Je ne suis toujours pas convaincu que ce soit une bonne idée de rester une nuit de plus. Une seule nuit était déjà de trop, mais deux, ça dépasse l’entendement. Surtout que nous ne pouvons pas nous entraîner, le cadre ne s’y prête pas du tout. Nous nous ferions remarquer beaucoup trop vite avec cette foule permanente dans les rues. Et dans cette maison aussi. Je n’ai toujours pas réussi à totaliser le nombre de frères et sœurs qu’a Kari, mais l’ambiance entre ces murs relève plus du centre aéré que de la préparation au combat. Sacha partage clairement mon avis quant au fait de prolonger notre séjour, mais nous restons en minorité et vu l’humeur des autres ce matin, nous ne risquons de convaincre personne…
Notre bol d’air s’est transformé en promenade guidée par l’un des petits frères de Kari. Il n’a pas arrêté de nous montrer les choses du doigt en les commentant tout au long du chemin. Même si nous n’avons strictement rien compris à ce qu’il nous racontait, nous l’avons suivi et nous sommes pris au jeu. Je crois qu’il a réussi à nous dérider un peu, Sacha et moi.
Il y a quand même quelque chose qui me met profondément mal à l’aise dans cet environnement. Ce n’est pas vraiment que j’y sente le danger, certes je le sens arriver, mais je crois que désormais, il pointera son nez partout où nous irons. Non, ce qui me perturbe est d’une autre nature et j’ai l’impression que Sacha le ressent aussi. Nous sommes tous les deux des enfants uniques, élevés avec un but précis et préparés à un certain mode de vie. Marina, Diego et maintenant Kari, ils ne basent pas leur existence sur les mêmes données que nous. Leurs parents et leurs frères et sœurs passent avant leur mission au sein de l’Assemblée. Ils ont des attaches que nous n’avons pas et nous ne savons pas bien comment nous comporter auprès d’eux. Sacha dira ce qu’elle voudra, les ressemblances entre nous ne manquent pas et je le ressens particulièrement en ce moment-même.
Tout le monde se trouve autour de la table à faire des plans et à encourager Kari. À être optimiste. Sacha et moi nous tenons côte à côte à un bout de la table. Nous n’avons rien dit depuis notre retour de promenade, nous les observons simplement en silence. Je n’ai jamais su faire dans l’optimisme. Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête de Sacha, mais pour ma part, je ne vais pas pouvoir rester beaucoup plus longtemps inactif. Le petit frère de Kari ne me quitte plus, le voilà accroché à ma jambe de son bras droit et concentré sur l’examen d’un caillou qu’il tient dans sa main gauche. Il commence soudain à me tirer sur la jambe et à me dire je ne sais quoi et je me sens tellement inutile autour de cette table que je décide de le suivre. Il m’emmène dans la cour, s’installe par terre et commence à rassembler des graviers qu’il étale tout autour de son caillou. Je m’assois à ses côtés et l’aide à construire ce que j’imagine être une forteresse de graviers.
Au bout d’un moment, les discussions à l’intérieur de la maison commencent à se disperser et j’aperçois du coin de l’œil une silhouette postée dans le chambranle de la porte. Elle nous observe en silence quelques instants et finit par s’approcher. C’est Marina. Elle s’assoit à côté du petit frère de Kari, face à moi.
- Tu as des frères et sœurs, Yi ?
- Non.
- Tu aurais aimé en avoir ?
Je ne me suis jamais vraiment posé la question. J’arrête de manipuler les graviers et je lève les yeux vers Marina dont le regard est posé sur le petit frère de Kari. Cette fille défie réellement toutes les apparences. Elle est visiblement plus observatrice qu’elle n’en a l’air et a peut-être même compris la source de mon malaise. Voyant que je ne lui réponds pas, elle continue.
- Je n’ai qu’un petit frère, avec lequel je passe la plupart du temps à me disputer, mais que j’aime plus que tout au monde. On ne choisit pas sa famille et en même temps on ne peut pas s’empêcher de l’aimer et de tout faire pour la protéger.
