Chapitre 22 : Petit Sabot, Barbe, Cornue et Blanche Blanche

Par Cherry
Notes de l’auteur : Me revoilà ! Le soleil chasse la neige et la terre devient boueuse au Québec !!! Et puis, le printemps rime avec le renouveau. Et le renouveau rime avec la motivation ! Bien que le rythme de parution de HG soit lent, je le publie pour me forcer à continuer. C'est aussi pour moi un moyen de garder le moral :)
Mon agenda en mai s'annonce chargé mais, après tout, n'est-ce pas un moyen de s'organiser avec toutes mes activités de dingue ?

Des larmes de rage dégoulinant sur ses joues roses, Pa Di continuait de marcher derrière Fen. Cette dernière avait lié les poignets de la princesse à l’aide de ses chaînes ensorcelées. Il arrivait parfois que Pa Di trébuche sur des pierres et qu’elle oscille, Fen tirait alors sur la chaîne pour la relever de force. 

— Plus vite, pesta Fen. À ce rythme, on y arrivera l’année prochaine.  

Les jambes tremblantes, Pa Di se remettait en marche, priant pour que Mo Mi, May Gocy et Cheng viennent à sa rescousse. Après tout, ils l’avaient déjà fait et ils le feraient encore rien que pour elle. Elle savait qu’elle était beaucoup trop importante à leurs yeux. Elle pouvait compter sur sa famille. Ils ne devaient plus être très loin. 

Les chaînes en métal lui frottaient la peau et la démangeaient. Pa Di endurait en silence, la rage au ventre. 

— T’es peu causante pour une princesse. D’habitude, vous savez tenir une conversation. 

S’il y avait quelque chose qui impressionnait Pa Di dans le caractère de May Gocy, c’était sa fierté de princesse. À ce moment-là, Pa Di fit comme elle : la tête droite, silencieuse et les yeux fixant un point invisible en espérant avoir autant d’assurance que sa cousine.  

— Parler aide à faire passer le temps, expliqua Fen avec une voix adoucie. Souffrir en silence, c’est plus dur. 

Pa Di resta muette, continuant de marcher derrière sa geôlière. 

— Bon, très bien… Alors je vais parler de moi. Je m’appelle pas Fen. Fen, c’est un surnom qu’on m’a donnée. Je suis originaire d’un petit village de l’empire Wensuei. Pendant la guerre, j’étais générale… Et puis j’ai appris que je pouvais gagner plus d’argent en devenant passeuse. 

Une goutte de sueur se mêla aux larmes de Pa Di, formant un filet sur ses joues. Les mots de Fen lui donnaient le tournis comme le vrombissement des cigales. 

— Et puis, j’ai été plus utile en étant passeuse plutôt que générale. C’est ça que ma famille comprend pas. Et toi alors ? J’imagine que tes parents ne t'engueulent pas à chaque fois que tu prends une décision contraire à ce qu’ils… 

S'apercevant de la bêtise qu’elle venait d’émettre, Fen se rétracta. Sa petite prisonnière ne devait pas garder de beaux souvenirs de sa famille au vu de ce qui s’était passé. Le massacre de la Cité Fleurie avait marqué les esprits du continent tout entier. Fen ouvrit la bouche puis arrêta de marcher subitement. Elle se retourna, et se mit à regarder de gauche à droite d’un air paniqué puis, avec agilité, la passeuse s’agenouilla et posa une main au sol. Elle se redressa immédiatement, les yeux exorbités. 

— Des gens arrivent… 

L’espoir gonfla le cœur de Pa Di. Oui, ses cousin et cousines allaient la sauver. Ce devaient être eux. Forcément. Son cœur bondissait de joie dans sa cage thoracique. C’était à peine si elle sentait les chaînes autour de ses mains. Elle se voyait déjà libre. 

