Face à la fenêtre, Marcelin laissait son regard vagabonder dans le jardin séparant les bâtiments jumeaux. Il connaissait par cœur chaque feuille, chaque écorce, comme de vieux amis. Et pourtant, sous le ciel mitigé de ce début d’après-midi, il les regardait sans les voir. S’il offrait son dos à Solola depuis plusieurs minutes, c’était pour mieux dissimuler le large sourire qui forçait les commissures de ses lèvres. Toute sa concentration était dirigée vers un seul et même objectif : ne pas rire.
Et l’exercice se révélait particulièrement complexe. Solola, assise en tailleur sur son lit, lui racontait ses derniers entrainements avec un telle détresse et une telle naïveté qu’il avait du mal à garder son sérieux. Pourtant, s’il cédait à la tentation et laissait exploser son hilarité, elle lui demanderait forcément de s’expliquer, ce qui gâcherait totalement l’expérience.
- Donc tu me dis qu’en réalité, Miko ne serait pas Différent ?
- J’en sais rien ! Léontine n’a pas été aussi claire que ça … J’ai essayé de la cuisiner mais je crois qu’elle commence à voir clair dans mes techniques pour la faire parler. Elle m’a sorti le blabla qu’on apprend en Classe Elémentaire sur le fait que c’est un truc très perso et que ça se fait pas de révéler le Talent des autres à leur place.
- OK mais qu’est ce qu’elle t’a dit, très exactement ?
Marcelin se tourna vers Solola en fronçant les sourcils, dans l’espoir de se donner un air plus sérieux. Discrètement, il mordit d’intérieur de ses joues pour retenir le sourire qui lui picotait toujours les lèvres.
- Je lui ai demandé d’au moins me dire si Miko était Différent. Elle m’a dit qu’il ne l’était pas. Puis elle a hésité, et elle a rajouté « enfin pas vraiment ». Donc tu vois niveau clarté on peut mieux faire !
- C’est vrai.
- Soit tu es Différent soit tu ne l’es pas, tu ne peux pas être à mi-chemin entre les deux ! Bref. J’ai continué à lui chercher des poux et les seules infos que j’ai pu récolter c’est que son Talent a été détecté par les tests de Classe Elémentaire et qu’il n’est pas allé dans une Deter.
- Ça veut dire quoi à ton avis ?
Tel un parent enseignant la marche à son enfant en lui tenant les mains, Marcelin avançait pas à pas. Lui, s’était forgé une opinion bien précise sur la situation et il était curieux de découvrir combien de temps serait nécessaire à Solola pour arriver à la même conclusion. Intelligente et habituellement très perspicace, il était ébahi par sa capacité à rester plongée dans une telle méconnaissance de sa propre personne.
- Aucune idée. Tout ce que je sais c’est que Léontine s’est braquée et que j’ai passé une heure à courir en silence. C’était franchement agréable les dix premières minutes mais après, quel ennui ! C’était certainement les cinquante plus longues minutes de ma vie.
Loin de rendre les armes, Marcelin contra la tentative de changement de conversation.
- Donc si on résume : le Talent de Miko a été détecté grâce au test et il n’est pas allé à la Deter.
- Mais selon Léontine il est quand même, en quelque sorte, Différent.
- Soit, répliqua Marcelin en balayant de la main l’argument qui, selon lui, n’apportait rien au débat. Pourtant, quand tu te retrouves face à lui, tu ressens quand même un truc bizarre. Tu peux me redire quoi exactement ?
- Une sensation de malaise, des palpitations, les mains moites, un peu comme du stress quoi. Comme si mon corps détectait un danger.
- Mmmh, le cœur qui accélère … les mains moites … Qu’est ce que ça peut vouloir dire…
Plaquant sa main sur sa bouche dans une attitude de profonde réflexion, il en profita pour laisser momentanément les commissures de ses lèvres se redresser. En plus d’y aller avec des gros sabots, il regretta de ne pas posséder de pipe afin de mieux singer l’attitude du détective en plein enquête laborieuse.
De son côté, Solola haussait les épaules, l’air sincèrement perdue.
- Franchement, ça pourrait être n’importe quoi.
- Bien sûr, n’importe quoi … le mystère s’épaissit !
Face à l’attention de Solola qui s’était déjà reportée vers son Holopad, Marcelin décida de lâcher l’affaire pour cette fois.
En parlant de mystère, son enquête personnelle piétinait plus que jamais. Solola éludait de plus en plus tout sujet qui avait trait à l’espace ou à sa mission au sein de l’Agence Spatiale Internationale. Marcelin, lui, s’était abonné à un journal dédié au sujet sur son Holopad et questionnait Solola à chaque publication de nouvel article. Au fil des semaines, il s’était rendu compte que son intérêt personnel pour l’espace avait de très loin dépassé celui de Solola. Le seul élément intersidéral qu’il constatait chez elle était l’étrange vide dans ses yeux qui jetait un voile sur leurs conversations.
