Chapitre 21 - Nodia

Elle ne pouvait pas stopper les maegis.

Elle ne pouvait pas sauver Lo. 

Elle ne pouvait pas se sauver elle-même.

Nodia n’avait aucun pouvoir - lorsque Jin et Erin tirèrent de Lo tout ce dont elles voulaient, elle cria. Et ses cris ne changèrent rien.

Elle allait mourir.

Lo mourrait aussi.

Les soldats de la Nuit étaient sans doute déjà morts, ainsi que tous les valenis recherchés par les maegis.

Sehar n’en aurait plus pour longtemps. Lorsqu’ils le retrouveraient, ils le tueraient aussi. Si Lo avait refusé de coopérer, peut-être que Del accepterait. Parce que le jeune garçon serait seul face à eux. Parce qu’il était un maegis. 

Il n’y avait aucun moyen de leur échapper, à présent.

Sa peau brûlée par la lumière du bout du monde lui faisait si mal, et tordait sa magie si durement, que Nodia n’avait plus qu’une pensée en tête.

Arrêtez de faire durer le supplice. 

Tuez-moi maintenant.

Elle entendit le bruit d’un corps qui tombait au sol, l’écho de sabots et de cornes qui cognèrent contre les dalles.

— Que fait-on avec la Nidré ?

Elle ne reconnut pas la voix - sans doute l’un des maegis qui s’était retiré sur les côtés de la pièce.

— Amenez-là aux chasseurs, répondit Erin. Malheureusement, nous ne pouvons pas nous contenter de la diminuer… Ils sauront quoi en faire.

Ils la tirèrent hors de son siège, les liens ensorcelés toujours serrés sur sa peau, et elle trébucha en avant. Sa vue se stabilisa, juste assez longtemps pour croiser le regard de Lo.

Iel était étendu au sol, comme endormi. Ses yeux étaient à demi-ouvert, son regard éteint. Ce n’était plus qu’une coquille, sans Lo à l’intérieur.

Les maegis la soulevèrent, et sa vue se brouilla de nouveau. Elle les laissa la traîner le long d’interminables couloirs, son corps lourd et sans force aussi inanimé que celui d’un cadavre. Ils la lâchèrent sur le parquet usé d’une salle qui sentait le métal chaud, le savon et les pâtisseries fourrées, et Nodia distingua à peine les silhouettes non-maegis de deux personnes en armure légère. Les chasseurs, certainement.

— Elle est pour vous, annonça un des maegis qui l’avait amenée.

— Okay, chef.

Les pas des maegis s’éloignèrent, et dès que la porte se referma sur eux, un des chasseurs soupira.

— Je suis pas d’humeur à tuer quelqu’un, là.

— Moi non plus. Quand ils se battent, encore…

— C’est moins moche, ouais. Puis je la connais, celle-là. Toujours à rire et à attraper des cerises pour les petits quand y’a du monde au Manoir.

— Fais chier. Ils saoulent, ces magos. Si encore ils payaient bien, je dis pas…

— On pourrait négocier une augmentation. Et leur dire que sinon ils ont qu’à se débrouiller et la mettre en boite comme les autres.

— Bien dit.

Nodia aurait voulu avoir l’énergie de pleurer de rage. Ils refusaient de la tuer, et pour de l’argent ? Ils pourraient abréger ses souffrances, là, tout de suite, et ils ne le faisaient pas parce qu’ils voulaient être payés pour ? C’était la souillure de trop. Mais elle n’avait plus la force de rien, et elle laissa l’un des chasseurs la soulever pour l’installer sur une chaise. Elle réussit à voir un visage rond et brun, couronné de plumes bleu et or, et strié de cicatrices blanches. Densen. Encore quelqu’un qu’elle reconnaissait et qui lui voulait du mal.  

— Bon, Nodia c’est ça ? Reste-là et ne fait rien de stupide, ordonna la chasseresse.

— Si on la tue pas il faudrait lui donner au moins à boire, non ? Sinon elle risque de clamser quand même.

