belle !
Un sourire dévastateur nait sur son joli visage.
- Artyom !!
Elle lève les bras comme une petite fille qui voudrait un câlin, je sens les miens s’ouvrir assez grand pour accueillir tout l’univers. Elle bondit, je l’attrape au vol ; elle pèse si peu que nos élans combinés la propulsent trop haut. Dans un cri, elle s’agrippe à moi comme elle peut, en riant ; ses bras font le tour de mon cou, une de ses jambes, je ne sais comment, est passée par-dessus mon épaule, l’autre m’enserre la taille, ses fesses viennent se poser contre mon ventre. À travers le tissu fin de son pantalon, je sens la chaleur de sa peau et la tendresse de sa chair.
Je l’enlace d’un bloc, immobile, à l’écoute du moment, pendant qu’elle gigote, d’abord pour se caler dans l’embrassade, puis pour s’en détacher. Je résiste quelques secondes – c’est à rendre fou tellement c’est bon, avant de la déposer au sol.
- T’es grand !
- C’est toi qui es petite !
En pied, 30 bons centimètres nous séparent. Le sommet de son crâne n’atteint pas mes épaules. À la distance où nous nous tenons l’un de l’autre, si je regarde droit devant moi, je la vois à peine. Alors je baisse mon visage et elle lève le sien, toujours aussi radieux.
- T’es là !
Je rigole.
- C’est toi qui es là ! … Comment, d’ailleurs ?
Ça ne peut pas être un hasard : plus d’une centaine de Loges forment le pourtour du Balcon, le premier des 77 cercles du Théâtre d’Uruk.
- Facile ! Je savais de quelle direction tu venais et la première chose que tu voudrais faire en arrivant, la même que moi : nous sommes venus voir une première fois …
- … la mer au fond du gouffre !
Bien sûr ! J’avais oublié qu’elle était aussi fan de Iori que moi.
Lors de ce qui est considéré par beaucoup comme le véritable point de départ de leur épopée, lui et Shandia étaient venus ici même, sur l’une de ces plateformes, faire leurs adieux à la ville et l’un à l’autre. En guise d’introduction à cette double transmission mémorable, ils avaient prononcé ensemble cette phrase, devenue culte chez leurs plus dévoués admirateurs : « Nous sommes venus voir une dernière fois la mer au fond du gouffre. »
Luciole me prend par la main.
- Viens.
Un puissant courant m’entraine dans son sillage, jusqu’au bord du monde, où nous nous asseyons ; dans vingt minutes, la luminosité commencera à baisser mais, pour l’heure, le « chapeau de paille », gorgé de soleil, fait baigner sur l’ensemble de la cité une clarté suave. La lumière, en rebondissant de la surface miroitante du bassin sur les parois courbes des voiles aériens contre le dallage d’albâtre de mille escaliers, semble jaillir de l’air lui-même.
Uruk, le jour, est pauvre en ombres et, en cet instant, moi aussi.
La découverte de ce panorama légendaire et la présence de Luciole à mes côtés s’entremêlent inextricablement. Le bleu profond de la mer, 400 mètres sous nous, a l’odeur entêtante d’un jaune d’œuf à l’aubergine sur une tartine grillée. L’arrangement cubique, en pyramide inversée, du plan de la ville éveille au fond de mon ventre de gourds élancements. Chacune des innombrables loges qui ponctuent les bords du Théâtre répète en caléidoscope la scène que je suis en train de vivre : la rencontre électrique entre Luciole Tungg et Artyom Brisláan.
Partout où je regarde, des linges humides s’entortillent autour de ses bras nus, des fleurs de frangipanier poussent dans ses cheveux, son souffle fait voler la poussière rouge d’Uruk et sa voix flutée modifie la réalité.
- Tu as vu le plongeoir, là-bas ?
Au bout de son doigt tendu apparaissent successivement une grande bâtisse, une cascade, une piscine naturelle, une planche en bois et un groupe d’adolescents. Une fille s’en détache pour prendre son élan et, d’un bond, se propulser dans les airs.
Luciole dirige ses actions à voix haute.
- Elle va faire une bombe. Rester un peu sous l’eau, y dire quelque chose d’idiot et ressortir, hilare.
Elle me jette un regard en coin tandis que l’autre exécute ses prédictions sans la moindre fausse note.
