Le bureau de Cordélia baignait dans un profond silence depuis ce qui paraissait être une éternité. Dans un coin de la salle, Solola retenait son souffle, chaque expiration plus lente et silencieuse que la précédente. Quelques mètres plus loin, le directeur de la Deter faisait face aux lèvres plus pincées que jamais de Cordélia. Chacun semblait se jauger, défiant l’autre de prendre la parole en premier. Ni les bras croisés d’Onésime Dubois, ni le visage fermé de Cordélia ne laissait imaginer le début d’une conversation constructive.
Finalement, c’est avec un dédain non dissimulé que Cordélia attaqua la première.
- Pouvez-vous m’expliquer ce qu’un jeune homme, dont le Talent a été déterminé depuis plusieurs mois maintenant, fabrique encore chez vous Onésime ?
La question se heurta au mur d’impassibilité du visage du directeur.
- Hors sujet. L’intrusion aurait pu être commise par n’importe quel étudiant. Je ne ferai pas insulte à votre intelligence, Cordélia. Je ne doute donc pas que vous reconnaitrez aisément qu’en ce qui concerne Madame Martin ici présente, nous avons respecté vos demandes à la lettre. Tant en matière de détection de son Talent qu’au sujet de son logement. La responsabilité de potentielles dérives ne peut donc pas m’incomber.
- Insinuez-vous donc que n’importe quel élève aurait pu se balader dans les couloirs de votre école, un jour de semaine, en plein milieu des heures de cours sans que personne ne s’en aperçoive ? Je crois, bien au contraire, qu’il en va de votre responsabilité de savoir où se trouvent vos étudiants.
- Mais tout à fait, Cordélia. Cependant, comme vous l’avez vous-même précisé, Monsieur Sato n’est plus étudiant chez nous. Il travaille à la cafétéria, dans le cadre de l’insertion des Indéterminés et des personnes dont le Talent n’est plus d’actualité. J’ai d’ailleurs cru comprendre que cette obligation sociale faisait défaut au sein de votre organisation …
- Vous auriez certainement fait mieux à ma place … dommage que le conseil en ait décidé autrement, n’est-ce pas Onésime ?
Les deux directeurs se dévisageaient. Seuls les yeux plissés d’Onésime Dubois trahissaient son agacement, encore renforcé par l’ombre d’un sourire qui chatouillait les lèvres de Cordélia. Ils semblaient avoir oublié la présence de Solola, ainsi que le sujet premier de leur conversation. Une immense férocité imprégnait leurs regards respectifs.
Cordélia, visiblement satisfaite du silence d’Onésime, s’installa plus confortablement dans son siège. Ce siège qui lui appartenait, celui de directrice de la DNSTR. Elle s’y enracina si bien que personne n’aurait pu douter que telle était sa place. Finalement, elle riva son regard d’acier vers Solola.
- Quant à toi Solola, je suis profondément déçue. Le travail de ta concentration n’est pas censé te rendre aveugle et sourde à ton environnement. Lorsque tu seras en mission, il faudra que tu réussisses à rester concentrée sur ton invisibilité, tout en ayant une conscience aigüe de ton environnement. C’est à cette seule condition que tu pourras t’en sortir.
Solola ne put s’empêcher de regarder ses pieds. Jamais Miko ne lui avait expliqué le but de ces exercices de concentration qu’elle s’attelait à appliquer studieusement. Elle y arrivait, à présent : lire le livre en entier, répondre aux questions et obtenir un score suffisant de bonnes réponses. Et pourtant elle n’avait jamais tenté d’en comprendre l’utilité. Sous le regard froid de Cordélia, elle se sentit bête.
- Bien, revenons à nos moutons. Monsieur Sato est actuellement maintenu endormi, le temps qu’il se remette de son opération. Puisqu’il a été témoin de l’ouverture de l’ascenseur dans la chambre de Solola, nous avons été contraints de lui installer une Armémoire qui enfermera ce souvenir. Il ne pourra malheureusement pas être supprimé, le souvenir ayant eu lieu avant l’installation de l’Armémoire. Nous avons tout de même deux problèmes. Monsieur Sato semble être de nature curieuse et j’ai bien peur qu’il ne se remette à chercher dès demain, surtout lorsqu’il sentira qu’une partie de ses souvenirs lui est inaccessible. De plus, la vision de l’armoire de Solola risque de raviver des sensations que nous ne pouvons refreiner, malgré l’Armémoire. Or Solola ne maîtrise pas encore assez son Talent pour risquer un déménagement dans un environnement moins sécurisé. La meilleure solution reste donc d’éloigner Monsieur Sato.
Le cœur de Solola manqua un battement. Abasourdie, elle observa la nuque d’Onesime Dubois acquiescer.