— Pas con.

Nodia ne connaissait pas le nom du second, un hybride de faune avec deux paires de cornes plantées dans ses boucles dorées, mais elle l’avait déjà aperçu aussi. Il porta un gobelet d’eau à ses lèvres, la fit boire lentement, et épongea son visage poisseux et humide avec un linge propre et une douceur presque plus douloureuse que s’il lui avait arraché la peau. Une fois qu’il eut terminé, il revérifia ses liens, discuta à voix basse avec Densen, et cette dernière quitta la pièce.

L’eau l’avait soulagée un peu, trop peut-être, mais pas assez pour que Nodia ait la force ni la volonté de faire quoi que ce soit. Elle ferma à demi les yeux, et somnola assez longtemps pour constater, lorsqu’elle redressa enfin la tête, que le chasseur resté sur place avait tiré les rideaux, et s’était allongé sur un fauteuil pour dormir aussi. 

Les rideaux.

Il faisait plus sombre, à présent, nota Nodia.

Elle avait dormi. Il lui aurait fallu plusieurs heures dans un lit confortable et en sécurité, mais elle avait dormi. Elle avait bu, aussi. Elle aurait eu besoin d’un vrai repas, mais elle avait bu.

Et le sortilège du lien avait duré trop longtemps. Il n’était plus aussi serré, plus aussi brûlant sur sa peau. 

Elle tourna la tête, et une bouffée de joie monta dans son estomac jusqu’à sa gorge, si forte qu’il s’en fallut de peu pour qu’elle ne hurle de soulagement. Elle força le cri à rester à l’intérieur, se mordit la lèvre jusqu’au sang, et tapa ses pieds dans l’air jusqu’à ce que ses émotions redescendent.

Juste là, sur une étagère encombrée d’objets hétéroclites et pas toujours entiers, il y avait l’armure de Lo. Sa sacoche aussi - celle qui avait les graines.

Et surtout, juste là, tout au bord de son désespoir, il y avait une idée absurde. Une idée qui pourrait bien marcher. 

Elle jeta un coup d’oeil vers le chasseur, pour vérifier qu’il était toujours endormi. Puis, lentement, couche après couche, elle termina de desserrer les liens, et le sortilège s’étiola entre ses doigts comme du papier humide, jusqu’à s’évanouir tout à fait. Elle se leva, attrapa le premier objet lourd qu’elle trouva, et avec une légère hésitation et une pointe de regret, assomma l’hybride à boucle blonde d’un coup sur la tempe. Elle vérifia qu’il respirait encore, et qu’il ne saignait pas, puis l’attacha à son fauteuil.

Pas le temps d’hésiter. Pas le temps de regretter.

Elle devait sortir d’ici, retrouver Lo, et ensuite…

Pas le temps de réfléchir. Pas le temps d’hésiter. Densen pouvait revenir d’un instant à l’autre, et Nodia devait préserver le peu d’énergie qu’elle avait.

Elle tira l’armure hors de l’étagère, et grimaça lorsqu’elle sentit qu’elle était bien plus lourde qu’elle n’en avait l’air. Tant pis - pas le temps d’hésiter. Pièce après pièce, elle l’enfila, et resserra le plus possible les pièces trop larges pour elle. Puis elle prit la sacoche, regarda les graines une à une, et attrapa celle qu’elle cherchait.

N’importe qui peut faire n’importe quel sortilège, en théorie, avait affirmé Del.

Son coeur se serra, juste avant qu’elle ne glisse la graine dans sa bouche pour la laisser s’humidifier sur sa langue. Lo avait présenté ses graines à Sehar, épaulé par l’enthousiasme débordant de son apprenti, et elle n’avait eu aucune idée, à ce moment là, d’à quel point écouter de loin ce qu’iel racontait aller lui être utile. Mais elle aurait préféré que ce soit Lo, qui porte cette armure. Elle aurait préféré que ce soit iel, qui lance ce sortilège.