Prête à engager le combat, Fen sortit un poignard et se tint prête à sauter sur l’ennemi. Pa Di, elle, jubilait de plaisir. Et puis son sourire s’évanouit quand elle entendit le martèlement des sabots sur la terre caillouteuse, les hennissements des chevaux, les cris rauques des cavaliers. 

Les Zonkir.

Pa Di voulut se frapper le front du plat de la main. De toutes les personnes sur terre qu’elle ne voulait pas revoir, c’était bien eux. 

Bientôt, un groupe de cavaliers les entourèrent. Ces Zonkir-là avaient l’air plus agressifs, plus imposants, plus menaçants que ceux du Balandjar Express. Et surtout, Fen ne faisait pas le poids face à eux. Pourtant, celle-ci ne perdit pas ses moyens. Elle ramena aussitôt Pa Di près d’elle dans une étreinte protectrice. Malgré le soleil couchant et ses rayons aveuglants, Pa Di reconnut le chef des Zonkir dont la silhouette se découpait dans le ciel orange kaki. Sa barbe tressée et son air serein étaient reconnaissables entre tous et cette fois, en dépit de la chaleur, il arborait un kaftan et un turban large retenait ses cheveux poivre. L’un des Zonkir se pencha vers lui et murmura à son oreille : 

— Chef, l’enfant ressemble à celle qu’on avait vu l’autre jour.

— C’est bien ce que je pensais. Ils ont été séparés. 

Ses pupilles obsidiennes se posèrent alors sur Pa Di et ne la lâchent plus.  

— Prenons la fillette.

Avec rapidité, Fen coinça immédiatement son poignard sous la gorge de Pa Di qui, aussitôt, ressentit une peur panique familière. La même que celle dans la Cité Fleurie, lorsque les soldats de Salao avaient pointé leurs fusils sur elle. Une peur dévorante la pétrifia.  

— Vous ne l’aurez pas, insista Fen. Cette gamine représente des millions. Elle est à moi. 

— Tu n’es pas en position de négocier. Tu es cernée par mes meilleurs hommes et le désert n’offre aucune place aux faibles. Va-t’en, je t’offre la vie. 

Le poignard ouvrit une petite plaie dans la gorge de Pa Di, assez pour que ce ne soit qu’une égratignure. Le sang se mit à couler sur la peau blanche et fragile de la petite princesse. Pa Di se mit à pleurer silencieusement, les lèvres entrouvertes. Les soldats Zonkir sortirent leurs lames avec rapidité. Leur chef leva une main, requérant leur patience. 

— Très bien, faisons un marché. Donne-nous la fillette, puis ramène-nous le reste de sa famille. Nous te paieront autant que Salao ou les Serviteurs de l’Aube. 

Fen réfléchit un instant. 

— Comment être sûre que vous ne mentirez pas ? Et puis, vous n’avez qu’à aller cueillir vous-même les autres dragonneaux. Ils ne sont qu’à quelques kilomètres. 

Le chef descendit de cheval et s’avança vers elles. Pa Di avala sa salive tandis que Fen resserrait sa prise, s’attendant à n’importe quel coup de sa part. Mais l’homme ne fit rien. Il resta calme et l’air pensif, le visage aussi lisse que la surface d’un lac.  

— L’émir Odan nous interdit de pénétrer dans les villages. D’après les traités signés par le Qoumon, notre peuple n’a pas le droit d’entrer dans ces zones habitées. Notre punition éternelle est de vivre dans le désert en attendant le retour de la Horde Céleste. Tu as ma parole que tu seras récompensée à ta juste valeur. Je laisserai six de mes hommes au pied de la montagne Marma et tu seras payée à ce moment-là. En guise de preuve, voici la bague que jadis Chingis le Téméraire a offerte à mes ancêtres.  