- Je suppose que nous pouvons lui demander de rendre sa chambre, maintenant qu’il n’est plus étudiant.
Les yeux écarquillés de Solola naviguaient furieusement de Cordélia à Onesime. Aucun des deux ne semblaient se soucier de son avis à elle, si de celui de Marcelin d’ailleurs. Or l’idée de ne plus voir son ami aussi souvent qu’avant désolait Solola. Malgré son incapacité à se confier pleinement à lui, son soutien restait un pilier essentiel à sa vie. Au moins pourrait-elle le croiser pendant la journée, au moment des repas…
- Un simple déménagement ne suffira pas s’il a la possibilité de continuer à fouiner durant la journée, Onesime. Il faut l’éloigner de Panoï, lui trouver une nouvelle affectation. Je suis certaine que beaucoup d’autre organisations seront sensibles à l’argument de l’insertion.
Impossible. Le corps en alerte, Solola sentit la panique s’emparer d’elle. Suppliant du regard Onesime, elle priait pour qu’il réagisse, qu’il s’y oppose. Pourtant tout, dans l’attitude du directeur renvoyait une certaine lassitude. Pourquoi le ferait-il ? Marcelin n’était pas l’employé de l’année. Sa seule tentation de riposte devait tirer son origine de la rivalité que les deux directeurs semblaient entretenir. Certainement pas suffisant. Mais peut-être la soutiendrait-il si elle s’exprimait ?
Sautillant d’une jambe à l’autre, l’immobilité que Solola s’efforçait de conserver depuis le début de l’entretien lui était insupportable. En face de ces deux directeurs, toute son éducation lui criait de rester à sa place. Pourtant, l’urgence de la situation l’en empêchait. C’était tout juste si elle réussissait à se retenir de crier son désaccord.
Perdue dans la grande ville de Panoï, elle ne s’était jamais sentie seule, et elle le devait à Marcelin. Imaginer les sons de la ville sans l’écho de son rire était inimaginable. Il avait pris cette place dans sa vie. A Panoï, il était son ami, sa famille, son seul soutient. L’idée même de son absence la terrifiait.
Solola, elle, venait d’ailleurs. Elle pourrait sans problèmes retourner à Jeridor retrouver ses parents, la mer, la montagne, le soleil et l’odeur des figuiers. Marcelin avait toujours vécu à Panoï. Il y avait ses repères, sa grand-mère, sa vie. Jamais elle ne pourrait accepter de le voir arraché à sa ville par sa faute à elle. Les mensonges qui l’entouraient lui pesaient de plus en plus et si Marcelin en pâtissait, elle n’était plus certaine que le jeu en vaille la chandelle.
- Et s’il restait à la DNSTR ?
Onésime et Cordélia se tournèrent vers Solola, les sourcils arqués d’étonnement. Ils semblaient avoir oublié jusqu’à sa présence. Ou peut-être étaient-ils simplement surpris de voir celle qui ne disait jamais un mot plus haut que l’autre s’avancer vers le bureau d’un pas décidé. Le regard de Cordélia sembla se radoucir un peu.
- La confidentialité de notre organisation ne nous permet pas d’accueillir n’importe qui. Tous nos agents sont triés sur le volet et la présence de chacun est justifié.
- Il pourrait continuer à travailler à la cafétéria tout en ayant connaissance de l’existence de la DNSTR. C’est pas facile pour moi de ne pouvoir me confier à personne. Il pourrait être mon … conseiller ! Après tout, il a déjà une Armémoire en place, il ne pourra donc rien dire à personne.
- Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, Solola. Tous nos agents nous demanderaient une Armémoire pour leur famille, sinon ! Pour le moment, Marcelin n’a que des soupçons que nous pouvons facilement maîtriser. Et tu peux sans soucis te confier aux autres agents qui vivent la même chose que toi.
Cordélia reporta son attention sur Onésime, marquant ainsi un point final à la conversation. Solola recula d’un pas mais ne put contenir la colère qui grondait en elle, surpassant de loin toute notion de bienséance et de subordination. Interrompant Cordélia dont la bouche s’ouvrait déjà dans un souffle, elle abattit sa dernière carte.
- La situation est différente pour moi. Je suis visiblement la seule à posséder un Talent qui menace de m’absorber à tout moment. Je ne suis pas la première Invisible à faire partie de votre organisation et pourtant, ils ont tous fini par céder. Cette sensation de bien-être si forte qu’elle en devient irrésistible… je ne pourrais jamais m’y soustraire uniquement en restant concentrée. A un moment donné, il s’agit surtout d’un choix : celui de retourner à la vie normale ou de plonger entièrement dans ce bain de bonheur. Comment pourrais-je faire le choix de la vie si on me retire tout ce qui m’y attache ? Marcelin est mon seul ami, sans lui je n’ai aucune raison de rester à Panoï.