- Espèce de star …
J’ai le visage en feu. « Quelque chose d’idiot » … C’est du sadisme, là. J’essaye maladroitement de faire comme si de rien n’était.
- Que crois-tu qu’elle a dit ?
Luciole prend une voix de princesse et serre ses poignets contre sa gorge.
- « Brandon, épouse-moi ! »
Elle est marrante.
- Ou alors : « J’ai des verrues aux pieds ! »
- Non, non : « Quand je dors, je pète ! »
Je prends mon inspiration pour en proposer une autre mais m’arrête à mi-parcours.
- Tout le monde pète en dormant …
- Mais peut-être qu’elle ne le sait pas encore. Peut-être qu’elle est fille unique.
Ça se tient.
- Je comprends pourquoi ça a tellement amusé les gens …
- Ça a amusé les gens parce que c‘était drôle. T’es vraiment un nigaud de première, toi, genre un pur et dur. N’empêche, si ça se trouve, tu as lancé sans le savoir un tout nouveau genre de thérapie : la confession aquatique.
- Qu’est-ce que tu veux ? C’est tout moi, ça, je suis un pionnier.
- Un inventeur.
- Disons-le, un génie.
- Et altruiste, avec ça …
- Je donne tout ce que j’ai.
- Merci bien, ce sera à emporter, s’il-vous-plait.
Le joyeux babillage que voilà.
Mon appréhension s’est envolée, avec ma fatigue, ma fébrilité, mon émerveillement et toutes ces autres sortes d’invasions ; je me sens bien, heureux même. Il n’émane de Luciole aucune exigence : sa présence est gratuite et sa gaieté garantie, offertes sans réserve. À papoter à côté d’elle, j’ai l’impression d’être un pinceau entre les mains d’un calligraphe virtuose. Le faux-pas semble impossible. D’un mot, d’un rire, d’un geste, Luciole intègre mes soubresauts à l’œuvre que nous sommes en train de créer : un bon moment …
Je me tourne un peu pour la regarder. Elle me rend la pareille. Après l’avoir dévisagée, mon œil s’attarde sur la cicatrice qui fend son biceps dans le sens de la longueur.
Cela ne lui échappe pas.
- Ça ? Je te raconte : le jour de mes quinze ans, j’ai réussi à convaincre mon petit ami de l’époque, Stefan, que j’étais une bretteuse sans pareille, douée d’un talent comme il n’en apparait que tous les mille ans. J’étais né un sabre à la main, lui ai-je affirmé, et depuis que je pratiquais, pas un seul de mes adversaires n’avait réussi à me toucher. Pour preuve, je lui ai donné un katana et l’ai invité à m’attaquer de toutes ses forces. J’avais poussé la bravade si loin que je n’avais moi, pour me défendre, qu’une malheureuse brindille. Stefan l’a tranchée en deux, et mon biceps avec, du premier coup.
- C’est une blessure au sabre ?!
J’avais tout imaginé : un accident de travail, une scarification rituelle adolescente, un hommage à un amour perdu … Mais ça ?
Luciole acquiesce en souriant.
- Heureusement, un résidu de peur de blesser, sous son embrigadement amoureux, l’a quand même retenu d’un poil : à quelques centimètres près, il touchait ma carotide. C’est d’ailleurs ce qu’il a cru quand il a vu une vague, littéralement, une vague de sang jaillir derrière sa lame. Le pauvre s’est évanoui de terreur. J’ai été obligé de le réveiller à coups de baffes, après avoir bandé mon bras avec un morceau de tissu arraché de mon pantalon, pour qu’il m’aide à aller jusqu’à la cuve de régénération la plus proche. J’ai bien fait d’ailleurs : toute seule, je n’y serai pas arrivée. Le sang n’arrêtait pas de couler, j’ai dû en perdre un bon litre en tout. J’ai rigolé pendant tout le trajet tellement j’avais la tête légère et les jambes flageolantes. J’avais l’impression d’être un poulpe ; je me disais : « C’est donc pour ça qu’ils ont huit membres. S’ils n’en avaient que quatre, ils passeraient leur temps à se casser la gueule. » Et ça me faisait rire. Je crois bien que j’étais morte de peur, en fait, et que mon cerveau essayait désespérément de me divertir de cette perspective, mais il n’empêche que j’ai ri tout du long. Il parait même que j’ai chanté, à un moment. Je ne m’en souviens plus …
Ayant dit, elle se perd un moment dans la contemplation des lumières qui s’allument une à une, en dessous de nous, cependant que l’atmosphère se teinte du rose un peu grisâtre qui marque, dans le désert, la fin des journées les plus chaudes et les plus poussiéreuses.