Il déposa au creux de la paume de Fen un petit anneau doré surmonté d’une émeraude verte. La matière était en si mauvais état qu’on aurait dit un fétus de paille plié. Pa Di écarquilla ses yeux. Du temps où elle vivait encore dans la Cité Fleurie, elle avait vu de plus belles bagues. Comment était-il possible que cette minuscule chose ait pu appartenir au terrible Chingis, le conquérant sans cœur ? Ce bijou semblait si banal, dérisoire et ordinaire que Fen éclata de rire.   

— Impossible… Chingis a disparu voilà deux mille ans, comment ce truc a pu…   

La bague se mit alors à briller. Une aura brillante entoura l’objet et s’élargit jusqu’à devenir une bulle dorée gigantesque qui engloutit Fen et Pa Di. Une lumière d’une pureté incroyable se répandit dans l’atmosphère et les aveugla, brûlant leurs rétines.

Le silence se fit. L’histoire se révéla. Les images défilèrent. 

Un coup de marteau. Puis un second. De la sueur. Enfin, une pierre émeraude aussi large qu’une olive. Une exclamation de joie quand on la donne à une princesse aux cheveux soyeux et au rire cristallin. Des larmes et des hurlements lorsque la main est tachée de sang. Une promesse murmurée à voix basse lorsque la terre se met à trembler. Puis la bague qui passe de doigts en doigts, de chefs à chefs, d’années en années… La chaleur du désert, le sang des combats, les larmes de rage et de douleur, le dernier souffle des mourants. Le temps passe et les visages changent. Et puis une femme tenant un poignard sous la gorge d’une enfant dans le désert. Et le monde devient noir.

La vision s’estompa et la lumière disparut, aspirée par la bague. Pa Di et Fen étaient incapables de prononcer le moindre mot. Tout ce qu’elles sentaient à présent, c’était leurs cœurs en train de battre dans leurs poitrines. Le monde s’était remis à tourner après cette brève parenthèse dans le temps.

Le chef des Zonkir avança d’un pas.  

— Me crois-tu désormais ? Cette bague est surnommée “Mémoire du Monde”. Chingis a ensorcelé cette bague pour qu’elle soit le témoin du passé. Il l’avait offerte à mes ancêtres en leur promettant de revenir, et puis la Horde Céleste a été enfouie sous terre avant qu’il ne puisse nous aider. Cela fait des milliers d’années que nous attendons un sauveur.   

Fen expira l’air de ses poumons, encore incapable de digérer toutes ces révélations. Ses yeux se fermèrent en même temps que ses doigts sur la bague. Puis le poignard se retira de la gorge de Pa Di et celle-ci fut poussée dans les bras du Zonkir. 

— Très bien, je vous ramène les trois autres. Vous avez intérêt à tenir votre promesse. 

— Les Zonkir sont la bouche du désert. Nos paroles ne souilleront jamais cette terre sainte.  

Avec un rictus, la passeuse tourna le dos et fit demi-tour, les cavaliers Zonkir s’écartant pour la laisser partir. Pa Di, encore déboussolée, ne se rappela même plus de la suite. Elle sentit seulement deux bras la soulever du sol et la déposer maladroitement sur un cheval. Puis la barbe piquante du chef qui lui démangèrent le front et l’odeur rêveuse des olives. 

— Rentrons chez nous présenter notre nouveau sauveur : la fille dragon.

Alors les Zonkir se mirent en route et s’enfoncèrent dans le cœur du désert. 

*

Pa Di eut les plus grandes peines du monde à rester concentrée. Durant quatre jours et quatre nuits, ils avaient voyagé sans relâche dans le désert, ne s’arrêtant que pour de courtes pauses. Les Zonkir n’étaient pas bavards pour le plus grand bonheur de Pa Di. Ils l’avaient enroulée dans des vêtements qui la protégeaient du soleil. De bien meilleure qualité, ils étaient efficaces et permettaient à Pa Di de protéger sa peau des rayons tout en limitant sa transpiration. Le tissu n’était pas collant et sentait bon le lait de chèvre. Toutes les heures, on lui tendait une gourde afin qu’elle ne se déshydrate pas et la fillette acceptait, incapable de refuser.  

