Lorsque nous rentrons en fin de journée, l’agitation dans la maison est perceptible avant même d’avoir passé la porte. Instinctivement, nous entrons à toute vitesse et suivons le bruit qui nous mène jusque dans la cuisine où nous trouvons toute la troupe debout autour de la table. Les discussions fusent dans tous les sens et les bribes qui nous parviennent nous font vite comprendre que nous sommes le sujet de la conversation. David est le premier à nous remarquer et nous montre du doigt, les yeux écarquillés.
- Mais c’est pas possible, vous étiez où ??
- Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Ça fait presque six heures que vous étiez partis !, renchérit Marina.
Sacha les regarde tous avec une expression d’incompréhension totale sur le visage. C’est le doigt de David qui est resté planté sur nous qui m’incite à baisser le regard sur notre allure. Je constate alors que nous n’avons pas vraiment l’air de revenir d’une promenade, mais plutôt d’un champ de bataille. J’essaye de le faire comprendre à Sacha avec des gestes vers nos vêtements, ce qui ne change strictement rien à son expression.
Paul s’avance vers nous, sans la moindre trace d’un sourire sur les lèvres.
- Vous étiez où ? Que s’est-il passé ?
- Rien, lui répond Sacha du tac au tac.
Je me sens obligé de compléter cette réponse pour rassurer tout le monde.
- Nous sommes allés vers les montagnes pour nous entraîner.
- Vers les montagnes ? Seuls ?, nous questionne alors Kari d’un air étonné.
- Oui, vous étiez tous occupés à d’autres tâches et nous avons trouvé un endroit discret pour nous entraîner un peu au maniement de nos armes.
Elle garde un sourcil surélevé comme si nous avions fait quelque chose de complètement inattendu. J’ai du mal à saisir cette fille. Qu’y a-t-il de mal à aller dans les montagnes ? Paul est toujours planté devant nous. Son visage est crispé comme s’il se retenait d’exploser de colère.
- Vous avez utilisé vos dons ?
- Bien sûr que non, lui rétorque Sacha. Nous ne sommes pas stupides.
Paul est sur le point de lui répondre, mais elle le coupe.
- Sans entraînement, nous ne sommes bons à rien ! C’est une vraie guerre vers laquelle nous allons et nous ne pourrons pas toujours fuir la violence en nous téléportant. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de rester là à rien faire, mais de nous entraîner à nous battre. Et vous inquiéter pour nous était une perte de temps. Je suis quasiment sûre que Yi et moi ne serons pas les premiers à rester sur le champ de bataille. Nous savons où sont nos priorités.
Elle a à peine haussé le ton, elle n’a même pas été agressive, mais ses paroles ont laissé tout le monde bouche bée. Marina réagit la première. Sans un mot, elle se contente de sortir de la pièce pour aller dans la cour. David la suit aussitôt. Le choc et la surprise doivent se lire sur mon visage. Je suis tout à fait d’accord avec ce que Sacha vient de dire, c’est simplement que je n’aurais jamais osé le dire tout haut. Cette fille est incroyable.
Paul ne partage visiblement pas mon avis. Ses yeux nous lancent des éclairs et on dirait qu’il bouillonne de rage. Il se contente de nous montrer du doigt, Sacha et moi, à plusieurs reprises avant de s’exprimer dans un grincement de dents.
- Vous deux. Dans le salon. Tout de suite.
Sacha ne décampe pas et je l’attrape par le bras pour la forcer à bouger. Je la tire presque jusqu’au salon, Paul sur nos talons. Il ferme la porte derrière lui et se retourne vers nous, son doigt toujours pointé sur nos poitrines.
- Je n’ai pas accepté cette mission pour courir après des gosses capricieux qui n’en font qu’à leur tête, c’est bien clair ?
- Nous ne sommes pas non plus là pour être traités comme des gosses, lui répond Sacha d’un ton très ferme.
Elle est raide comme un piquet et garde les poings serrés le long de son corps, comme si elle se retenait d’utiliser son pouvoir. Paul n’est clairement pas satisfait de sa réponse.
- Nous sommes un groupe. Vous faites partie d’un groupe maintenant. Vous ne pouvez pas vous permettre de partir vagabonder je ne sais où sans rien dire à personne ! Vous auriez pu vous faire attaquer, vous faire repérer et attirer les démons sur le village ! Vous êtes complètement inconscients !
