Chapitre 21 : Mana

Par Cherry
Notes de l’auteur : Avec un ressenti à -47 degrés, je vous fais parvenir ce chapitre doux comme un feu d'été

Trois heures s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient quitté Taontaï, et la lune avait chassé le soleil depuis bien longtemps. Très vite, le manque de place dans cette petite embarcation se fit ressentir. 

Yul s’était recroquevillé dans son coin et ignorait Vinh. 

Kitti et Sagi se disputaient, l’un accusant l’autre d’être trop envahissant. 

Xai était occupé à déchiffrer des cartes anciennes sous la lumière d’une lanterne. 

Koki, les yeux fermés, restait profondément concentrée avec l’esprit de l’eau et ne se mêlait à aucune conversation depuis le début du trajet. Son autodiscipline et son fervent zèle forçaient l’admiration.  

Vinh réprima difficilement un bâillement. La fatigue n’avait pas eu raison de lui, mais les événements de la journée avaient défié son mental. La mort, plus redoutable que jamais, ne cessait de se rapprocher. Un frisson secoua sa poitrine, frisson qu’il tenta d’étouffer en resserrant ses bras autour de ses genoux pliés. 

— Patience, nous arriverons bientôt, assura Xai en ouvrant un autre parchemin. 

— Je peux tenir bon. 

— Je n’en doute pas. 

Il avait prononcé ces mots avec un air moqueur, comme s’il y croyait à peine. Vinh détourna le regard pour clore la discussion, les joues brûlantes. La honte et la colère montaient en lui comme le magma d’un volcan en fusion, s’apprêtant à se déverser et à tout ravager d’un instant à l’autre. Xai avait une facilité déconcertante à provoquer un torrent d’émotions en Vinh.

— As-tu déjà vu une raie manta ?

Vinh esquissa une moue dubitative, ne sachant pas s’il s’agissait d’un piège ou d’une simple interrogation. Ses poings se crispèrent sur son pantalon. 

— C’est une sorte de poisson large et plat qui dispose de grandes nageoires. Sa queue est courte et fine et son dos est sombre comme une nuit sans lune. On l’appelle parfois diable ou démon selon les cultures. 

Le visage interdit, Vinh se demanda quoi répondre. Xai gardait toujours ses yeux fixés sur la carte.   

Vinh se racla la gorge.

— Je ne pense pas en avoir déjà vu. Là où je vis… où je vivais, les poissons sont assez petits et il est rare de voir de nouvelles espèces. 

— Eh bien, essaye de te représenter cet animal comme une île gigantesque. 

— Une île ?

Cette idée lui semble si saugrenue qu’il plissa les yeux, craignant une plaisanterie de la part de son interlocuteur. 

— On est arrivé ! s’écria Kitti.

Xai souffla sur la lanterne qui s’éteignit, emportant avec elle son sourire mystérieux. 

La suite ressembla à un cauchemar. Vinh ne vit rien. Absolument rien. Impossible de distinguer la moindre forme dans cette nuit sans étoiles. Pourtant, la Meute toute entière s’extasiait. Ils percevaient quelque chose que lui ne pouvait pas voir dans les ténèbres. Était-ce normal ? Hallucinait-il ? 

— Concentre-toi, chuchota Sagi. Tu la verras. 

Vinh suivit son conseil et chercha des yeux une forme quelconque dans le noir. Les minutes s’écoulèrent, toujours plus longues et angoissantes les unes que les autres. À cet instant, Vinh comprit qu’il s’agissait là de l’ultime épreuve pour sélectionner les Serviteurs de l’Aube. Leur repaire ne s’ouvrirait pas à n’importe qui. Xai l’avait autorisé à les suivre uniquement pour voir si l’île lui apparaîtrait. 

— Je vous l’avais dit que c’était pas le bon, ricana Yul. Il peut pas la voir.

— Ferme-la, coupa Sagi.  

Il fut compliqué pour Vinh de faire abstraction de cette remarque. À côté, l’aiguille empoisonnée d’Ailes-Noires était plus douce.   