Luciole est cambrée en avant, en appui sur ses bras, les épaules remontées jusqu’aux oreilles. Sa tête est légèrement penchée vers moi. Ses paumes accrochent le bord de la plateforme de part et d’autre de ses genoux ; au bout de ses jambes, qu’elle laisse osciller librement dans le vide, ses pieds nus glissent l’un contre l’autre, à intervalles irréguliers, en émettant le bruit caractéristique, comme si elle tournait les pages d’un vieux grimoire avec ses orteils, du papier frottant contre le papier. Si je fermais mes paupières, peut-être pourrais-je me croire dans une bibliothèque. Mais le spectacle est si beau que j’ose à peine cligner des yeux. Je n’ai aucune idée de ce qui adviendra à l’avenir mais si ces instants sont finis dans le temps, je veux les boire jusqu’à la dernière goutte.
À côté de moi, Luciole émerge de sa propre transe.
Devant mon ignorance totale de ce à quoi elle pouvait penser, l’opacité naturelle des rapports humains me percute de plein fouet et je dois lutter contre l’envie de projeter vers elle une racine, au sein de l’Arbre, pour avoir un aperçu de son monde intérieur.
Elle se passe une main dans les cheveux pour mater une mèche rebelle.
- Je me suis réveillée le lendemain, j’avais raté ma fête d’anniversaire ! Et sous prétexte que j’avais été vraiment trop bête, personne n’a voulu qu’on la fasse le soir suivant. Le seul cadeau que j’ai eu cette année-là, c’est cette cicatrice.
- C’est plutôt chouette comme cadeau, non ? Elle te va pas mal.
Tout en nonchalance, le gars. Impeccable.
- Oui, je l’aime bien, moi aussi. Elle a une jolie forme.
Elle en suit le tracé du doigt. Sur sa peau apparaissent quelques picots de chair de poule.
- Elle m’aide de temps en temps à ne pas trop dépasser les bornes. Et puis, grâce à elle, personne ne peut m’oublier.
- Qui le voudrait ?
Ah merde, ça m’a échappé ! Je n’aurai pas tenu bien longtemps.
Gracieuse, elle choisit de sourire de ma mièvrerie.
- Parfois, pourtant, il y en a qui essayent …
Elle hausse les épaules imperceptiblement, dans un geste empreint de mélancolie, mais à peine ai-je le temps d’amorcer un stratagème pour en savoir la cause, ou pour la ragaillardir à l’aveugle, qu’elle a déjà recouvré son entrain habituel.
- Et toi, Artyom, tu as des cicatrices quelque part ?
- Pas une seule.
- T’es encore tout neuf ! Gamin.
Je fais la grimace.
- C’est pas faute d’avoir fait le zouave avec les copains, pourtant. Mais tu sais comment ça se passe, en groupe, c’est toujours le même qui finit blessé.
- Comme avec les moustiques … C’est toujours le même qui se fait piquer.
- Exactement. Et ce n’est jamais moi.
- Jusqu’à aujourd’hui, en tout cas.
Luciole lève le menton pour fanfaronner et soudain, comme si elle avait lu cette révélation sur la paroi du « chapeau de paille », s’exclame.
- Artyom ! Ces histoires de folies de jeunesse, ça me fait penser …
- Quoi ?
- J’ai retrouvé la trace de Teka !
- Non …
- Si, et tu ne vas pas le croire …
- Quoi ?
- Il est ici !
- Non …
- Si, et … Oh ! Tu te moques de moi ?
Je ravale un ricanement idiot.
- Non, non, pas du tout. Je suis juste le mouvement.
Luciole brandit un doigt menaçant sous mon nez.
- Parce que … Fais gaffe ! Je vais te calmer tout de suite.
Je baisse la tête en signe de soumission.
- Vas-y, raconte.
- Il est à l’Eau Claire.
Je fronce les sourcils.