Parfois d’instinct, parfois avec des années d’entraînement, parfois avec un artefact…

Le petit maegis avait intérêt à avoir raison. Car là, tout de suite et maintenant, elle ne pouvait pas être une valeni avec sa magie trop sensible à la lumière. Il fallait qu’elle soit une faune, passe-partout et résistante.

Elle sortit la graine de sa bouche, la glissa dans le col montant de son haut, et se concentra sur la douce pulsation qui vibrait désormais contre sa peau.

La magie reste de la magie, quoi qu’on en dise.

Elle la chercha, cette magie - et avec le peu qu’il restait dans son corps meurtri, elle encouragea la graine à grandir. Les tiges sortirent les unes après les autres, et se tissèrent jusqu’à former une seconde armure, plus souple et plus opaque, qui plongea Nodia dans une obscurité quasi complète. Seuls ses yeux auraient pu être encore visibles, si ce n’était pour la grille du heaume, rabattue sur son visage.

 Nodia prit une grande inspiration - lorsque la porte s’ouvrit derrière elle, elle n’hésita pas.

— Hey, qu’est-ce que -

La fin de la phrase de Densen disparut dans un baillon, tirée de sa propre ombre. Nodia courut vers elle, et lui réserva le même sort qu’à son collègue. Après l’avoir attachée et vérifié qu’elle ne risquait rien, Nodia quitta la pièce.

Plus le temps de réfléchir, à présent.

Elle devait partir, trouver Lo, trouver les autres Valeni, trouver un bateau…

Mais dans quel ordre ? Et comment ?

Elle entendit des bruits de pas, au bout du couloir - pas par là. Elle courut dans la direction opposée, chercha une ouverture dans le verre opaque des murs, plissa les yeux pour fixer l’ardente luminosité des nuages.

Là. Quelques bateaux. Peu gardés…

Les pas se rapprochèrent. Elle quitta la fenêtre, changea de couloir, s’arrêta derrière une colonne.

D’autres pas, en face. Est-ce qu’elle pouvait seulement se cacher des maegis ? N’allaient-ils pas sentir sa magie étrangère dans leur propre maison ?

— La valeni s’est échappée ! 

Elle ne pouvait plus rebrousser chemin - ils s’attendaient à la trouver. Les autres, en face, probablement moins. Elle courut, malgré le poids de l’armure et de ses jambes fatiguées.

— Mais -

— Arrêtez-là !

Le couloir avait de minuscules ombres, malgré toute la lumière qui persistait même à l’intérieur, et Nodia se servit d’elles pour tirer les maegis au sol. Pas assez pour les stopper définitivement, mais bien assez pour les ralentir le temps qu’elle prenne la fuite.

Elle courut, encore. D’autres maegis approchaient, à l’embranchement au bout du couloir. Les autres s’étaient relevés. Elle les entendait.

Elle avait besoin de plus de temps.

Nodia actionna une poignée, puis une autre, jusqu’à trouver une porte ouverte qu’elle referma derrière elle après s’être précipitée à l’intérieur.

Elle n’entendait plus les maegis au dehors, ici. Peut-être qu’ils ne l’entendraient pas, ne la sentiraient pas…

Un reniflement lui fit brusquement tourner la tête, et Nodia manqua de relâcher tout le sortilège végétal qui la protégeait.

Là, assise entre deux piles de caisses roses et verts enrubannées, une maegis la fixait, les yeux rougis de larmes et écarquillés de surprise. Nodia lui rendit le même regard. 

Jin. Toute seule, sans sa soeur ni leurs rapaces. Isolée dans une réserve sombre qu’elle avait oublié de fermer à clé. 

Nodia verrouilla la porte. Les dents serrées pour empêcher un cri de surgir, elle tira sa lance des ténèbres.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 21/02/2022
Salut Anatole,

J'ai lu ce chapitre d'une traite, avec l'inquiétude qui augmentait au niveau des tempes. Fière de Nodia, qui joue son rôle de courageuse et persévérante même face à une adversité de haut niveau.