Alors, désespéré, Vinh se mit à prier pour un miracle. Non, impossible de faire demi-tour. Pas après tout ce qu’il avait réussi à accomplir. Il ne pouvait pas rentrer à la maison et continuer sa vie comme si de rien n’était. Il avait enfin décidé de changer pour de bon. Il avait osé quitter sa famille pour découvrir le monde. Il avait affronté un roi pirate. Mais rien n’y fit. La nuit resta sombre et illisible. L’eau était si calme que le silence en était effrayant. 

Vinh pâlit. Son instinct lui soufflait que tout était fini. Même Koki avait du mal à cacher sa déception, regardant alternativement Vinh et Xai avec crainte. 

Yul afficha un sourire triomphant alors que le temps continuait de s’écouler avec lenteur.  

— C’est terminé, annonça Xai. Je suis désolé. Nous te ramenons chez t…

— Elle est magnifique, balbutia Vinh. 

Elle était apparue comme un phare dans l’obscurité, emmenant avec elle un tourbillon de lumières dansantes. Les rayons de la lune illuminèrent les courbes douces de collines qui se traçaient, suivit par la silhouette déchiquetée d’une falaise escarpée à l’autre bout. Plus ils se rapprochaient, plus l’île gagnait en précision. Les toits pointus de temples, les formes arrondis de forêts d’arbres et des lampions colorés se dessinèrent avec précision. Une poignée de goélands s'élancèrent dans l’obscurité, leurs ailes blanches perçant l’obscurité.    

— J’le savais ! Mana t’a choisi ! Tu t’en rends compte ? Oh la la, faut que je te montre tous les recoins de l’île ! Alors là, c’est la tour de surveillance… 

Koki secoua Vinh en continuant de crier de joie tandis que Sagi soupirait de soulagement. Le visage froissé par la rage, Yul enfonçait ses ongles dans sa paume jusqu’au sang.  

Kitti se pencha discrètement vers Xai : 

— Je n’arrive pas à croire qu’elle l’ait accepté. Il n’est même pas animiste. 

— C’est un cas intéressant, répondit Xai. Attendons de voir ce qu’il fera. 

Le sentiment de joie passé, une foule de questions s’éleva en Vinh. 

— Comment est-ce possible que cette île soit magique ? 

— Je te présente Mana, fit Koki avec une énième claque dans le dos de son ami. Cette île est une raie manta géante, qui a été offerte par les dieux à Xai. Elle a la particularité de se déplacer d’île en île à sa demande. En plus, elle possède des pouvoirs magiques et elle ne s’ouvre pas au premier venu, elle choisit elle-même qui peut entrer sur l’île. C’est comme ça que sont sélectionnés les Serviteurs de l’Aube. Contrairement à ce qu’on croit, c’est pas Xai qui les désigne, mais bel et bien Mana. 

Ahuri, Vinh chercha le bout de la queue de la raie manta, qui n’était qu’un long pont de pierres d’où des traînées d’écumes suivaient, preuve que l’île était en mouvement constant. 

La barque se rapprocha de plus en plus de l’île et Vinh aperçut des formes mouvantes. D’autres Serviteurs de l’Aube très probablement. Il avala sa salive. Remarquant son hésitation, Sagi se pencha vers lui 

— La première impression est la meilleure, tâche de t’imposer. Ils douteront de toi au premier abord, mais seuls tes actes et ta volonté confirmeront ta présence parmi nous. 

— D’accord, d’accord, répéta Vinh en se redressant.

Koki se dépêcha de rapprocher la barque du rivage. Ils atteignirent une plage vide et éclairée par quelques lampions roses et jaunes où des algues verdâtres s’accrochaient à des rochers. La Meute descendit de l’embarcation et la poussa jusque sur le sable à une distance sécurisée des vagues. Vinh eut une étrange sensation. Ce sable était incroyablement doux et chaud, et chacun de ses pas lui donnait l’impression de marcher sur un nuage. 

— Allez viens, fit Koki en attrapant Vinh par le poignet. Ils nous attendent. 

Vinh ne s’était jamais senti si nerveux et excité à la fois. Il plissa sa chemise et son pantalon rapidement. 

Tous deux s’engagèrent dans un tunnel de bambous où à chaque tige était accrochée une lanterne en papier. Leurs sandales galopaient sur un pont en bois traversant une petite source d’eau bruissante. Le parfum délicat et sucré des fleurs sauvages se heurta à une odeur de viande grillée. 

