Chapitre 22 - Blancs iris

Notes de l’auteur : Il s'agit ici de la seconde version de chuchotement que je souhaite vous présenter ! Se voulant plus dynamique et poignant (je l'espère) dés le début du récit, anciens ou nouveaux lecteurs, je compte sur vos commentaires :)

La porte de ma chambre grinça, lorsque je la poussai avec prudence. Il aurait été incongru que Nawel ne me découvre en pleine forme et de retour de promenade après avoir simulé des maux d’intestins… « Tu auras été finalement chez le médecin! », m’inventai-je une excuse.

Ne sachant pas si je disposais de beaucoup de temps devant moi, je me hâtais de fourrer dans ma sacoche toute neuve les indispensables de notre voyage. Mon argent économisé ces dernières années vint rejoindre celui fraîchement acquis, suivi de près par mon stock de papier à lettres et mon nécessaire d’écriture. J’ouvris ma petite malle, et portai le regard sur l’intégralité de ma garde-robe. Tous les habits que m’avait offerts Adélaïde resteraient là, privés à jamais de la lumière du jour. Mes mains s’activèrent finalement à farfouiller dans le fond, pour récupérer des sous-vêtements et une petite brosse à cheveux, avant de rencontrer l’étoffe tant appréciée de ma « robe fétiche », comme j’aimais l’appeler.

Le tissu bleu nuit au col carré était le vestige d’une des premières robes qu’Adélaïde m’avait offerte. Rosalie avait passé de longues heures à l’ajuster à ma taille et à retravailler le jupon pour me faire gagner de l’aisance en selle. Enfouissant mon bras un peu plus profondément dans la malle, j’en ressortis le pantalon beige d’écuyer qu’Alaric m’avait donné en toute discrétion. Encore aujourd’hui ce dernier était trop large pour moi. Je pliai avec soin ma tenue de voyage, enfin complète, qui partit rejoindre le reste de mes affaires dans la sacoche, tandis que mes lèvres s’étiraient en un fin sourire. Depuis toutes ces années, je m’étais confectionné des habits mieux ajustés et tout aussi agréables pour chevaucher, pourtant je n’aurai pu en choisir d’autres… Aucune ne pouvait se vanter d’être un peu d’Adélaïde, de Rosalie et d’Alaric tout à la fois !

Après avoir caché la sacoche au ventre arrondi au fond de la petite malle de bois, je me couchai et sautai l’heure du repas pour parfaire mon alibi de grande malade. En chemise de nuit, allongée sous mes draps, la fatigue lancinante de ma musculature m’envahit. Tout comme à chaque fois que j’avais pris possession d’un corps animal, mes muscles me brûlaient, et s’étiraient avec douleur comme pour reprendre leur forme initiale.

Les paupières lourdes, je compris cette sensation pour la toute première fois. L’esprit embrumé, je n’entendis que dans le lointain les pas feutrés de Nawel qui faisait son possible pour ne pas me réveiller. Les pensées endormies, seul m’obsédait le lendemain, lorsqu’il faudrait expliquer à Adélaïde ce besoin de partir sans faire d’adieu…

 

~

 

Face à moi, assise en tailleur sur son lit, Adélaïde, les yeux clos, profitait des rayons du soleil qui, par la fenêtre ouverte, inondait la pièce. À l’observer ainsi on aurait pu croire que rien n’avait changé. Un air chaud s’engouffrait dans la chambre, l’embaumant d’une odeur de sapin. Adélaïde soupira.

— Comme il est étrange de se dire que dans trois jours je serai mariée… Je n’ai aucune idée de quand je quitterais la Montagne, et je devrais vouloir profiter au maximum. Pourtant, je ne désire que cela : jouir de la chaleur du soleil sur ma peau tout en me sentant à l’abri de la fraîcheur de la roche.

Rouvrant ses yeux bleus, empreints de tristesse, Adélaïde ajouta :

— En ta compagnie.

Je ne répondis rien. Anxieuse, j’espérais trouver le bon moment pour exposer mon plan à mon amie, et la convaincre qu’il s’agissait de l’unique solution !

— Je te trouve encore une petite mine… reprit-elle. C’est à cause du Conseil et de cette odieuse condition, n’est-ce pas ? Comment peuvent-ils décider d’une telle chose ?

— Ils ont tous les droits…

« … C’est pour cela que nous devons fuir Adélaïde. J’ai tout prévu ! Nous quitterons la Montagne durant la nuit et plus personne ne pourra jamais nous faire de mal. », finassai-je ma phrase dans mon esprit.