L’Eau Claire est un lieu unique au monde, enfoui dans les profondeurs d’Uruk. C’est un labyrinthe de salles et de couloirs étroits et hauts dont on ne peut entrer ou sortir que par une microscopique ouverture percée dans l’un de ses inaccessibles plafonds. Tous ceux qui y pénètrent doivent au préalable désactiver toutes les barrières de protection de leur intimité, mentales et physiques. On y est nus, intégralement, de bas en haut et de la frontière de la peau jusqu’aux secrets du cœur. Là-bas, n’importe qui peut, d’un regard, nous connaître tout entiers : le dernier mot qui nous a traversé l’esprit comme notre souvenir le plus doux ou notre désir le plus fou, et voir où notre sang circule, aux oreilles, aux joues ou au sexe, à mesure qu’on le révèle.
Contre cette offrande inestimable, on obtient celle de tous les autres ; c’est un établissement de transparence.
On rencontre trois sortes d’individus à l’Eau Claire : la population principale est constituée de Sceptiques en formation ; avant d’être autorisés à exercer, les Novices doivent obligatoirement passer une année entière sur place. Au cours de leur séjour, ils passent régulièrement devant des panels aléatoires de citoyens à qui il revient de juger du caractère inoxydable de leur neutralité et de leur bienveillance. Viennent ensuite les volontaires, qui ne sont là que pour aider l’expérience ou pour en profiter, simplement pour voir ce que ça fait ou pour essayer de surmonter un trait spécifique de leur caractère. Enfin, on y trouve une troisième catégorie d’habitants, dont Teka doit faire partie – sinon je ne vois pas comment Luciole comptait me calmer : les criminels.
- De quoi s’était-il rendu coupable ?
J’utilise le passé délibérément, bien que cela me demande un effort : l’Eau Claire est la seconde partie de notre programme de réhabilitation. N’y accèdent que ceux dont la période en Apnée, la première partie du programme, a été estimée efficace, ce pour quoi il faut l’approbation univoque de la victime et de son entourage. Officiellement donc, Teka a payé pour ses fautes, il n’est plus celui qui a causé à d’autres un niveau de souffrance non-toléré par notre société. Il est encore prisonnier mais il n’est plus accusé de rien. Pourtant, bien que personne – et je ne fais pas exception – ne soit tout à fait innocent, il est toujours difficile de considérer sans biais un pair qui, un jour, fut pointé du doigt par tous pour son mauvais comportement.
Luciole a la mine grave.
- Agression sexuelle.
Je fais la grimace.
- Elle va bien ?
- Mieux, maintenant. Elle s’appelle Necmiye. Ils se connaissaient depuis toujours, de vue, sans avoir jamais vraiment été amis. Quand elle a eu 14 ans et lui 18, ils sont sortis ensemble une fois ou deux. Pour elle, c’était une fenêtre vers l’avenir, un petit goût d’indépendance ; pour lui, c’était différent. Un soir, après quelques chastes bisous, il a voulu aller plus loin. Elle n’en avait pas du tout envie. Elle a essayé de le lui dire calmement mais il était fou de désir. Quand un adulte est arrivé, attiré par les cris de la petite, Teka la tenait par le cou, contre un mur, une main dans sa culotte et son sexe pressé contre ses fesses. Necmiye dit qu’il lui susurrait des mots doux à l’oreille, des mots d’amour, d’une absurdité totale au vu de la situation, comme si Teka ne la comprenait pas, qu’il n’entendait pas ses protestations même quand elles étaient devenues des hurlements. Une fois maitrisé, Teka est sorti de sa frénésie très vite et s’est confondu en excuses. Il a dit qu’il avait été pris par un feu par lequel il s’était laissé consumer … Le jugement a été rapide – il plaidait coupable de toute façon : agression sexuelle, tentative de viol, mépris de la liberté de choisir d’autrui … Il a été condamné à 20 ans d’Apnée.
- Et il a purgé sa peine …
- En cinq ans tout juste.
- Si vite ?
L’Apnée est un mécanisme de réhabilitation qui a fait ses preuves mais j’ignorais qu’il pouvait être si efficace.
Son principe est relativement simple : on plonge les prisonniers dans un état d’Immersion permanente et on contrôle de A à Z ce qu’ils vivent, sentent et voient jusqu’à la fin de leur sentence.