Vinh et Koki débouchèrent sur une cour aux pavés mosaïques d’où s’élevait du sol un immense bâtiment rouge. Haut de cinq étages, à chacune de ses fenêtres était exposée une bougie. Cette épaisse bâtisse étaient entourée de palmiers, entre lesquels des cordes, où suspendaient des lampions bleus, roses et jaunes, étaient nouées. 

Au centre de la cour, une longue et large table ronde resplendissait. C’était de loin le plus beau des services que Vinh ait pu voir. Les couverts étaient incrustés de cristaux, les assiettes argentées brillaient de propreté, les délicates serviettes en soie étaient pliées en forme de lotus, de fines paires de baguettes en métal reposaient dans des étuis sophistiqués. Les verres avaient été créés avec tant d’habileté, de finesse et de pureté qu’ils paraissaient transparents et infiniment plus fragiles. De charmants petits bouquets de fleurs ajoutaient une touche de coquetterie sur chaque assiette. 

D’autres odeurs plus alléchantes les unes que les autres attirèrent l’odorat de Vinh. Sur une petite table à proximité, des fruits juteux et des pâtisseries attendaient sous une ombrelle en fleurs. Un peu plus loin, une dizaine de personnes étaient réunies autour d’un feu.  

— Koko ? Koko ! 

Une jeune fille sauta sur Koki et l’étouffa dans une étreinte passionnée. Puis elle s’aperçut de la présence de Vinh et s’écarta, quelque peu gênée. 

— Oh, c’est toi, Finh ? 

— Vinh, corrigea Koki en essuyant le rouge à lèvre collé à sa joue.

— Mille excuses, se scandalisa la jeune fille en portant une main à ses lèvres en forme de rose. Accepte cette chemise en dédommagement. 

Aussitôt, des milliers de fils minuscules sortirent de ses poches et se collèrent au torse de Vinh. Ils se rassemblèrent afin de ne former plus qu’un et embrassèrent délicatement la forme de son buste.  

Émerveillé, Vinh cru être en train de rêver. Très peu d’animistes auraient été capables d’accomplir cet acte, et cette jeune fille sortie de nulle part venait de créer une chemise en un claquement de doigt. Cette île était le berceau de la magie. 

— C’est la dernière mode dans l’empire Wensuei, affirma la jeune fille. Des manches longues et larges pour un corset serré. Crois-moi que toutes les filles se jetteront sur toi !  

— Doucement, Pich, fit Koki. Il vient à peine de se remettre de son duel face à Ailes-Noires ! 

— Par mes ancêtres, est-ce bien là le vainqueur de Taontaï ? 

— En fait, je ne l’ai pas vaincu, Xai s’est chargé de le tuer. Je me suis… battu. Sans gagner. 

La vérité était plus ennuyeuse et moins impressionnante, mais mentir n’aurait servi à rien. Il n’y avait aucun secret sur ses capacités de combat qui laissaient à désirer. 

Cela ne suffit pas à dérouter Pich qui se mit à applaudir, des étoiles brillant dans ses yeux. 

— Incroyable ! In-cro-yable ! 

D’autres personnes, attirées par la voix optimiste et aiguë de la jeune fille, se rapprochèrent. 

— Faudra aussi que tu lui confectionnes une nouvelle garde-robe, rajouta Koki. Il n’a pas pu emporter ses affaires. 

Aussitôt, Pich plaqua ses mains sur sa bouche et sautilla sur place. 

— Quel immense honneur ! J’ai tellement hâte de créer tes vêtements ! Dis-moi, quelle est ta taille de caleçon ?  

Mal à l’aise, Vinh essaya de disparaître derrière Koki. Fort heureusement Xai et le reste de la Meute apparurent et dévièrent l’attention. Kitti sifflait tranquillement, l’air fort joyeux. 

— Allons dîner, annonça simplement Xai. 

Des exclamations de joie retentirent et tous se dirigèrent vers la table. De nouveaux visages apparurent et prirent place sur les chaises. Vinh repensa au conseil de Sagi et tâcha de se contrôler afin de paraître sérieux. Ce n’était pas le moment de relâcher ses efforts, malgré la fatigue et l’angoisse. Tout à sa concentration, il fut bousculé par une épaule. 