Je commence à partager la colère de Sacha et je la sens se répandre dans tout mon corps. J’inspire un grand coup et prends la parole avant que Sacha n’explose.
- Tu sais pertinemment que nous sommes capables de nous défendre et que nous avons été suffisamment préparés pour toute cette situation. Jamais nous ne serions sortis si cela avait pu mettre le groupe en danger.
- Je le sais sans le savoir, Yi, répond Paul d’un ton las. On se connait depuis moins d’une semaine et vous êtes tous tellement différents…
- Il faut qu’on apprenne à se faire confiance.
- Et c’est clairement plus compliqué que je ne le pensais…
Il laisse échapper un soupir qui en dit long et nous regarde sans rien dire pendant quelques instants. Je sens la vague de colère se dissiper en moi. Paul n’a pas complètement tort. Son regard se fixe plus longuement sur Sacha qui n’a pas desserré les poings et dont je ressens l’énergie avec une telle puissance que je me demande comment elle fait pour réussir à retenir son pouvoir. Je n’ose même pas essayer de poser ma main sur son bras pour la calmer, ça ne ferait probablement qu’empirer la situation.
Paul nous répète une fois de plus de ne plus jamais faire ça, mais il n’insiste pas trop non plus, voyant bien que Sacha n’a pas décoléré. Elle quitte soudain la pièce sans un regard en arrière et une fraction de secondes plus tard, nous entendons la porte de la chambre claquer. Je suis Paul dans la cuisine où le temps a l’air de s’être arrêté depuis notre retour. De la fenêtre, on aperçoit David et Marina qui sont assis autour de la table dans la cour. Paul me laisse en plan et sort les rejoindre. Je ne sais pas trop ce que je suis censé faire, mais je n’ai pas l’intention de m’excuser, malgré les regards de victimes que me lancent Kari et Diego. Nous n’avons rien fait de mal, j’en reste persuadé.
La soirée se poursuit dans une drôle d’atmosphère. Nous mangeons en silence et même David ne se risque pas à une touche d’humour. Sacha ne nous rejoint pas pour le dîner, elle est restée enfermée dans la chambre depuis tout à l’heure et je n’ai pas osé aller la voir. De toute façon, il va bien falloir que je finisse par y aller, je suis le seul à partager sa chambre. Personne ne traîne, le départ est prévu au plus tôt demain matin. Paul me décrit aussi bien que possible le lieu vers lequel il est prévu que nous nous téléportions en Australie pour que je puisse m’en imprégner un maximum et que la téléportation soit une réussite. Je m’apprête à lui souhaiter bonne nuit lorsqu’il me retient.
- Yi. Je sais que vous êtes responsables. Je n’ai juste pas envie qu’il vous arrive quoi que ce soit. J’ai déjà perdu ma fille. Je n’ai pas accepté cette mission pour perdre les enfants des autres.
Je ne sais pas trop quoi répondre alors je me contente d’un hochement de tête.
Sacha et moi occupons la chambre des deux petits frères de Kari, qui dorment dans celle de leurs sœurs le temps que nous sommes là. Installée sur son lit en position fœtale, Sacha me tourne le dos. Je m’approche doucement. Elle dort déjà. Je n’ai pas le courage de la réveiller et je rejoins mon matelas. Nous avons tous besoin de sommeil.
Le lendemain matin, je suis réveillé par les va-et-vient de Sacha qui refait son lit. Elle est habillée et chaussée, prête à partir.
- Salut.
Pas de réponse. Elle attrape son sac et sort de la chambre sans un regard vers moi. Elle semble décidée à vouloir s’enfermer dans son mutisme. Comme elle voudra.
Tout le monde s’est préparé en un temps record. Dans la cour, Kari est entourée de sa famille pour leur dire au revoir. Elle serre chacun de ses frères et sœurs longtemps dans ses bras, puis elle échange quelques mots avec sa mère. C’est seulement maintenant que je me demande où est son père. Personne n’y a fait référence depuis notre arrivée. Nous nous tenons tous dans le couloir qui sépare la porte d’entrée de celle de la cour intérieure. Sacha est prête à sortir tandis que David, Diego et Marina sont dans l’embrasure de la porte de la cour. Marina essuie discrètement ses yeux d’un revers de manche. En la voyant faire, je repense à ce qu’elle m’a dit la veille sur le fait d’être brusquement détaché de sa famille.