C’est dans son application que l’Apnée devient beaucoup plus complexe. Selon le genre des délits ou des crimes perpétrés, selon la personnalité et la psychologie des coupables, ce à quoi il convient de les confronter diffère du tout au tout. Heureusement, les criminels – presque toujours des jeunes hommes gérant mal leur passage à l’âge adulte – sont fort peu nombreux dans notre société, si bien qu’ils bénéficient tous d’un suivi personnalisé qui n’a à rougir en termes de qualité comme de quantité d’attentions que comparé à celui qu’on accorde à leurs victimes.
C’est à la Guilde des Cordonniers que revient la charge de déterminer, puis d’appliquer, l’emploi du temps des Apnéistes. Ils peuvent au besoin, quand les programmes habituels ne conviennent pas, bénéficier de l’aide des Sceptiques pour sonder la population et y trouver les profils qu’ils recherchent, pour dégoter « la bonne pointure ». Pourtant, sans vouloir minimiser le talent des uns ou des autres, commuer une peine de 20 à seulement 5 ans semble tout de même tenir plutôt du miracle que du coup de génie.
Luciole m’explique.
- Necmiye a été d’un courage admirable, elle a accepté d’être son hôte principal immédiatement. On a beau savoir que c’est la meilleure rééducation possible dans la plupart des cas, il est assez rare que les victimes acceptent tout de suite d’héberger en elles leur bourreau. Mais la petite a fait preuve d’une force et d’une grandeur d’âme exceptionnelles : Teka a vécu dans son intégralité le long et douloureux processus de gestion, d’intégration et de dépassement du traumatisme qu’il a lui-même infligé à Necmiye. Ses progrès ont été fulgurants. Chaque année, lors de son passage devant la commission qui lui avait été allouée, tous constataient l’enracinement progressif de son horreur vis-à-vis du comportement qui avait été le sien, jusqu’à ce qu’elle atteigne la profondeur viscérale adéquate, il y a seulement quelques jours …
Je me rappelle soudain les 100% de connexion atteints pendant la rencontre de Iori avec le gorille. Je n’avais pas songé auparavant que cela incluait forcément les Apnéistes.
- Teka était encore sous le contrôle des Cordonniers quand …
Le visage de Luciole reprend des couleurs.
- Quand nous avons été réunis ? Quand nous avons reçu notre ordre de mission ? Non. Par contre, c’était sa toute première Immersion volontaire depuis un bon bout de temps. Lui aussi est un fan inconditionnel de Iori. Comment il a pu essayer de s’imposer à Necmiye après avoir suivi les aventures de notre idole et apprécié sa philosophie, ça, c’est pour moi un mystère absolu … Mais bon. C’est désormais un homme neuf, en passe d’être réintégré parmi nous, et il aime toujours Iori, à une intensité comparable à la nôtre. Il est de notre devoir, je crois, par respect pour notre système en général et pour les efforts surhumains déployés par Necmiye, de le considérer comme un membre à part entière de notre compagnie et non comme un canard boiteux dont la présence nous gênerait.
J’acquiesce en silence, par automatisme, tandis que, les yeux dans le vague, j’essaye de digérer la situation.
Luciole me donne un petit coup d’épaule pour m’aider à émerger.
- J’aimerais qu’on aille le voir ensemble, demain, si tu veux bien. J’ai obtenu nos autorisations tout à l’heure. Il ne pourra pas nous accompagner physiquement dans notre quête mais Iori nous a encouragé à tirer nos propres conclusions par rapport à ce qu’il nous avait montré … Je suis curieuse de savoir ce que Teka en a pensé.
Elle a raison, bien sûr. Maintenant que nous sommes là, il serait absurde de ne pas lui rendre visite. Un bouillon de nervosité se met à mitonner mes entrailles. Bien que j’aie déjà eu accès à l’être intérieur de Luciole et elle au mien, je n’ose imaginer l’explosion qui nous attend lorsque nous nous retrouverons nus l’un face à l’autre, dans l’incapacité totale de dissimuler la moindre de nos réactions.
Je souffle par les naseaux un ricanement incrédule.
Luciole hausse un sourcil.
- Quoi ?
- Tu réalises que je vais avoir une gaule pas possible ...
Elle éclate de rire.
- C’est vrai, ça … Jdoing ! Non, je n’y avais pas pensé.