Peut-être qu'il devrait y avoir un minuscule obstacle en plus à quitter la pièce dans laquelle elle est enfermée. Je ne sais pas quoi, mais quelque chose que les "méchants" auraient mis en place pour ne pas qu'elle puisse sortir, et qu'elle déjoue.

Hâte de continuer.
AnatoleJ
Posté le 27/02/2022
Salut Nanouchka,

J’ai hésité à poser plus de pièges à Nodia, probablement parce que je sais qu’il lui reste encore de nombreuses épreuves (et aussi parce qu’ils ont tous un peu tendance à la sous-estimer, pour le moment. S’ils savaient, héhéhé). Je me note d’y réfléchir à la réécriture !

Merci pour ton commentaire :)
Mathilde Blue
Posté le 14/08/2021
Re ^^

C’était un chapitre court mais intense ! Je trouve que les sentiments de Nodia et leur évolution sont très parlants, on visualise très bien le déroulé des évènements et ce qui la fait passer du désespoir à l’espoir ! J’espère que Lo va bien quand même (même si c’est beaucoup demandé je sais) T_T Le passage où elle utilise la magie est très beau aussi, j’ai beaucoup aimé ! Et la fin est excellente ^^ J’ai hâte de lire le prochain chapitre où elle sera pour voir ce qu’elle va faire de cette petite maegis désagréable ^^

Mes petites notes :

« Et ses cris ne changèrent rien. »
C’est horrible T_T

« Si Lo avait refusé de coopérer, peut-être que Del accepterait. »
Par moments j’ai l’impression qu’elle a pas une super bonne opinion de Del x)

« Tuez-moi maintenant. »
C’est vraiment horrible T_T

« Ce n’était plus qu’une coquille, sans Lo à l’intérieur. »
Mon cœur est brisé en très très très petits morceaux T_T

« Ils refusaient de la tuer, et pour de l’argent ? »
Je la comprends, t’es vraiment cruel d’écrire ça T_T

« Une idée qui pourrait bien marcher. »
J’espère T_T Parce que leurs idées absurdes n’ont pas toujours fonctionnées jusque-là hein T_T

« Pas le temps de réfléchir. Pas le temps d’hésiter. »
Je suis pas fan de la répétition de « pas le temps d’hésiter », je trouve que ça fait un peu bizarre dans la mesure où entre temps tu as fait la même construction avec d’autres verbes (à la rigueur la troisième est un peu plus convaincante).

Voilà pour ce chapitre :D
AnatoleJ
Posté le 19/08/2021
Merciiii ! J’ai beaucoup aimé écrire ce chapitre même s’il faisait très mal (le masochisme de l’auteur, toujours lui xD), donc je suis content qu’il fonctionne bien ^^
Et tu vas devoir me croire sur parole, mais ça finit bien pour Lo, promis T_T

« Par moments j’ai l’impression qu’elle a pas une super bonne opinion de Del x) »
Elle écoute quand même ses conseils juste après xD Mais oui, son opinion est changeante, ou plutôt pas encore fixée

« Je la comprends, t’es vraiment cruel d’écrire ça T_T »
La vénalité lui a sauvé la vie pour cette fois, les mercenaires c’est plus ce que c’était...

« J’espère T_T Parce que leurs idées absurdes n’ont pas toujours fonctionnées jusque-là hein T_T »
Puis c’est même pas leurs dernières idées absurdes, ils vont recommencer les gredins, ce n’est que le début de l’enfer T_T

« Je suis pas fan de la répétition de « pas le temps d’hésiter », je trouve que ça fait un peu bizarre dans la mesure où entre temps tu as fait la même construction avec d’autres verbes (à la rigueur la troisième est un peu plus convaincante). »
Tu as raison, il y a trop de répétitions ! A la base je l’ai écris comme ça pour refléter son état un peu frénétique, mais avec du recul ça ne passe pas si bien, je vais changer ça
Vous lisez