Je n’ai pas vraiment de réponse à ça. Ce dont je me rends de plus en plus compte en tout cas, à côtoyer ce groupe, c’est que nous avons été élevés dans des valeurs bien différentes. Selon Paul, c’est ce qui fait de nous un groupe plus fort.
Marina continue.
- Cette année, c’était la première fois que je partais en vacances sans mes parents. Enfin, si on peut appeler ça des vacances puisqu’elles ont été écourtées par votre arrivée et celle de démons… Mais bon, bien avant tout ça, l’idée de partir en vacances sans mes parents me réjouissait et m’attristait un peu en même temps. D’un côté, c’était synonyme de liberté et aussi d’indépendance, mais avec l’indépendance viennent les responsabilités et une certaine solitude.
Je l’écoute sans trop savoir quoi dire. Si j’applique ce que me dit Marina sur le modèle de ma vie, alors j’ai grandi dans la solitude. Elle lève les yeux et croise mon regard. Difficile de dire ce qu’elle y voit, mais elle ne le lâche pas pendant plusieurs secondes avant de poursuivre.
- Quitter sa famille pour aller sauver le monde, c’est bien beau, mais c’est avant tout quitter sa famille.
- Paul dit que l’Assemblée est notre nouvelle famille.
Ce ne sont pas les mots que je pensais retenir le plus des paroles de Paul, mais visiblement ils m’ont marqué plus que je ne le pensais.
- C’est vrai qu’on ne se choisit pas non plus et qu’on risque de devoir passer un bout de temps ensemble.
Nous n’allons pas plus loin dans la discussion et continuons simplement à jouer avec le petit frère de Kari qui recommence à nous raconter tout plein d’histoires en déplaçant des graviers.
Karimala nous prépare un festin pour le déjeuner et après deux heures à table, j’ai toujours autant le sentiment de n’avoir rien à faire et de perdre mon temps. Diego et Marina s’éclipsent avec Kari pour l’aider à ranger tous ses flacons et ses herbes dans un sac. Paul et David s’installent derrière l’écran de l’ordinateur portable de Paul pour continuer à définir notre parcours en Australie. Sacha et moi nous retrouvons à essuyer la vaisselle que lave Karimala. Elle ne nous décroche pas un mot et nous nous attelons donc à notre tâche en silence. Une fois la dernière assiette essuyée, Sacha prend la parole à voix basse.
- Je ne peux pas rester à rien faire, il faut que je fasse travailler mon épaule.
- On ne peut pas vraiment utiliser nos pouvoirs ici.
- Mais on peut utiliser nos armes, non ?
- Ça me semble dangereux. Il y a un peu trop d’enfants dans cette maison.
Elle me fait un signe de tête vers la porte et nous sortons étendre les torchons mouillés sur le fil dans la cour.
- Je n’avais pas l’intention de rester enfermée ici toute la journée. J’étouffe.
Elle désigne mon coude blessé et ajoute :
- On ne va pas simplement attendre que ça guérisse. Il faut qu’on s’entraîne.
Je jette un œil autour de nous. Trois jeunes frères et sœurs de Kari jouent dans la cour et des rires s’échappent de la maison. Sacha a absolument raison, on ne peut pas rester ici toute la journée à ne rien faire.
- On pourrait trouver un endroit un peu isolé à l’extérieur de la ville.
Un semblant de sourire s’affiche sur son visage en réponse à ma suggestion et j’ai à peine le temps d’être ébloui par son regard qu’elle se dirige d’un pas déterminé vers le salon où sont installés Paul et David. Elle ne s’arrête pas et continue vers la chambre dans laquelle nous avons dormi. Elle en ressort avec mon sac-à-dos et va droit vers la porte de la maison en lançant juste à qui veut l’entendre que nous allons faire un tour. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous voilà dans la rue, sans gosse accroché à nos jambes et sans personne pour nous arrêter.