- Et puis, je ferai de mon mieux pour ne pas trop craquer, mais je risque de visualiser tout un tas de choses affolantes …
Derrière sa mine rigolarde, je perçois une nouvelle onde de mélancolie traverser brièvement le visage de mon interlocutrice.
- Tu sais, on peut sonder ces voisins autant qu’on veut, à l’Eau Claire, mais rien ne nous y oblige. Ne te retiens pas pour moi, Artyom, ton désir ne me gêne pas, ni ton amour d’ailleurs tant que tu sais qu’il n’est pas réciproque. Quel que soit le degré d’obscénité ou de fadeur de tes visions, je ne t’en voudrai pas. Et j’attends de toi la même indulgence.
Elle rosit légèrement.
- Il n’est pas tout à fait exclu que je sois un peu excitée, moi aussi. Tu as vu l’effet que …
Elle hésite.
- Que ton ardeur pouvait me faire …
À vrai dire, l’expérience d’hier a été trop évanescente pour que j’aie la moindre certitude mais cette confirmation tacite de l’événement tel que je me l’étais figuré me transporte de joie. Excitée ! Par mon ardeur ! D’entendre Luciole prononcer ces mots me rend presque fou ; si je me laissais aller à l’ivresse expansive qui s’empare de mes sens, je lui sauterais dessus séance tenante pour tambouriner sur son crâne, à coups de verge amoureuse, la sérénade extatique des bonobos. Sûr que ça la ferait bien rire … Pourtant, prenant en confirmation du juste chemin à emprunter l’histoire de Necmiye et Teka, sagement, je m’abstiens.
Au lieu de me jeter physiquement sur elle dans un acte de barbarie délirante, je projette dans sa direction, non pas via l’Arbre mais simplement par la pensée, une bourrasque de passion.
Luciole l’absorbe insouciamment et, en réaction, décide de doucher mes espoirs enthousiastes.
- Mais rien ne dit que mon attention sera tournée vers toi : je te rappelle qu’on a des mystères à élucider, mon pote. Plutôt que la tienne, c’est la transparence de Teka qui m’intéresse.
À ces mots, je mets enfin le doigt sur une hypothèse qui me démangeait l’arrière du cerveau depuis quelques minutes.
- Attends voir … Si Teka ne peut rien cacher à son entourage alors plein de gens sont déjà au courant de notre mission !
- J’imagine. C’est aussi bien, on pourra leur demander leur avis. De toute façon, cette histoire n’a jamais été pensée pour rester durablement secrète. Je te parie qu’en cherchant bien, n’importe qui peut trouver dans l’Arbre toute la scène de l’automate-scribe de la forêt-cimetière. Je crois que le but de l’opération pour Iori était de faire nommer officiellement, pour la première fois, un groupe de chercheurs dont l’objectif presque avoué serait de découvrir ce qui s’est passé lors de la Décennie Chaotique. Il a forcé l’humanité à entreprendre un chantier que nous aurions dû attaquer depuis longtemps. À la réflexion, il ne fait aucun doute que notre expédition, victorieuse ou pas, sera rejointe et prolongée à plus ou moins courtes échéances par mille autres équipages.
- Tu as sans doute raison. D’ailleurs, à ce propos, on n’a pas encore parlé de la transmission de Shandia alors que, selon Fiona, elle a spécifiquement attendu qu’on soit là tous les cinq : toi, Shen, Teka, Iori et moi, avant d’entrer dans le vif du sujet … Tu as une idée de pourquoi elle tenait absolument à notre présence ? Ou plutôt de ce qu’elle voulait à tout prix nous transmettre, à nous en particulier ?
Luciole remonte ses jambes du vide sur la plateforme et les plie en tailleur. Elle croise les bras sur sa poitrine, l’air sérieux. Ces gestes sont si proches de ceux de Iori que, l’espace d’un instant, je perçois la possibilité que ce mimétisme soit d’ordre pathologique. Une hypothèse que j’éparpille avec humeur : si, d’entre tous, je ne peux pas, moi, accueillir avec bienveillance ce genre d’hommages inconscients au plus grand des Voyageurs, qui pourra jamais accepter cette jeune femme telle qu’elle est ?
