Dans les rayons alambiqués de la librairie Mollat, la file d’attente s’entasse. Les lecteurs attendent leur tour, discutent avec le voisin de ce dernier roman qu’il leur tarde de commencer, du précédent qu’ils ont adoré et parfois, d’une précédente rencontre dont ils espèrent que l’auteur se souviendra. D’autres, en dehors de la file, râlent tout bas qu’ils n’ont pas un accès tranquille à leur rayon. Eugène ne leur prête même pas attention. Il n’en a que pour ceux qui, depuis une heure déjà, patientent pour le rencontrer. Et il les accueille tous avec ce même sourire. Radieux, poli, chaleureux. Les « merci, vos mots me touchent beaucoup » alternent les « ravi de vous avoir transporté dans les histoires qui m’habitent ». Parfois, quelques lecteurs scandent des discours plus politique. « Vous ne méritez pas la haine de vos détracteurs », « dans plusieurs décennies, au siècle prochain, ce sera vous que la littérature retiendra ». Bien que flatté, il accueille toujours ces remarques avec retenue. Depuis cinq ans que l’affaire Zuka a défrayé la chronique, ses opposants n’arrêtent pas de le descendre dans quelque tribune ou article de blog à chacune de ses sorties. Tous les trois mois.
« La littérature choisira d’elle-même » leur répond-il.
Les détracteurs, il y en aura toujours. Eugène l’a compris à présent : c’est la rançon du succès. Et même si de plus en plus d’auteurs ont suivi le pas d’écrire avec l’intelligence artificielle, d’autres irrémédiables écrivains ne jurent que par leur propre tête.
« Après tout, il y a bien des auteurs qui ont continué à écrire sur des carnets quand l’ordinateur leur a offert le traitement de textes » dit-il encore à ceux qui s’emportent devant lui.
Eugène s’en fiche bien, à présent, de ce que ces détracteurs disent de lui. Il préfère retenir qu’un professeur de la faculté de droit cite chaque année la « jurisprudence Loustillac ». Même si Eugène est à présent connu sous le nom d’Alambic, l’histoire du droit a retenu son nom civil, celui qui a été placardé sur les dossiers de l’affaire Zuka. L’histoire de la littérature, elle, le retiendra peut-être car il est le premier du « courant digitaliste ». Peut-être pas. Cela aussi, il s’en fiche à présent. La langue française, elle, l’a retenu. De toutes parts, dans tous les milieux, les gens disent qu’ils « alambiquent une œuvre ». Le terme a été jugé plus agréable par le tribunal populaire de la langue que le technique mais plus rugueux à l’oreille « j’ai utilisé l’intelligence artificielle pour créer ». Peu lui importe que ses œuvres lui survivent : Eugène lui-même est devenu un classique, un élément de langage que les gens se partagent sans même en connaître l’origine. Et cela lui décroche un fier sourire à chaque fois qu’il entend l’expression employée dans la rue, qu’il la lit dans la presse.
Eugène alambique plusieurs romans par an, et cela ne lui pose plus aucun problème. Son lectorat dévore ses œuvres, en redemande toujours plus. Grâce à Léana, il répond à la demande. Sophie, elle, est partie vivre en Polynésie avec Clara. Son frère ne l’envie pas : s’il a un temps rêvé de ce cadre de vie idyllique auquel il a goûté à Nouméa, il tient trop à son public pour partir vivre à l’autre bout du monde. Alors, chaque année, il s’offre une parenthèse de quelques semaines en Nouvelle-Calédonie, loin de l’agitation de la métropole, où il a pris l’habitude de ne jamais emporter son ordinateur. Un carnet dans son sac, il ne manque pas de noter les idées que le voyage laisse naître dans sa tête. Puis, au retour, il alambique ses textes.