Nous prenons la direction opposée au centre-ville où se tenait le marché la veille et nous partons d’un pas décidé. Les enfilades de maisons ne s’arrêtent plus et bientôt Sacha commence à trottiner doucement. Je me mets à sa cadence et nous continuons ainsi jusqu’à être sortis complètement de la ville. Après une pause pour reprendre notre souffle et nous hydrater, nous poursuivons dans la direction des montagnes. Aucune habitation et aucun autre village en vue, c’est parfait. Le chemin commence à monter légèrement et nous nous arrêtons après les premiers bosquets. Sacha pose le sac à l’ombre et s’accroupit pour en sortir son poignard et mon nunchaku. Elle me le lance.
- Ce ne sont pas deux armes tellement associées.
- On ne peut jamais savoir ce que notre ennemi aura entre les mains, me répond-t-elle avec raison.
Nous prenons place là où le terrain est relativement plat et nous mettons en position de combat. Sacha n’attend pas trois secondes avant de passer à l’attaque, poignard en main. J’ai bien du mal à éviter sa lame et à chaque fois que je croise ses yeux, ne serait-ce qu’une seconde, elle prend le dessus.
Ma mère me dirait que je me bats comme un lâche.
Je m’imagine tous les autres commentaires acérés qu’elle me ferait et sa voix qui résonne dans ma tête me permet de reprendre un peu le dessus. J’ai enroulé la chaîne de mon nunchaku autour de la lame du poignard de Sacha en face de moi et je la maintiens serrée de sorte à ce qu’elle ne puisse pas simplement glisser son arme pour se libérer. Elle finit par lâcher le manche de son poignard et m’attrape par mon bras blessé pour me faire passer par-dessus son épaule. J’atterris sur le dos, à la fois surpris et épaté. Elle ne me laisse pas le temps de me relever et se met à califourchon sur mes hanches en bloquant de sa main droite mon bras gauche blessé. La décharge d’électricité est intense. Bien plus forte que la douleur dans mon coude, devenue tout à coup insignifiante.
De sa main gauche, elle libère son poignard et envoie valser mon nunchaku dans les buissons. Je n’essaye même plus de me défendre. Le fait de la savoir assise sur moi suffit à me désarmer complètement. Heureusement que les démons n’ont pas son charme, sinon je ne tiendrais pas longtemps… J’essaye de garder une expression composée, mais vu son petit sourire en coin, je crois bien qu’elle a trouvé mon point faible et elle en profite. Elle ne se relève pas tout de suite et je m’interroge sur ce délai de réaction. Est-ce qu’elle attendait que je me défende ou est-ce qu’elle commençait elle aussi à trouver cette position confortable ?
Je récupère mon nunchaku et nous nous remettons en position de combat. Cette fois-ci, j’ai bien l’intention de ne pas me laisser faire. Après plusieurs coups manqués et quelques roulades au sol, je finis par réussir à maîtriser son bras droit, au bout duquel se trouve d’un côté son poignard et de l’autre son épaule enflammée. J’arrive tant bien que mal à me placer derrière elle et je lui remonte son coude dans le dos. Elle grogne de douleur mais ne lâche pas son arme pour autant. De mon bras gauche, je bloque le sien contre son ventre et elle se retrouve coincée contre moi, son dos contre mon torse et la lame de son poignard entre nous deux. Ce n’est pas la position la plus agréable, mais là encore, l’unique seconde pendant laquelle mon imagination s’enflamme est celle dont elle profite pour me mettre un coup de pied dans les jambes et se retourner face à moi. J’ai réussi à réagir assez vite et de ma main gauche, j’ai enfermé ses deux mains dans mon nunchaku pour l’empêcher de s’éloigner. La pression la force à lâcher son poignard qui tombe entre nos pieds et je maintiens ses mains coincées au niveau de ma ceinture. Ses yeux sont rivés sur les miens, perçants et illisibles. Je sens son souffle sur mon menton, mon cœur qui bat à cent à l’heure et l’énergie qui circule entre nous. Je ne tiens plus, je la relâche.