Durant tout le trajet, personne ne lui adressa la parole. Ils devaient probablement la croire idiote ou trop jeune pour comprendre l’enjeu de la situation. 
Parfois, un membre de la troupe se mettait à chanter des chants anciens pour briser la solitude du voyage, et l’un de ses camarades le suivait avec une petite cithare. Il semblait à Pa Di que même les chevaux se taisaient pour écouter leur cavalier. Les Zonkir ne faisaient qu’un avec leurs montures. Ils communiquaient avec beaucoup de douceur et faisaient preuve de patience. Plus qu’avec des humains. 

Cet étrange voyage lui paraissait digne d’un rêve. 

Rester immobile à cheval était épuisant. Elle n’avait jamais pu monter sur un cheval — excepté la fois où elle et May Gocy avaient désespérément tenté de fuir. Être assise à califourchon l’épuisait. Ses muscles travaillaient son petit corps osseux, ses doigts agrippaient maladroitement la chevelure de la monture et elle n’osait se laisser aller contre son nouveau geôlier, le chef des Zonkir. Elle apprit plus tard que son nom était Tarkap Penbou.   

Parfois ils leur arrivaient de croiser des caravanes. Loin de s’en prendre à ces marchands, Tarkap achetait leurs marchandises et prenait le temps de discuter avec eux avant de repartir en route. Pa Di voyait alors des files de chameaux transportant sur leur dos toutes sortes de choses, allant de l’oiseau en cage à des rouleaux de tissus de toutes les couleurs. Il y avait parfois des voyageurs parmi eux — des poètes, des aventuriers, des scientifiques... Tarkap dissimulait à chaque fois Pa Di, craignant qu’elle attire leur attention. 

Dès qu’ils trouvaient une oasis, ils s’arrêtaient afin de prendre une pause et de remplir leurs gourdes. Pa Di s’étonna qu’ils puissent en trouver si vite. Comment se faisait-il qu’elle et sa famille aient eu autant de mal à en trouver ? Le désert était certes vaste, mais les Zonkir dénichaient si facilement des points d’eau que Pa Di les suspecta d’employer la magie à leurs fins.  

En fin d’après-midi, lors du quatrième jour, ils parvinrent à destination. Le désert commençait à perdre de sa place et laissait parfois des touffes d’herbes pousser sur sa terre aride. Le campement des Zonkir était sur un plateau surélevé avec des collines faiblement verte. L’herbe était assez sèche mais permettait à un grand nombre de chevaux, de moutons et de chèvres de se nourrir. Des yourtes se dressaient par centaines, s’étalant sur des kilomètres.

Dès qu’ils pénétrèrent le campement, des cris et des effusions de joie retentirent. Apeurée, Pa Di esquissa un mouvement de recul mais se heurta au torse de Tarkap. Des enfants couraient au-devant des chevaux et saluaient Tarkap dont le visage restait impassible. Des femmes sortaient des tentes pour s’exclamer de joie et les chiens aboyaient et bondissaient d’excitation, attachés à des poteaux par des cordes râpées par le temps. Des parcs retenant des chevaux étaient disposés un peu partout, et l’odeur du foin cohabitait avec celle du lait et de la viande grillée. Certaines yourtes étaient plus richement parées que d’autres, arborant de la soie, du fil d’or et des fourrures. Les jeunes filles étaient coiffées de longues tresses qui battaient leurs joues et elles tannaient des peaux de chèvres en pouffant de rire. Les garçons travaillaient dans les forgeries et déplaçaient les troupeaux de bêtes. Quelques vieillards fumaient de longues pipes à opium dans des nuages irrespirables. 

Pa Di eut voulu en découvrir plus mais le cheval s’arrêta. Tarkap descendit et l’emporta avec lui dans une tente. Aussitôt, la curiosité céda sa place à la peur. 
Qu’allaient-ils faire d’elle maintenant ?