- J’y ai réfléchi une bonne partie de la matinée, pendant que Léo, ma Spore, m’emmenait ici et je n’ai pas trouvé de réponse catégorique. Mais j’ai pu faire un peu le ménage dans les divers éléments déjà à notre disposition. Je récapitule, si tu veux bien. D’un côté, on a un androïde d’origine japonaise qui grave en Afrique une sorte de stèle commémorative infinie – en commémoration de quoi exactement, on n’en est pas bien sûrs. De l’autre, on a un vieil ermite jordanien, auteur d’une fresque de massacre qu’il nous conjure de ne pas juger. Tout porte à croire que ce gars aurait survécu à la Décennie Chaotique sans la moindre aide extérieure. L’existence de ce bonhomme suffit à elle seule à invalider la thèse communément admise du Fléau auquel rien ni personne n’aurait pu échapper sans la mise au point de la symbiose avec les Graines par les 100.
Je rebondis sur son résumé.
- C’est ça. L’ermite prouve, à tout le moins, qu’en s’isolant suffisamment, il était possible de fuir la contamination. Ce qui semble anodin, presque évident, mais qui remet pourtant en cause toutes nos croyances : les gouvernements nationaux d’alors avaient presque tous des procédures très au point de mises en quarantaine, ainsi que des programmes ultrasophistiqués de protection des personnalités dominantes du pays, avec bunkers, satellisations, no man’s land, j’en passe des vertes et des meilleures …
Luciole acquiesce, en secouant la tête de mes expressions hybrides, et poursuit.
- Il existait aussi un peu partout des communautés repliées sur elles-mêmes, qui avaient construit entre elles et le monde extérieur des barrières naturelles ou artificielles, plus ou moins hermétiques, plus ou moins inviolables dont certaines, aujourd’hui encore, sont restées intactes.
Je visualise en mon for intérieur la planète paranoïaque et barricadée que la Terre n’est plus.
- Et pourtant, tous sont morts.
- Sauf l’ermite.
Je gratte machinalement ma joue râpeuse, sur le moment incapable de lier ces informations entre elles d’une quelconque manière.
- Et … Quoi ? Qu’est-ce que ça implique ?
Ma voisine pose ses phalanges sur ses genoux à la façon d’un caster bien connu et souffle un bon coup, comme si elle avait, pour me répondre, besoin de prendre son courage à deux mains. Je réalise subitement que si je l’ai aimée si fort et si vite, c’est peut-être d’avoir tout de suite vu qu’elle était une sorte d’incarnation féminine – et laquelle ! – de l’esprit et de l’énergie qui habitent Iori.
- Selon moi, Artyom, ça implique l’existence d’une volonté ou d’une intelligence, si tu préfères, derrière notre quasi-extinction.
En entendant ces mots, je me souviens que j’étais parvenu à l’instinct à une conclusion très semblable, juste après la transmission de Shandia, alors que je rentrais vers l’auberge avec Fiona et Rodolf.
- « Ce sont les hommes, pas les maladies, qui font des erreurs. »
Luciole me lance un regard troublé.
- En substance, c’est aussi ce qu’a dit le gorille, tu te souviens ? Il a appelé Iori : « Dont-le-clan-se-mutile ». Et, plus tard, en réponse à cette question de savoir de qui nos ancêtres étaient les meurtriers : « Vous. Vous assassins, vous morts. Morts, tous. »
« Vous assassins, vous morts. »
On peut difficilement faire plus clair, quand on y pense.
- Tu crois que nous sommes les descendants indésirables d’un sui-génocide raté ?
- Non, ça ne colle pas non plus avec notre réalité. Si c’était le cas, qui aurait inventé la symbiose ? Qui aurait planté les germes de notre civilisation actuelle sur les cendres de la précédente ? Non, je crois que nous avions bon dès le départ : une guerre fratricide a eu lieu entre ceux qui voulaient détruire l’humanité et ceux qui voulaient qu’elle perdure. La vie a gagné mais pas avant d’avoir subi des pertes incommensurables. Par la maladie, de cela nous sommes certains, mais aussi, c’est là la nouveauté, par une ribambelle d’autres moyens sur lesquels on ne peut encore que conjecturer : une lutte armée peut-être, un chaos organisé, la mise en place d’une zizanie à l’échelle planétaire … Le Fléau lui-même, si ça se trouve, est la conséquence d’une attaque bactériologique.