Nous continuons ainsi pendant plusieurs heures jusqu’à ce que nous soyons dégoulinants de sueur, couverts de poussière, mais pas en manque d’énergie. Sacha attrape la bouteille dans le sac et s’assoit à même le sol. Je m’installe à ses côtés.
- Si je ne m’entraîne pas tous les jours, je deviens folle.
- Je ne peux pas m’en passer non plus.
- C’est un peu comme une drogue.
- Dans notre cas, c’est plutôt une nécessité, non ?
Elle me répond d’un simple regard qui vaut bien plus que des mots. Nous restons assis en silence pendant plusieurs minutes avant que Sacha ne reprenne la parole.
- Je n’avais jamais rien vu d’autre que la Sibérie.
Quand je repense au village fantôme dans lequel Paul et moi sommes allés la chercher, je ne suis pas tellement surpris.
- On associe les guerres à la destruction de populations. On oublie souvent qu’elles détruisent aussi des lieux. Comment est-ce qu’on peut vouloir détruire une beauté pareille ?, ajoute-t-elle en désignant de la main le paysage qui s’étend devant nous.
Elle grimace en ramenant son bras vers elle.
- Ton épaule ?
- Elle est plus abîmée que je ne le pensais. À chaud, je ne la sens presque pas, mais dès qu’elle se refroidit, c’est un supplice.
Je suis surpris par son choix de mots. Si c’est vraiment un supplice, elle est très douée pour ne rien laisser paraître. Depuis hier, elle m’avait donné l’impression d’aller déjà beaucoup mieux. Je lui montre mes mains et me penche un peu pour attirer son regard.
- Je peux ?
Elle émet un léger grognement en signe de réponse, sans sourire et le regard froid. Je n’attends pas plus de sa part et je me déplace pour m’installer en tailleur derrière elle. Je pose mes mains délicatement sur son épaule droite, j’ignore le coup de jus du mieux que je peux et commence à la masser. Je donnerais cher pour voir l’expression sur son visage en ce moment-même, mais je me contente de la satisfaction de sentir ses muscles se relâcher peu à peu sous la pression de mes doigts. Ça me rassure. Sa coquille est bien renforcée, mais elle n’est pas complètement hermétique.
Le combat aussi, même si je m'interroge sur le fait de se battre sans protection avec un poignard, alors certes on est dans un roman, mais se protéger au moins les bras et le ventre éviterait les accidents... Même si tous les deux semblent être d'excellent combattants...
Sinon, j'adore les émotions entre Sacha et Yi, le combat-séduction !
Et pour les combats, comme tu le dis, on est dans un roman et je crois qu'on va se limiter à cette justification. Parfois c'est bien pratique : )
Bonne lecture pour la suite !
Cette histoire d'électricité m'intrigue... Le courant passe entre eux au sens propre et au sens figuré ? ;-)
Yi et Sacha sont proches de par leur vécu, tout en ayant des pouvoirs totalement opposés, je me demande si cela joue un rôle dans leur alchimie.
J'ai beaucoup aimé le discours de Marina. Effectivement, c'est une famille. Avec des caractères différents, des perceptions différentes, mais avec un lien qui supplante tout cela.
J'espère qu'ils arriveront à quitter le village avant la prochaine attaque, je crains beaucoup pour la famille de Kari.
De fait, cette histoire de courant est à retenir pour la suite… Je n'en dirai pas plus !
La notion de famille va revenir aussi. C'est une question que j'ai bien aimé approfondir, avec justement cette idée que ce ne sont pas forcément les points communs, mais plutôt les différences qui renforcent le lien familial entre eux.
Pour ta dernière remarque, je crois que tu as déjà partiellement la réponse… Mais ne t'inquiète pas, la suite arrive très vite !
Désolée pour le temps que j'ai mis à répondre… Et merci pour ton commentaire : )
A bientôt !
J'espère que tu as pu dormir quand même !
Merci pour tous tes commentaires et tes remarques précieuses !
La suite arrive bientôt : )