Dans la file d’attente, Philippe demeure plus silencieux que le reste de la foule. Dans sa main, le dernier ouvrage d’Eugène. Depuis cinq ans que l’affaire Zuka a éclaté, son fils ne lui a jamais accordé plus que le temps qu’il n’y est obligé : un bref entretien autour d’une séance de dédicace. Si le père n’en loupe aucune, le fils trouve l’occasion trop publique pour se permettre d’être impoli.
Eugène ne lui dit pas à quel point il le trouve amaigri et usé. Il ne lui dit pas non plus que dans une semaine, il partira pour Nouméa retrouver sa mère et David, avec qui il aura plaisir à passer plusieurs soirées à discuter littérature. Plus plaisir qu’avec lui, avec qui il n’a jamais réussi à communiquer en étant vraiment lui-même. Eugène en veut à son père de tout ce temps perdu, de cette rage qu’il a accumulée envers le monde pour le lui avoir présenté avec les mauvaises œillères. Sans lui, Eugène aurait peut-être même pu finir un roman par lui-même. Et même si aujourd’hui, un tel objectif de performance ne l’assomme plus, il lui en veut d’avoir perdu presque trente ans à faire fausse route.
Trente ans à vouloir faire quelque chose qu’il n’a pas les moyens de faire seul puis, quand il a trouvé une aide pour y parvenir, d’avoir permis à sa haine de culminer car ne pas faire une chose par soi-même aurait été pire que ne pas la faire du tout. Sans Philippe, Eugène n’aurait peut-être pas craint Léana. Il n’aurait peut-être pas eu une opinion si haute et si fausse de ce qu’est ou n’est pas la littérature. Il aurait arrêté plus tôt de lui mettre une majuscule. De douter de tout le monde, de perdre Gabrielle.
Elle vient d’avoir son premier enfant.
Sans cette distance que le fils a lui-même creusée, Eugène aurait peut-être arrêté de détester son père pour le moindre mot qui était sorti de la bouche de ce dernier depuis la naissance de son premier enfant.
Alors, quand Philippe lui tend l’ouvrage, Eugène lui rend son sourire le plus poli. De toute la dédicace, son père ne parle pas. Il détaille ce fils indigne qui lui refuse son temps. Qui, sans même un regard, lui signe son livre du mot le plus ironique et court qu’il écrit à ses lecteurs :
« Alambiquement vôtre,
Eugène »
Ce n’est que quand il récupère l’ouvrage que Philippe en sort un autre de son sac. Il n’est pas emballé. Pas même attractif : la couverture ne représente aucune image, le nom de l’éditeur ne lui parle pas.
« Ces choses indicibles, Philippe Loustillac »
« Il est pour toi, se contente-t-il de dire d’une voix à peine audible avant de s’en aller.
— Tu ne veux pas me le signer ? » appelle Eugène derrière son dos.
Mais Philippe ne se retourne pas. Eugène jette un dernier regard à la couverture. Elle lui ressemble bien : unie, blanche, avec un seul titre pour appeler à l’imagination du lecteur. Jusqu’au bout, son père aura été fidèle à lui-même. Une couverture à photographie ne lui aurait pas ressemblé. Pas lui. Philippe Loustillac fait dans l’authentique.
Eugène rentre chez lui, dans son appartement du centre-ville où il a emménagé quelques mois après l’affaire Zuka. Face à l’isolement de Langoiran, il a finalement tranché : il préfère le bruit, le passage et la reconnaissance quotidienne. Les fenêtres ouvertes, l’agitation du cours de l’intendance siffle à ses oreilles. Le printemps vient d’arriver, alors les Bordelais profitent de ses rayons de soleil pour dévorer la ville. Sur le canapé, Eugène sourit. Il a passé une bonne journée. Il n’a pas pu échapper au traditionnel passage de son père, auquel il accorde désormais une qualité que tous deux partagent : la persévérance. Parfois, il se dit qu’à force d’une telle insistance, son père finira bien par y arriver. Cette pensée ne manque jamais de lui décocher un petit rictus.