La yourte était immense et haute de plafond. Des fourrures et des meubles en bois ajoutaient une touche de gaieté dans la décoration. Une odeur de foin frais et d’olives flottait dans les airs. Tout au fond de la yourte, un confortable lit attira le regard de Pa Di. La petite princesse était si courbaturée et épuisée par le voyage qu’elle aurait fait fi des bonnes manières et sauté volontiers dessus. 

— Je te laisse te reposer. Nous nous reverrons demain, ajouta seulement Tarkap avant de faire demi-tour.  

Deux femmes muettes entrèrent à la suite dans la yourte, s’approchèrent d’elle et lui tendirent des vêtements propres. Elles voulurent l’aider à se déshabiller mais Pa Di recula d’un bon, bousculant une table basse. Comprenant qu’elle ne voulait pas être touchée, les deux femmes disparurent en baissant la tête bien bas.   

Lorsque Pa Di fut enfin seule, elle fut incapable de se détendre et de cesser de penser à Mo Mi, May Gocy et Cheng. Fen leur avait tendu un piège, et elle ne tarderait pas à mettre la main sur ses cousines et son cousin. Elle pria pour qu’ils s’en sortent. A ce moment-là, elle aurait tout donné pour être avec eux. Ils lui manquaient tant qu’elle en avait mal au cœur. Jamais, de toute sa courte vie de princesse, Pa Di n’avait été aussi seule et désespérée. Pourtant, dans la Cité Fleurie, quand Salao projetait de l’envoyer à l’autre bout du pays, elle s’était résignée à vivre une vie de solitude. Et puis, Pa Di avait eu le fol espoir de s’enfuir et vivre tranquillement avec Mo Mi, Cheng et May Gocy. Elle avait réellement cru y arriver.

Encore une fois, les choses ne s’étaient pas passées comme prévues.  

Accablée et exténuée, Pa Di se massa les tempes. 

Et si le plan des Zonkir étaient de les offrir aux Serviteurs de l’Aube ? Ou à la République de Salao ? Ils en tireraient un très bon prix, et ils pourraient même obtenir du soutien international pour sortir du désert. Pourquoi voulaient-ils absolument les réunir ? Pourquoi ne pas la tuer tout de suite ? Pourquoi était-elle si bien traitée dans cette yourte ? Elle se sentait presque comme une personne importante. Était-elle supposée reprendre son rôle de princesse ? Épouser un homme et faire une ribambelle d’héritiers ? Ou bien serait-elle une otage ? Kidnapper des princesses pour en faire une monnaie d’échange était courant. Pa Di réprima un rictus. Elle avait si peu de valeur que les Zonkir regretteraient leur choix.

Elle avait besoin d’un plan. Un plan si ingénieux que même les Zonkir ne s’en douteraient pas. Il fallait absolument qu’elle rejoigne sa famille. Il fallait qu’elle trouve un plan pour s’enfuir. Il fallait absolument qu’ils aillent à Balandjar. Il fallait… Il fallait… 

Les idées se bousculaient violemment dans sa tête. Elle était seule, perdue et retenue en otage. La mort la guettait à chaque instant, et sa vie ne lui appartenait même plus. Les émotions explosèrent dans sa tête comme un verre brisé contre un mur, des éclats tranchant rebondissant contre son crâne. Ses pensées, coupantes et violentes, la tirèrent hors de toutes pensées rationnelles. 

Elle était prisonnière.    

Pa Di éclata en sanglots. Elle se prit la tête entre les mains et se roula en boule sur le lit. Comment sortir de ce campement ? Comment faire pour survivre encore dans le désert ? Comment faire pour retrouver sa famille ? Comment atteindre Balandjar sans aide ? Comment faire disparaître Fen ? Comment vaincre la République de Salao ? Et les Serviteurs de l’Aube ? Toutes ces inquiétudes, toutes ces craintes l’assaillaient et l’étranglaient. 