— Pardon, fit aussitôt Vinh.

Deux yeux ambrés le dévisagèrent hautainement. Leur beauté froide figea Vinh sur place. Ces iris mordorés ne faisaient que souligner la perfection du visage aristocratiquement gracieux qui le toisait. Des filaments noirs, s’échappant d’un chignon bas, ondulaient sur des petites pommettes roses comme l’aube. Des sourcils aussi fins et élégants que des épis de blé se rejoignaient avec méfiance. 

Cette fille n’avait rien à envier à la beauté mythique des Zaj. Elle ressemblait à l’une de ces princesses dont la légende ne mentait en rien sur sa magnificence. 

— Fais attention. 

Sa voix grave subordonnée à sa bouche sévère coupa Vinh dans sa contemplation. Le jeune homme recula et s’excusa de nouveau avant de rejoindre la table.  

Koki était déjà entourée par ses amis, et personne ne semblait se soucier de la place à lui indiquer. Où devait-il s’asseoir ? Surgit de nulle part, Kitti lui tira une chaise et Vinh se retrouva entre lui et Xai. Peu à peu, les discussions se turent et les regards se portèrent sur Xai. 

— Voilà un an que nous ne nous étions plus rassemblés. J’ai pu revoir certains d’entre vous lors de la prise de la Cité Fleurie, et sans votre aide et vos efforts, jamais nous n’aurions pu réussir. Je vous remercie encore une fois. De plus, cela fait six mois depuis le départ de Yesun. Sa place ne peut rester vacante alors voici le nouveau membre dont nous avons besoin. Il a affronté Ailes-Noires à mains nues afin de sauver notre honneur. Son nom est Vinh, retenez-le bien. 

Des applaudissements et des acclamations de joie fusèrent de tous côtés, plus particulièrement de celui de Koki. Rarement félicité ainsi, Vinh se rembrunit. Son élan de joie fut cependant réfréné par la paire d’yeux ambrés en face de lui, qui elle ne semblait pas du tout aussi enchantée. Une étrange sensation déferla sur Vinh. La fille n’avait pas l’air contente du tout de voir Vinh à la place du Yesun en question. 

— Désormais, il fera partie de mon unité, la Meute. J’espère que vous lui réserverez le meilleur accueil possible. 

Aux sévères yeux ambrés de la fille se rajouta la grimace de Yul.  

— Passons. Depuis un an, les choses ont beaucoup évolué. J’ai besoin d’un rapport de chaque unité. Yergin, qu’en est-il dans le Yarkhoqa ? 

Le dénommé Yergin était un homme d’allure austère, large d’épaules et bâtis comme un buffle d’eau douce. Il se leva de sa chaise et adopta une posture au garde à vous. Sa chevelure lisse était retenue en une tresse serpentant sur son torse. 

— La maison royale Firyu perd de son territoire au profit des Dolango depuis notre intervention. Maintenant, ces derniers veulent se joindre à nous. Qopri Dhanu et Panamo Pochi, leurs chefs, t’envoient leurs remerciements. Notre aide a été précieuse pour la conquête du Yarkhoqa du sud. Leur indépendance sera bientôt officialisée par un nouveau siège au Conseil de Sécurité.  

— Tant mieux. Som-Ok, que se passe-t-il dans le Gol Doki ?

Sur un visage blanc comme la cire d’une bougie, des yeux lunaires, un air rêveur et des cernes aussi larges que des huîtres se redressèrent.   

— R. A. S. 

— Soit plus précis, veux-tu, fit aimablement Pich. 

— Rien à signaler.  

Ne voyant plus quoi dire d’autres, Som-Ok se rengorgea confortablement sur sa chaise. Ce comportement désinvolte suscita l’irritabilité de Koki qui plaqua ses paumes sur la table.

— Pourquoi ne parles-tu pas de votre défaite dans la région du Suja ? 

— On n’a pas perdu, on a fait un moitié-moitié avec l’alliance internationale. Personne n’a gagné. Donc, ce n’est pas une défaite. R. A. S. 

Prête à répondre, Koki fut immédiatement arrêtée par le regard inflexible de Xai.

— Comment se fait-il que l’alliance ait gagné du terrain au Gol Doki ? Depuis le début de la guerre, nous subissons notre premier revers. En tant que chef d’escouade, tu nous dois des explications. 