Cordélia fixait plus intensément Solola. Son visage parfaitement asymétriquement reflétait sur ses lèvres un profond agacement mais dans ses yeux une étincelle d’intérêt s’était allumée. Solola avait asséné ses simples suppositions comme des vérités. Résister à son Talent relevait-il réellement d’un choix ? Quoi qu’il en soit, elle espérait que la menace à peine masquée de quitter la DNSTR ferait son effet. Après tous les efforts qu’ils avaient mis en place pour trouver une Invisible, ils n’allaient certainement pas la laisser filer aussi facilement.
Le visage d’Onésime s’illumina de malice et lorsque son regard croisa celui de Solola, elle crut y voir l’ombre rapide d’un clin d’œil. En un éclair, il profita du moment d’hésitation de Cordélia pour ramasser ses affaires.
- Cordélia je vais devoir vous laisser, j’ai un rendez-vous très important. Vous me tiendrez au courant de votre décision. En attendant, j’attendrai Marcelin à la cafétéria dès demain matin.
La porte du bureau claqua avant que Cordélia n’ait pu émettre un son. C’est avec un peu de retard que Solola réalisa l’intelligence du directeur de la Deter. En abondant dans son sens, il aurait certainement fini de convaincre Cordélia de prendre la décision inverse. Son départ précipité lui permettait, au contraire, de remettre le choix entre les mains de la directrice de la DNSTR tout en exigeant une réponse rapide et un retour au travail de son employé dès le lendemain. Cordélia ne pouvait certainement pas le maintenir inconscient pendant beaucoup plus longtemps de toute façon.
Pleine d’espoir, Solola se tourna vers une Cordélia qui s’était laissée retomber dans son fauteuil.
- Il est vrai que nous avons échoué avec tous nos Invisibles, Solola. Mais tu n’es pas seule au sein de cette organisation. Mon rôle est de vous protéger, tous. Et cela passe notamment par le fait de ne pas laisser entrer n’importe qui.
- Marcelin est loyal, intelligent et … il peut être discret… quand il veut.
- Je n’en doute pas. Et je suis certaine que ces qualités font de lui un excellent ami. Elles ne sont cependant pas suffisantes pour entrer à la DNSTR.
A deux doigts du désespoir, Solola laissa échapper un long soupir.
- Je comprends. Mais moi je ne me sens pas de continuer sans lui.
- Je suis sûre que tu y arriveras, avec le temps, conclue Cordélia en se rasseyant.
Elle reportait déjà son attention vers les papiers qui se trouvaient sur son bureau, indiquant clairement à Solola que la conversation touchait à sa fin. Bien que mal à l’aise, Solola conserva sa parfaite immobilité. La directrice s’était visiblement méprise, ou n’avait peut-être pas voulu comprendre le sens de sa phrase. L’angoisse et la colère n’avait pas fait place à la tristesse mais à une incroyable détermination.
Elle ne continuerait pas sans lui. Solola n’accepterait jamais que le destin de Marcelin soit scellé sans qu’il n’ait pu donner son avis et sans qu’elle n’ait tout tenté.
- Non. Je suis désolée, mais je suis sûre que vous trouverez un nouvel Invisible rapidement.
La mâchoire de Cordélia se contracta d’agacement. Ses yeux sondaient le regard inflexible de Solola, tentant de déterminer le sérieux de ce qui pouvait s’apparenter à un chantage. Solola avait assez de jugeote pour ne pas tenter un tel pari avec la directrice de la DNSTR. Si elle s’était permise cette affirmation, c’est qu’elle y croyait dur comme fer. N’y laissant rien paraître, son cœur se serra malgré tout. Si Marcelin quittait Panoï, elle le suivrait, mais elle espérait plus que tout que Cordélia changerait d’avis. Partir avant d’avoir maîtrisé son Talent serait un échec.
Dans un mouvement fluide, Cordélia se leva et s’approcha lentement, la tête plus haute que jamais. Un silence de plomb s’était installé dans la salle. Solola n’était même plus sûre de respirer. Le parquet lui-même n’osait plus grincer. Arrivée à deux mètres d’elle, Cordélia s’immobilisa et la regarda lentement de haut en bas. Puis de bas en haut.
- Nous ferons un essai. Sous deux conditions.
Se retenant d’exulter, Solola acquiesçait sérieusement.