Elle se glissa sous la couette et pleura plus fort. Puis elle se rappela que ce n’était qu’une yourte, que les murs étaient fins et qu’on l’entendait certainement pleurnicher, alors Pa Di se força à se calmer. Les dragons ne pleurent pas. Les princesses ne pleurent pas. Les adultes ne pleurent pas. 

Sur la pointe des pieds, elle s’approcha de la porte de la yourte. Elle colla son oreille contre. Il y avait un tel boucan ! Elle entendait des chiens aboyer, des enfants rire, des femmes discuter et des chèvres bêler.

Des chèvres ! 

Une idée traversa ses pensées. 

Elle prit son courage à deux mains et ouvrit la porte. 

Deux épées entrecroisées lui barrèrent la route et Pa Di recula, stupide de ne pas avoir songé plus tôt à sa sécurité. 

— Grand Dragon, rentrez, fit l’un des hommes. Vous n’avez pas le droit de vous promener sans autorisation. 

— Je veux aller aux toilettes, fit Pa Di d’une voix tremblante. 

— Il y a un seau. 

Pa Di prit un air outré. Elle sortit ses griffes et les tendit à la vue de tous comme une arme. Les gardes et les passants se figèrent, hypnotisés et craintifs. Certains s’étaient mis à prier, d’autres se prosternaient au sol et les enfants la regardaient avec un mélange de curiosité et de respect. Au fond d’elle, Pa Di tenta d’imiter la voix stricte et orgueilleuse de May Gocy. Si elle voulait être convaincante, elle allait devoir sortir son meilleur jeu d’actrice. 

— Je suis la messagère des dieux. J’ai été choisi pour délivrer la sainte parole chez vous, pauvres petits humains misérables ! Mes désirs sont des ordres sacrés, je répands la parole divine et vous me remerciez de cette manière ? Si vous ne me laissez pas faire mes besoins dehors, je vous transformerai en cochons, je lancerai une pluie dévastatrice sur votre campement et je maudirai vos familles sur sept générations. 

Les deux soldats demeurèrent les bras ballants, ne sachant pas quoi faire. Nerveuse, Pa Di se racla la gorge. 

— Vos chevaux aussi seront punis. Et j’insiste, sur neuf générations ! 

— Très bien, céda l’un des hommes. Suivez-nous, Grand Dragon. 

Pa Di n’en crut pas ses yeux. Ils la croyaient ! Peut-être qu’elle n’était pas une si mauvaise actrice finalement ? 

Ils l’emmenèrent à plusieurs endroits différents, mais à chaque fois, Pa Di rouspétait et haussait le ton. Elle trouvait constamment quelque chose à redire — que ce soit la couleur de l’herbe, la forme des arbres, l’emplacement du soleil et même la fréquence du vent. 

— Comme si la pisse de dragon était sacrée, marmonna un des soldats. 

— Bien sûr qu’elle l’est, se scandalisa Pa Di. Elle peut guérir les maladies et éloigner les mauvais esprits.  

Étonnée par la facilité avec laquelle les mensonges s’échappaient de sa bouche, Pa Di continua à jouer la comédie. Ils ne tardèrent pas à faire le tour du campement et à se rapprocher des parcs à animaux. Cet endroit était peu fréquenté et plus silencieux. Son plan allait peut-être se concrétiser.  

Au bout d’un moment, exaspérés, les deux soldats s’arrêtèrent de marcher et lui annoncèrent qu’ils ne feraient pas un pas de plus et qu’elle n’avait qu’à uriner sur elle-même. Ils étaient justement arrivés près d’un enclos à chèvres, exactement ce que voulait Pa Di. Cette dernière reprit son ton menaçant : 

— Retournez-vous ! Et ne me regardez pas ! Si mes yeux croisent les vôtres, je les arracherai de vos orbites avec mes griffes et je les donnerai aux démons du Ying Cheng ! 