L’atmosphère se tendit. Tous les yeux inquisiteurs étaient tournés vers Som-Ok, dont l’indifférence détonnait. Comme s’il racontait une banalité mondaine, il se gratta l’oreille tout en prenant une voix lasse. 

— L’alliance s’est constituée une petite armée entièrement composée de shamans, dont celui du roi Tou Nan. Je crois que son nom est… Xing-truc. J’ai cru entendre les tambours du Ying Cheng retentir lorsqu’ils ont donné l’assaut. Raj a eu tellement peur qu’il a redirigé un éclair sur Tachi, et Tachi a fait exploser les fenêtres, alors Sonam a cru que c’était le signal de départ et elle a envoyé le papier explosif en avance, et Sanjana a fait tomber un rocher sur moi. Mais grâce à la magie de l’amitié, nous avons pu sauver notre peau. Et Kimo est arrivé pile à temps pour nous inviter à ce magnifique banquet. Au passage, merci pour les crevettes au curry, c’est un délice qui change des boîtes de conserve. 

Fou rire général. Vinh ne put s’empêcher de sourire en entendant les mésaventures du groupe de Som-Ok. Même Xai se mordait la lèvre pour ne pas se laisser emporter par la bonne humeur. 

— Mis à part, cette armée de shamans m’inquiète, poursuivit sérieusement Xai, je te charge d’en découvrir plus à ce sujet. Wan, que se passe-t-il vers le Mur ? 

Tandis qu’il prenait des nouvelles de chaque membre, Vinh observait les Serviteurs de l’Aube avec méticulosité. Ils étaient tous si semblables et uniques à la fois. Même leurs vêtements étaient originaux. Ils rappelaient leur culture d’origine et soulignaient leur personnalité. Pich rayonnait de bonheur tandis que Som-Ok dégageait une aura de fatigue et d’ennui. Pourtant, leur gesture et leur physionomie trahissaient l’entraînement de guerrier qu’ils avaient reçu. Leurs sourires lumineux pouvaient à tout moment céder place à la brutalité et à la violence. 

En y songeant, Vinh eut des frissons. Leurs visages sereins n’étaient que des masques de façade.      

— Tökuremur, as-tu des nouvelles de l’avant-poste de shamans situé à Duk-Itu ? 

— Tous morts. Moi. Tuer. Eux.

Les yeux de Vinh furent attirés par l’inhumaine silhouette sombre en bout de table. Comment avait-il pu le rater ? Cet homme lui arracha un sursaut. 

Qu’était-il ? Humain ou monstre ? Dieu ou démon ? Sa taille était gigantesque. Il devait faire plus de deux mètres et peser une centaine de kilos. Ses larges bras gonflés de muscles semblaient avoir la même consistance qu’un rocher. Ses longs cheveux ressemblaient au lierre qui végétalisaient la roche. Quant à son visage, il était partiellement couvert par un masque de métal, cachant son œil droit. L'œil gauche, lui, n’était qu’une perle de nacre enfoncée dans une peau bronzée. 

Pour rajouter à son étonnement, la fille aux yeux ambrés posa une main sur celle de Tökuremur tout en gardant son air froid et interdit. Lorsqu’elle s’aperçut que Vinh les observait, elle le fusilla du regard. 

— Je te présente Tökuremur et sa fille, Töregene, chuchota Kitti avant d’avaler une gorgée de vin. Tu me crois si je te dis qu’ils viennent tous deux du monde souterrain ?

— Comment ? s’étouffa Vinh. 

Kitti passa un bras autour de Vinh et rapprocha ses lèvres de son oreille. Vinh frémit en sentant l’haleine tiède de son ami.

— Ils ne sont pas comme nous car ils viennent du Monde Souterrain. On les appelle les Punis. Et par qui ont-ils été punis ? 

— Par les dragons, élucida Vinh.

— Gagné. Sauf que ces gens-là, plus particulièrement Tokuremur et Töregene, sont immortels et maîtrisent la magie encore plus facilement que moi et tous ceux qui vivent à la surface. Ils sont de véritables dieux. 