Kari retient ses larmes elle aussi. Alors qu’elle nous rejoint pour sortir, une de ses petites sœurs arrive en courant et l’attrape par la main. Kari se baisse à sa hauteur et la petite lui donne quelque chose. Un collier avec six amulettes. La petite précise qu’il y en a une pour chaque membre de la famille. Deux petits frères, deux petites sœurs, sa mère et elle. Il n’est toujours pas question d’un père.
Marina ouvre le chemin à mes côtés pour rejoindre les Jeeps. Sacha ferme la marche en solitaire. Elle n’a toujours pas décroché un mot depuis la veille au soir.
Nous avons pu profiter de la halte chez Kari pour laver nos vêtements et les passants semblent moins effrayés qu’à notre arrivée. J’ai quand même l’impression que quelque chose n’est pas clair. Certains villageois pressent le pas dès qu’ils nous voient ou s’empressent de tourner dans une rue adjacente. Je reste aux aguets. Pas de marché aujourd’hui et l’atmosphère est presque trop calme.
C’est en apercevant les Jeeps que je me rends compte que mon intuition était bonne. Les pneus ont été crevés. Les démons nous ont trouvés et nous marchons droit dans leur piège. Il n’y a soudain plus personne dans la rue et une réverbération dans le rétroviseur du premier véhicule m’incite à lancer le signal d’alarme.
- Cachez-vous !! Vite !
C’est tout ce que j’ai le temps de crier aux autres que j’entends se disperser derrière moi. Marina est restée plantée en plein milieu du chemin et j’ai juste le temps de l’attraper et de la mettre à terre lorsque le premier coup de feu se fait entendre. Mais je ne suis pas assez rapide.
J'adore aussi la réaction de Sacha, elle a du caractère, c'est osé de remettre Paul à sa place, en même temps super que les jeunes s'affirment face aux adultes et leurs mentors !
Sacha ne se laisse pas marcher sur les pieds, c'est le moins qu'on puisse dire...
Et pour la petite histoire, elle est vaguement inspirée d'une amie russe qui ne mâche pas ses mots et fusille les gens du regard sans s'en rendre compte. Elle me réduirait probablement en miettes si elle savait que je me suis inspirée d'elle pour créer un personnage... Mais je crois que ça valait le coup de prendre le risque ; )
Je ne peux pas m'arrêter sur cette fin, alors je file au suivant.
Bonne lecture pour la suite !
Mais, mais... C'est quoi cette fin ? Je veux lire la suite moi !
Le groupe est encore bien fragile, et les personnalités qui le compose sont si différentes que cela ne va pas de soi.
Chacune des réactions est bien décrites en plus d'être très logique. On comprend le point de vue de Yi et de Sacha, puis celui de Paul et des autres. Yi est très touchant dans sa manière de fonctionner. Même s'il ne comprend pas tout de suite où qu'il n'a pas la même façon de procéder que les autres, il ne reste pas buté sur sa vision du monde. J'aime beaucoup sa sensibilité.
Bref, même s'il n'a pas été assez rapide, j'espère que les autres le seront ! Et que Marina ne sera pas blessée...
J'aime beaucoup que tu aimes bien Yi ! : )
Comme tu le dis, il n'a pas la même façon de procéder que les autres, mais il va beaucoup apprendre du groupe et au groupe au fil des chapitres. Même s'il semble "prêt" dès le départ, il a encore un peu d'apprentissage à faire !
Est-ce que Marina va être blessée ? La réponse dans quelques minutes !
Je me demande si on peut regonfler les pneus d'une jeep quand on controle les vents... si on est encore vivant apres s'etre fait tirer dessus! Mais a-t-on besoin d'une jeep quand on peut se teleporter.... Petit detail : tu parles des petits freres qui occupent une autre chambre "le temps que nous sommes là". Ca sonne bizarre. Peut etre "pendant notre presence" serait plus adapte? Ou "pendant que nous sommes la". J'attends la suite...
Merci pour ton commentaire : )
Je vais étudier cette question concernant l'utilisation du don de Marina pour regonfler les pneus… c'est pas une mauvaise idée, ça pourrait être utile !!
Merci d'avoir relevé cette phrase qui sonne bizarre. En la relisant, je suis tout à fait d'accord, et je me demande si cette formule "le temps que" ne serait pas un régionalisme... Je note ça dans les modifications à faire.
Et la suite arrive très très bientôt !