— C’est compris, Grand Dragon. Votre fessier céleste ne craint rien. 

Les deux hommes soupirèrent et se retournèrent. Pa Di fit mine de creuser un trou avec ses pieds, puis elle en profita pour s’éloigner de quelques pas, juste assez pour ne pas perdre de vue ses deux gardes du corps. 

La princesse s’approcha des chèvres et tendit timidement une main dotée de griffes et d’écailles vers elles. Il n’y avait que quatre chèvres. Deux étaient blanches, l’une brune et l’autre grise. Elles fixèrent toutes Pa Di, espérant sans doute de la nourriture de sa part. L’humaine prit une grande inspiration et débita en ayant conscience du peu de temps qu’elle disposait :

— Je suis la princesse Pa Di du clan des Zaj. Je sais que ça ne se voit pas mais je suis à la fois humaine, dragonne et chèvre. Ma mère était la fille du gouverneur Long Peng du clan des Ly. Le clan des chèvres ! Je n’ai jamais porté atteinte ou préjudice à notre clan, j’ai toujours respecté les offrandes demandées et j’ai prié mes ancêtres Ly avec la même ferveur que pour mes ancêtres Zaj. Aujourd’hui je vous supplie de m’aider à sortir d’ici. Nous sommes de la même famille, nous devons nous entraider. Je vous en supplie ! Aidez-moi et je vous le revaudrai. 

Aucune chèvre ne réagit à ses paroles. Pa Di sentit son dernier espoir s’envoler en fumée. 

— S’il vous plaît, se morfonda-t-elle. Aidez-moi. J’ai réussi à avoir des griffes de dragon ! Je suis parvenue à rétablir un tout petit peu notre connexion avec le Ying Cheng. S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! 

Ses larmes se remirent à couler, floutant sa vue et tâchant ses lunettes. Pa Di continuait de tendre sa main de dragon mais les chèvres s’éloignèrent, préférant s’intéresser à une touffe d’herbe plutôt qu’à la princesse. 

— Grand Dragon, avez-vous fini ? demanda timidement l’un des soldats. 

— Bientôt ! 

Pa Di essuya ses yeux. À sa grande surprise, la chèvre grise avait fait demi-tour et s’approchait d’elle, humant de ses nasaux les griffes de Pa Di.   

— S’il vous plaît, je peux faire quelque chose pour vous ! Je peux… militer pour le droit des chèvres ! C’est vrai ça, je… Si je parviens à Balandjar, j’irai au Conseil de Sécurité et jeleur dirai de protéger les chèvres et d’arrêter de vous exploiter ! Vous savez ce que c’est le Conseil de Sécurité ? La plus grande institution humaine au monde, et elle œuvre pour la paix et le bien qu’elle répand partout sur le continent ! Je leur ordonnerai de vous protéger et de vous prendre au sérieux et…

— Eh bah, y’en a des humains dérangés. Dis donc, petite humaine, t’aurais pas besoin d’un bon coup de sabot à la caboche pour fonctionner normalement ? Nan, en fait, t’as même besoin de deux bons coups au crâne. 

La mâchoire de Pa Di faillit se décrocher sous le choc. 

La chèvre. 

La chèvre avait parlé. Et elle la fixait droit dans les yeux. 

— Par mes ancêtres, balbutia Pa Di. Est-ce que vous venez juste de me parler ? 

La chèvre brune arriva aussitôt en courant et repoussa la grise de Pa Di, bêlant et grommelant. Elle frappa et gratta le sol avec ses sabots, agitant sa queue et regardant partout en panique. 

— Petit Sabot, t’a perdu la boule ou quoi ? Pourquoi traîner avec un humain ? 