Des immortels issus d’un autre monde. Vinh n’en revint pas. Les révélations ne faisaient que de s’accumuler, et ceci dans le plus grand des calmes. Mais cela confirmait autre chose : lui faire part de ces secrets signifiait qu’ils lui faisaient confiance. 

— Xai est également comme eux, malgré le fait qu’il ne vienne pas du monde souterrain. Et il en est de même pour les Enfants de Kekuken, poursuivit Kitti avec sa voix suave. Comprends-tu notre plan ? 

Ainsi donc, le but des Serviteurs de l’Aube était de briser le Mur pour rallier les Enfants de Kekuken à leur cause ? Réunir des êtres surhumains — des dieux — que rien ni personne ne pourrait arrêter.

Un drôle de sentiment traversa le thorax de Vinh. Cette révélation valait des millions. Le Conseil de Sécurité International était prêt à payer cher pour obtenir ce genre d’informations.   

— Ils ne sont que deux ? Chuchota Vinh. 

— C’est un petit peu compliqué, sourit Kitti. La femme de Tökeremur est morte avant même d’avoir pu voir à quoi ressemblait le soleil. Difficile de croire que quelqu’un puisse tomber amoureux d’un gars qui ne ressemble même pas à un humain. 

Vinh voulut contester mais la voix de Xai le tira de ses pensées. 

— Merci, Tökuremur, conclu le chef des Serviteurs de l’Aube avec un regard noir pour Kitti et Vinh.    

Les deux garçons demeurèrent silencieux le reste des discussions. Lorsque Xai eut fini de prendre des nouvelles de tous, le festin débuta. Vinh n’avait jamais vu autant de victuailles sur une table. Nouilles sautées, viande grillée, raviolis frits ou à la vapeur, légumes dégoulinants dans de la sauce soja, riz gluant rouge, galettes… Les plats circulaient de main en main et les rires retentissaient sans discontinuer. Vinh cligna des yeux lorsqu’il reconnut un plat de sa région : des rouleaux de légumes enveloppés dans de la pâte blanche. Sa mère en faisait lors de certaines occasions spéciales comme son anniversaire ou le Nouvel An lunaire. Vinh essaya de se rappeler de la dernière fois qu’il avait pu en manger et un nœud lui tordit la gorge. Incapable de manger, le jeune homme fixa son assiette sans grand appétit. 

Au fond, même s’il refusait de l’admettre, son ancienne vie lui manquait déjà. Cela ne faisait même pas deux jours. 

— Tu devrais manger, conseilla Xai. Demain débutera ton entraînement auprès de la Meute. 

— Comment ?  

— Ce soir, profites-en pour manger, boire, t’amuser et oublier ce qu’il s’est passé. Demain matin, les choses sérieuses commenceront. Pour l'instant, remplis ton estomac. Si l’on est triste et que l’on se couche le ventre vide, c’est encore pire.  

Puis Xai s'adossa contre sa chaise et avala une gorgée de vin, les yeux focalisés sur Yul qui s’amusait à jeter de la salade sur Sagi.

S’il allait être triste, autant que son ventre soit rempli. Guidé par les conseils précieux du chef des Serviteurs de l’Aube, Vinh finit son assiette avant de se resservir. L’appétit vint progressivement et il fut surpris d’engloutir autant de viande. À Kham So, la viande coûtait si cher qu’il était plus abordable d’aller pêcher son poisson soi-même. Consommer de la viande de porc, de bœuf ou de poulet ne se faisait que de manière exceptionnelle. Cela faisait près de deux mois que Vinh n’avait pas touché à un morceau de bœuf et il redécouvrit avec plaisir la chair tendre et savoureuse d’une côte grillée. 

Il engloutit plus que son ventre ne pouvait le supporter. Il ne refusa pas les verres d’alcool que lui tendirent Kitti et des visages étrangers. Il dansa au son d’une musique envoûtante. Il ria avec des inconnus. Il hurla des idioties aux étoiles. Il serra Yul contre lui. Il se mit à quatre pattes au sol pour vomir tripes et boyaux. Il s’évanouit sur la plage, les pieds léchés par l’eau froide.  

Ce ne fut qu’à ce moment-là que la sensation de tristesse disparut, chassée par l’excitation de sa nouvelle vie auprès des Serviteurs de l’Aube. 

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