- Marcelin devra accepter la destruction de son Armémoire dans le cas où tu disparaitrais définitivement. Quant à toi, tu as une semaine pour te préparer pour ta première mission. En attendant que nous localisions le Polymorphe, cela nous permettra de tester tes capacités. Si tu réussis cette première mission, Marcelin pourra rester. Sinon, il devra quitter Panoï alors que tu resteras à la DNSTR.
Une décharge d’adrénaline déferla dans les veines de Solola. Une première mission. Dans une semaine seulement. Cordélia savait-elle que son entrainement ne l’avait encore jamais amenée à disparaître totalement ? Quoi qu’il en soit, si Marcelin était autorisé à rester à ses côtés, elle était prête à tout accepter. Mais si elle échouait … Solola chassa l’idée de son esprit. Elle règlerait les détails plus tard, mais l’échec n’était décidément plus une option.
- Vous pouvez compter sur moi.
Les deux femmes se dévisagèrent un instant, puis Solola s’autorisa à quitter le bureau de la directrice avant qu’elle ne change d’avis. Une semaine. Sept jours avant de tester son Talent sur le terrain pour la première fois. Peut-être devrait-elle avoir peur ? Solola avait beau chercher au fond d’elle-même, elle ne trouvait aucune trace d’inquiétude. Cordélia venait de lui offrir ce qui lui manquait depuis le début : un but.
Aux côtés de Léontine, Solola se battait afin de ne plus jamais se retrouver sans défenses devant une menace. Avec cet objectif en tête, elle s’était améliorée à vitesse grand V, tandis que la maîtrise de son Talent et la menace du Polymorphe restaient des concepts flous.
A présent, elle avait sept jours. On pouvait difficilement faire plus concret.
A bientôt !
Ça me fait très plaisir de te lire !!! En effet ça fait un moment que je ne me suis pas connectée et je l'avoue, un moment que je n'ai pas écrit... Je suis devenue maman cette année et entre ce nouveau rôle et mon travail je n'ai pas encore retrouvé beaucoup de moments pour moi mais je garde toujours en tête Solola et j'ai bien l'intention de terminer mon histoire un jour !
Je ne sais pas si je publierais la suite ici car après une pause si longue je ne suis pas sûre que beaucoup suivraient... Mais si tu le souhaites je pourrais te partager la suite ;)
Saches que tu as eu un rôle très important tout au long de mon process d'écriture en me donnant la motivation de continuer grâce à ta fidélité et tes bons conseils !
J'espère que ta saga continue à s'écrire avec autant de passion ;)
À bientôt !
On comprend maintenant beaucoup mieux pourquoi Miko obligeait Solola à faire ses exercices de concentration. J'ai envie de lui donner des claques. Il aurait très bien pu en parler un peu plus avec son élève. Il est évident que pour lui et Cordélia cela coulait de source. Pauvre Solola.
On comprend au fil de la discussion que Marcellin va finalement rester et qu'il va aider Solola. J'ai trouvé l'argument de Solola plutôt logique, même si je dois t'avouer que ce passage ne pas totalement convaincue. J'ai eu un peu de mal à ressentir les émotions des personnages, notamment ceux de Solola quand elle se rend compte qu'elle va être séparé de son ami. Je vois ce qu'elle éprouve, mais j'ai eu du mal à ressentir cet attachement. L'autre élément concerne les réactions de Cordélia dont je trouve le changement un peu brusque, surtout quand elle accepte que Marcellin reste. J'ai eu l'impression que ça a basculé en un claquement de doigt et je pensais qu'elle allait plus s'opposer.
L'autre élément que j'ai pour l'instant un peu du mal à saisir, c'est le fait qu'elle lui donne une semaine pour se préparer à affronter le polymorphe. J'ai envie de dire qu'est-ce que Marcellin à avoir la dedans et surtout j'ai trouvé cette condition un peu suicidaire. Cordélia vient elle-même d'avouer que les invisibles sont durs à trouver et elle envoie une, peut-être pas tout à fait prête, affronter un type qui peut potentiellement la tuer pour tester ses capacités. C'est pas un peu dangereux ? A moins que la situation avec le polymorphe est vraiment catastrophique. C'est bien, cela lui donne un but, mais j'attends de voir la suite pour voir où cela va nous mener.
J'espère que mon commentaire n'est pas trop dur, mais je peux t'assurer que je prends toujours autant plaisir dans ma lecture ! Hâte de lire la suite ! :-)
Ton commentaire ne m'étonne pas du tout, j'ai eu beaucoup de mal à écrire ce chapitre !
Je vais bosser sur les émotions de Solola pour que ça soit plus fluide ainsi que sur la réaction de Cordelia, merci pour la remarque ;)
Par contre concernant la mission il s'agit d'une petite mission en attendant de localiser le polymorphe, justement pour la tester avant sa mission principale ... Ce n'est pas assez clair ?