Papa…
Trouver la moindre occasion de se pointer, ne jamais savoir trouver les mots. Pour un soi-disant auteur, Eugène trouve l’affaire cocasse.
Pourtant, cette fois, faute de mots, son père lui a laissé un livre.
« Ces choses indicibles »
Alors, tel un rituel jamais démenti, Eugène commence par la quatrième de couverture :
« Philippe Loustillac revient sur l’affaire qui a secoué le monde de l’édition puis de la littérature. Qui a créé l’intelligence artificielle la plus contestée de France ? Comment le premier auteur digitaliste a-t-il bâti son empire ? Avec un ton intimiste et exempt de toute morale, l’auteur nous livre un véritable plaidoyer en faveur de cet écrivain qu’une partie de la France accuse d’avoir dévoyé les arts : Eugène Alambic. »
Un livre sur moi ?
Il en sourit. Il en serait presque fier, s’il n’était pas encore un fils indigne. Déjà, Eugène regrette ses a priori sur cet ouvrage qu’il découvre à peine.
À l’intérieur, une dédicace s’étale sur deux pages :
« J’ai découvert en ayant mon premier enfant à quel point écrire était un acte égoïste, et j’ai décidé de vous voir grandir plutôt que de continuer à enfanter des romans qui n’auraient peut-être de vie que sur mes feuillets. Vous, au contraire, étiez là tout le temps. Je ne regrette pas mon choix. Je regrette juste de ne pas avoir eu la force de me réjouir que tu sois plus persévérant que moi.
À présent que le temps m’est compté, mon dernier espoir est que tu trouves la force de me pardonner. Je n’ai plus la ressource de me battre contre toi. Ces derniers temps, j’ai dû choisir mes batailles, et je crois bien avoir perdu la mienne.
Ce livre, je le crains, sera notre dernier dialogue, dont je regrette déjà d’arriver à la fin. »
J'ai plein de choses à dire !! D'abord, j'ai été très surprise de voir une notification pour un nouveau chapitre, je n'avais pas compris que tu réécrirais directement par-dessus. Quand j'ai commencé, je n'ai rien compris, donc j'ai relu (parcouru pour être très honnête) depuis le chapitre 14. Je trouve que la place de Sophie entre Eugène et les éditions Verglas est beaucoup plus claire. J'ai aussi l'impression qu'il y a moins de temps de lecture consacré au procès, ce qui est une bonne chose car c'était un peu redondant. J'ai aussi apprécié la façon dont Eugène décide finalement de se servir de Léana, qui constitue moins une torture pour lui (et une urgence absolue) que dans le texte initial. Il a changé d'avis sur le sujet et ça me fait très plaisir ! Globalement, tous les changements que j'ai repérés sont positifs pour moi, donc bravo pour cette réécriture réussie !
Concernant ce dernier chapitre en particulier, je trouve qu'il conclut très bien l'histoire. La dédicace de Philippe à la toute fin m'
Et aussi, j'adooooore le terme "alambiquer un texte", je trouve que c'est une idée de génie d'avoir ajouté ça ^^
Cette version me plait beaucoup mieux personnellement ! Je suis contente que tu aies réussi à lui faire voir le jour ;)
Amicalement !
En tout cas, un grand merci pour ta relecture, en plus tu es repartie bien en amont ! Merci merci ! Et pour tes retours aussi :)
Je n'ai jamais été satisfaite de l'ancienne fin, j'ai passé ces derniers temps à me triturer les méninges jusqu'à trouver une nouvelle façon de l'aborder. Celle-ci me convient beaucoup mieux, et me semble plus en lien avec mon ambition de fin originale. Si en plus elle t'a émue, mission accomplie !
Il y a encore du travail dans le manuscrit je pense, mais j'ai l'impression avec cette réécriture d'avoir débloqué les points les plus importants, les plus grosses incohérences. Prochaines étapes : un retravail dans chaque scène pour affiner le texte...
Alambiquement tienne ;)