À mesure que Luciole parle, j’émerge de l’engourdissement qui s’était saisi de moi et reprends conscience de mon environnement.
Le soleil a disparu sous l’horizon sans qu’on y ait pris garde mais il frappe encore de ses rayons le sommet du « chapeau de paille » qui, en conséquence, brille de mille feux. La contagion lumineuse, du ciel au sol, passe du blanc à l’or, au rouge, de voiles en voiles, au noir où leurs contours fusionnent avec ceux du désert. Dessous, les gradins du Théâtre profitent d’un court moment de répit, dans l’obscurité, avant que ne s’éclairent les quelques milliers de sphères bioluminescentes dont se pare Uruk à la nuit tombée.
Du fond du gouffre à son zénith, de la surface de la mer à la voûte aérienne, des ténèbres à la lumière, il n’y a qu’un pas, un tout petit kilomètre que je suis pourtant incapable, malgré mes meilleurs efforts, d’embrasser d’un seul regard. En haut, la lumière brûle ma rétine. En bas, le néant m’aspire. Entre les deux, des tâches entremêlées de l’une et de l’autre valsent et brouillent mes sens.
Constatant l’absence de repères extérieurs pour me stabiliser, à un moment où j’en aurais bien besoin, je reporte mon attention sur d’autres points d’ancrage : ma propre solidité et la présence magnétique, à ma gauche, de Luciole.
Elle-même donne l’impression de s’être retranchée en un lieu lointain et calme, tout au fond de son être. Elle me fait part de ses conclusions d’une voix douce, détachée, sur un rythme monocorde, comme si elle racontait une anecdote sans importance juste pour meubler un silence dont elle ne voudrait pas.
- Dans ce scénario, celui qui a programmé l’androïde était forcément un membre actif de l’une des deux factions. Soit il a œuvré pour la destruction de l’humanité et la forêt-cimetière est, au choix, un trophée ou une admission de culpabilité. Soit il s’est battu pour notre sauvegarde et ce que Iori nous a montré est bel et bien un titanesque monument aux morts. Dans un cas comme dans l’autre, notre meilleure chance d’avoir des réponses est toujours d’aller au siège de Kiruoku, l’entreprise qui a construit ce robot, pour essayer d’y trouver des indices sur leur mode de fonctionnement.
Elle se tourne vers moi et me dévisage.
- Qu’en penses-tu ?
Ce que j’en pense !
Je lutte pour essayer de trouver les mots justes et déterminer l’ordre dans lequel je devrais les mettre mais, chaque fois que je termine une phrase et suis sur le point de la prononcer, je me sens comme écrasé par le poids de tout ce qu’elle ne dit pas. Alors je reste coi, décontenancé par la complexité de ce que je voudrais transmettre et par la réalisation que mon intelligence verbale est incapable de la retranscrire.
Pourtant, dans les prunelles insondables de Luciole, au fond desquelles je contemple mon égarement irrémédiable avec une forme de délectation perverse, je finis par trébucher sur l’évidence. Pourquoi parler ?
Par Diane, je tends une racine vers ma voisine. Elle l’accepte et, tandis que nos âmes s’amarrent l’une à l’autre dans l’Arbre, j’y déverse sans vergogne tout ce que cette situation, ce lieu, sa présence, notre discussion m’évoquent. Pêle-mêle, j’envoie mon pur accord avec ses théories et conclusions, le malaise diffus qu’elles m’inspirent et le désir de clarifier ces eaux bourbeuses par notre enquête et notre irréductible foi en l’humanité actuelle. Je lui confirme mon impatience à l’idée d’interroger Teka puis de partir au Japon. Je partage le plaisir que j’éprouve à observer le Théâtre et le « chapeau de paille » changer cent fois d’apparence en une seule soirée, celui de respirer l’air d’Uruk et de fouler le sol de nos idoles. Enfin, je lui avoue mon émotion d’être à côté d’elle, de la rencontrer, de l’entendre, de la sentir, de voir ses gestes, ses expressions, combien mes bras meurent d’envie de l’enlacer, à quel point mon sentiment amoureux, né de rien, se découvre des fondations toujours plus solides à chaque seconde qui passe. Je lui répète cent fois comme elle est belle et, d’une voix qui ne tremble presque pas, je conclus.
- J’en pense que je meurs de faim.