— Du calme, Barbe, du calme. C’est pas tous les jours qu’on voit un dragon déconner. Et puis, je suis sûr qu’elle comprend rien de ce qu’on dit. Elle est vachement drôle avec son petit air paumé… On dirait Tarkap quand il a trop bu. 

Les deux chèvres éclatèrent de rire et frappèrent le sol de leurs sabots. 

— S’il vous plaît, aidez-moi à sortir d’ici, reprit Pa Di qui n’avait pas le temps de s’émerveiller ou de s’étonner de la situation. Et bien sûr que je comprends ce que vous dîtes. Tarkap veut réunir ma famille pour faire quelque chose avec. Est-ce que vous savez pour quelle raison ? 

Les chèvres cessèrent de rire et dévisagèrent Pa Di, les yeux ronds comme des balles. Les deux herbivores osèrent à peine bouger, continuant de fixer Pa Di tout en discutant d’un air interdit. 

— Par la barbe de Chingis, cette humaine comprend notre langue ? 

— Petit Sabot, serait-il possible que la connexion soit de retour ? Mais comment ? 

— Oui je vous comprends et oui notre connexion doit être de retour si je vous parle, s’impatienta Pa Di. Je comprends tout ce que vous dîtes mais par pitié aidez-moi ! 

— Oh la la, c’est pas bon tout ça… C’est pas bon ! Blanche blanche et Cornue, venez immédiatement ! 

La chèvre grise fit signe aux deux chèvres blanches de venir. Celles-ci revinrent la bouche pleine d’herbe, l’air épuisé. 

— Petit Sabot, perd pas de temps avec ces crétins d’humains. On finira tous sur la broche de toute manière…

— Je vous protègerai de la broche, assura Pa Di. 

— Bordel de marguerites ! Petit Sabot, c’est quoi ce truc ? Oh la la… Je veux pas être impliquée dans ce foutu bourbier. 

— Cornue, fait pas la peureuse alors que tu chasses des loups, fit la seconde chèvre blanche. Cette fillette fait de la peine. Moi, je vous le dis, on doit l’aider. 

— Grand Dragon, avez-vous fini vos besoins ? cria un soldat. 

— Oui, oui, presque, je me nettoie ! 

Pa Di tourna un regard affolé vers les quatre chèvres qui étaient dans la panique totale.

— Je n’ai plus beaucoup de temps, alors je voudrais vous demander de m’aider à sortir d’ici. Ou alors de transmettre un message au roi Cheng et aux princesses May Gocy et Mo Mi. Ils sont aussi dans le désert Akmir et ils doivent être à ma recherche mais ils courent un grand danger. Dites leur que Fen est une menteuse et qu’elle compte les vendre aux Zonkir pour se faire de l’arg…

— Hop hop hop, calme-toi p’tite humaine, fit Blanche Blanche en pointant un sabot terreux sur Pa Di. On est pas des pigeons voyageurs, on est des chèvres au cas où tu ne l'aurais pas remarqué. On mange, on dort, on broutte et c’est tout. On ne va pas sur le champ de bataille, on ne fait pas d’exploit extraordinaire. On vit juste une petite vie de plénitude en attendant la broche, la maladie ou la vieillesse. Pigé ? 

— Pigé. 

— Si tu peux nous parler, c’est signe que la connexion s’est rétablie et que tu peux partiellement te transformer en dragon. As-tu tenté de te métamorphoser en chèvre ? 
Pa Di sursauta. Elle n’y avait même pas songé ! Cette idée lui parut étrange et un peu osée, mais si ses ongles pouvaient devenir de terribles griffes de dragon, alors se changer en chèvre ne devrait pas être plus bizarre. La petite princesse ferma les yeux et fit le souhait de se transformer en chèvre. Elle tâcha de se concentrer. Il devait y avoir une connexion, elle devait ressentir le lien qui l’unissait aux chèvres. Toute sa chair frissonna. Elle voulut redresser le pont de ses lunettes sur son nez mais un sabot avait remplacé sa main.


 

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