Dans un premier temps, ses réponses avaient pu lui paraître pertinentes mais depuis plusieurs jours, un nouveau rendez-vous apparaissait magiquement à chaque fois qu’il effleurait le sujet. Ces esquives peu discrètes avaient fini de le convaincre que quelque chose ne tournait pas rond.
Cette attitude le pesait plus particulièrement depuis que lui-même avait commencé à pratiquer la fuite de son côté. Lorsque Solola l’avait questionné, il avait vaguement répondu que Palmyre était très occupée en ce moment et qu’il en profitait pour prendre un peu de recul. En réalité, la compagnie en pointillé de son amie lui permettait surtout de se changer les idées et de calmer sa conscience en profitant d’une véritable excuse.
La patience dont il avait fait preuve avec Palmyre avait atteint ses limites. Si la compréhension et l’attente n’avaient pas porté leurs fruits, peut être que la distance agirait en sa faveur. Malheureusement, travaillant avec elle trois fois par jour, il n’était pas aisé d’instaurer ce recul et de s’y tenir. Régulièrement, Marcelin culpabilisé de se montrer lâche et de céder. Mais Palmyre culpabilisait-elle de toujours le nier ? De partager les rires de ceux qui se moquaient ? Pas suffisamment pour faire changer les choses en tout cas.
Il devait donc s’éloigner, prendre ses distances et éviter de penser à elle toute la journée. Or, il n’arrivait à combiner ce délicat milkshake que grâce à la présence rafraichissante de Solola et au mystère qui entourait son Talent.
Aussi, lorsqu’en ce début d’après-midi elle le congédia afin d’exercer sa concentration avant son entrainement, Marcelin ne put se résoudre à la quitter. Après avoir emprunté ses toilettes, il retrouva Solola assise à son bureau, déjà plongée dans la consultation d’une liste sur son Holopad. L’embrassant sur chaque joue, il lui souhaita bon courage et se dirigea vers la porte d’entrée qu’il claqua bruyamment.
Il ne réfléchit qu’ensuite à son geste. La porte d’entrée s’était ouverte et refermée sur du vide. A présent, le dos collé contre la paroi de la salle de bain, il tendait l’oreille. De là où il était, Solola était toute proche mais hors de sa vue. Pourtant, il était à découvert. Quelle excuse pourrait-il trouver si elle le découvrait là ? Scannant la pièce du regard, Marcelin récapitula les cachettes à sa disposition.
La plus facile d’accès était la douche car il était peu probable que Solola s’y rende à cette heure de la journée. Cependant, elle ne lui permettrait certainement pas d’observer son amie autrement que sur le trône, chose qu’il n’avait nullement envie de voir. L’armoire lui semblait être une cachette idéale : son emplacement central pouvait lui offrir une parfaite vue sur la pièce mais la rendait forcément trop compliquée d’accès. Il jugea également trop risqué de traverser la salle en rampant jusqu’au-dessous du lit, à quelques centimètres seulement du bureau. La dernière option était donc certainement la meilleure : les rideaux.
Quatre ou cinq mètres le séparaient de sa cible. Malheureusement, il n’avait aucune idée de l’emplacement actuel de Solola. Était-elle toujours à son bureau ? Il s’agissait là de la seule possibilité pour qu’elle lui tourne le dos et qu’il ait la possibilité de rejoindre sa cachette, mais il n’avait aucun moyen de s’en assurer. Marcelin se demandait comment il allait faire pour allier rapidité et silence dans son déplacement lorsqu’une musique assourdissante jaillit dans la pièce.
Surpris, il se retint tout juste de crier. Au moins, la question du silence était réglée. Marcelin aurait pu traverser la salle en tapant sur un tambour que personne ne l’aurait entendu. Suite à ce rebondissement inattendu, il laissa passer quelques minutes puis risqua un coup d’œil rapide vers le coin bureau. Solola y était en effet assise, la tête dans les mains, concentrée sur son Holopad. Le cœur bondissant, Marcelin saisit sa chance et s’élança à quatre pattes vers la fenêtre. Concentré sur son objectif, il ne s’autorisa à regarder vers le bureau qu’une fois à l’abris de sa cachette. Imperturbable, Solola n’avait pas bougé d’un cil.
Ravi d’avoir réussi son camouflage, Marcelin laissait trainer un œil en direction du bureau, à l’affut de la moindre action. Son excitation retomba rapidement.
Trente minutes passèrent sans qu’il ne se passe rien. Ennuyé de fixer quelqu’un en train de lire, une migraine commençait doucement à faire son apparition.
Une heure. Toujours la même position. Toujours la même lecture. Toujours le même rythme entêtant qui lui vrillait les oreilles.
Une heure et demi. Marcelin s’autorisa quelques flexions/extensions pour détendre ses jambes ankylosées. Au restaurant, il avait l’habitude de rester debout durant des heures, mais jamais de manière aussi statique.
Deux heures. Solola esquissa un mouvement. Elle avait visiblement arrêté de lire et pianotait activement sur son Holopad. Le questionnaire de lecture. Elle n’en avait plus pour longtemps. Marcelin s’étonna de sa capacité à rester concentrée. De son côté, la techno tonitruante ne permettait à aucun de ses neurones de prolonger une réflexion plus de quelques secondes. Derrière le rideau, il se sentait piégé autant physiquement que mentalement.
Il réalisa alors qu’il n’avait absolument pas imaginé la manière dont il pourrait sortir de sa cachette. Si Solola se levait et sortait tout simplement en refermant la porte de son studio derrière elle, il prenait le risque de rester coincé là. Jetant un coup d’œil par la fenêtre, il évalua les risques d’un saut à de multiples fractures et une enquête définitivement avortée, mais cela ne le tuerait certainement pas. Quoi qu’il en soit, cette éventualité n’avait rien d’alléchant.
Deux heures et demi. La musique s’arrêta aussi brusquement qu’elle avait commencé. Un long sifflement continua de résonner dans les oreilles de Marcelin. Prenant garder de ne laisser dépasser aucun bout de sa corpulente personne, il retint son souffle. N’osant plus regarder à la dérobée le bureau, il tentait de se représenter les mouvements de la salle à l’ouïe.
Un long soupire. Le grincement d’une chaise qui recule. Des pas. Une porte qui se referme. Moins lourde que la porte d’entrée. Une chasse d’eau. Un robinet.
Marcelin s’autorisa quelques secondes de soulagement en considérant qu’il avait, au moins, fait le bon choix de cachette.
Le grincement d’une porte qui s’ouvre de nouveau. Des pas. La déglutition de quelqu’un entrain de boire. Des pas, encore.
Les yeux fermés, Marcelin concentrait toute son attention vers ses oreilles, compromettant ses autres sens au profit de celui-ci. Il perçut le bruit d’un aimant cédant à une force de traction. La porte de l’armoire. Encore une fois Marcelin remercia sa bonne étoile.
Persuadé que Solola, face à son armoire, lui tournait le dos, il se risqua à jeter un œil. D’un mouvement sec, elle écarta les cintres d’un côté et de l’autre de la penderie. Toute droite, elle semblait particulièrement intéressée par le fond du meuble qu’elle touchait aléatoirement. Intrigué par cette étrange attitude, Marcelin repoussa un peu plus le rideau. Soudain, un déclic se fit entendre et le fond de l’armoire s’écarta devant une petite pièce métallique où Solola pénétra. L’action se passa si vite que Marcelin n’eut pas le temps de se demander s’il était cohérent que l’Agence Spatiale Internationale installe un tel passage dans une chambre de la Deter. Il n’eut pas le temps de réfléchir aux tenants et aboutissants de cette découverte, ni de se questionner sur la réaction de Solola. Pousser par l’élan de son adrénaline et la certitude de découvrir là quelque chose d’important, Marcelin bondit hors de sa cachette.
Trébuchant, plus que courant, vers l’armoire, il eut tout juste le temps de s’étaler au milieu de la petite pièce avant que l’ouverture ne se referme. Marcelin décolla son visage du métal froid et son regard rencontra l’air surpris et terrifié de Solola. Dans l’optique de la rassurer, Marcelin tenta de se relever le sourire aux lèvres, une blague sur le bout de la langue.
Un épais nuage blanc les enveloppa alors et la fameuse blague n’eut jamais l’occasion de sortir. Avant que l’un des deux ne puisse prononcer un seul mot, leurs têtes se mirent à tourner. Celle de Marcelin retrouva rapidement le contact glacé du sol et ses yeux encore ouverts rencontrèrent ceux de Solola qui subissait la même position que lui.
Finalement, dans un tourbillon d’idées brumeuses, les deux amis perdirent connaissance.
Chapitre sympathique à lire. Les commentaires internes de Marcellin sur les réactions de Solola face à Miko était vraiment très drôle à lire. Est-ce qu'il pense qu'elle serait peut-être amoureuse de son mentor ? En tout cas, cela semble beaucoup l'amuser de voir son amie se dépatouiller dans ses émotions. En parlant de sentiment, on comprend la frustration de Marcellin concernant Palmyre. Pour combler ses peines de coeur, il décide de se concentrer sur les secrets de Solola et choisit de passer à l'action. J'ai bien aimé les étapes des mouvements de Solola en fonction du temps. On dirait vraiment un détective qui fait son travail avec beaucoup de zèle. Malheureusement pour lui, gâche son travail à la fin.
Si j'avais juste une petite remarque, ce serait que je me demande si les évènements ne vont pas un peu trop vite. J'ignore ce que la découverte de Marcellin va engendrer, donc je peux très bien dire n'importe quoi, mais je trouve que l'on n'a pas encore bien découvert la DNSTR. Je ne sais pas si c'est très clair.
Quoi qu'il en soit, je lis toujours ton histoire avec beaucoup de plaisir et j'ai hâte de connaitre la suite ! :-)
Alors pour répondre à tes craintes je te confirme que la suite de l'histoire continuera de se dérouler à la DNSTR donc pas de nouveau changement de lieu ! On devrait donc prendre le temps d'en apprendre plus ;)