— Adélaïde, je voudrais te parler de quelque chose.

— Tu entends ce bruit ? me demanda-t-elle sans prêter attention à mes paroles.

C’est alors que je le perçus à mon tour. Une sorte de grattement sonore contre la porte. Fronçant les sourcils, je me levai et allai l’ouvrir. Suspendue à la poignée extérieure, j’y découvris Kira en plein exercice d’acrobatie. Sans même avoir le temps de l’aider, la chauve-souris s’était déjà précipitée dans la chambre, et poussait de petits sons aigus rapidement accompagnés des cris d’Adélaïde.

— Encore cette affreuse bête !

Kira volait tout autour de moi, et tentait d’attraper l’une de mes mèches de cheveux tout en esquivant mes mains, prêtes à la saisir.

— Monsieur Arcane t’attend quelque part ?

— Pas que je sache, non… Je crois que je ferais mieux de la suivre. Je reviens dès que possible, promis-je à la Princesse qui ne semblait pas mécontente de me voir emporter avec moi la chauve-souris.

Tout comme lorsqu’elle m’avait guidée jusqu’à la Salle des Doléances, Kira volait devant moi sans jamais cesser de pousser des cris pour me faire marcher plus vite. Agacée, je pensai à Alphonse, et à cette manière qu’il employait pour me forcer à venir discuter avec lui. L’imaginant en train de m’attendre dans l’un des salons du Cœur de la Montagne, je compris rapidement que j’avais tort…

La petite chauve-souris filait d’un couloir à l’autre à travers le Cœur, quand subitement elle disparut dans une brèche, que je n’avais jusqu’alors jamais remarquée. Le passage était exigu et je doutais de pouvoir la suivre. Encouragée par ses cris devenus lointains, je me glissais de profil et progressais à tâtons, tandis que l’étoffe de ma robe se déchirait sur les reliefs pointus des parois rocheuses. La galerie en pente, plongée dans l’obscurité, s’élargissait petit à petit et je pus bientôt marcher de front.

Loin de la Garnison ou de la Cité Rocheuse, nous nous enfoncions pourtant dans les profondeurs de la Montagne. Dans le noir, seuls les battements d’ailes de Kira et ceux de mon cœur se faisaient entendre. Nous débouchâmes finalement dans une petite cavité, où une torche maintenue dans un anneau de métal me réchauffa tout entière. Devant moi, un tunnel s’enfonçait plus profondément encore. Je me saisis de l’objet incandescent, et encouragée par les battements de cœur de Shangaï, je continuai ma route à la suite de Kira.

Le souterrain de plus en plus vaste, la lumière de la torche était à peine suffisante pour voir où je posais les pieds. M’aidant du mur de roche, que je longeais, je progressais lentement. Ce qui devait arriver arriva et je finis par m’effondrer sur le sol devenu pentu, irrégulier et glissant. « Boum boum, boum, boum boum ». Le cœur de Shangaï se mit à battre plus fort dans mon ventre, et m’empêcha de céder à la panique. Toujours au sol, je pressai mon tibia droit de ma main libre, pour comprimer la douleur, et sentis un léger filet de sang chaud couler entre mes doigts.

— Je n’y vois rien, Kira. J’espère qu’il y a une bonne raison à tout ceci !

Ma colère se répercuta en écho tout autour de nous, et couvrit à peine les cris d’encouragement de la chauve-souris. Souffrante et plus énervée que jamais, je me remis tout de même debout et repris ma route en boitillant. Progressant pas à pas, je finis par observer une lueur au bout de ce tunnel devenu une grande cavité pentue et recouverte de mousse. Le halo lumineux s’intensifiait, pour dévoiler une large fissure dans une paroi de roche. Kira me précéda et s’y enfonça. La pâle luminosité qui régnait tout autour de nous me fit plisser les yeux.

Le plafond de la grotte culminait au-dessus de ma tête, et en son centre un imposant puits de lumière filtrait les rayons du soleil de ce début d’après-midi. De la végétation tombait en cascade tout autour de ses bords, offrant un spectacle époustouflant. À une dizaine de pas plus en avant, se trouvait une large étendue d’eau, qui ne semblait jamais prendre fin. Sa transparence permettait d’observer en son fond de beaux et réguliers galets blancs, ainsi que quelques petits poissons en balade. Les bruits d’un ruisseau ténu et de gouttelettes qui touchaient la surface de l’eau m’enveloppaient. L’atmosphère humide et fraîche était rendue oppressante par l’abîme obscur de la grotte.

J’admirais le vol de Kira à proximité du puits de lumière, toujours habitée de mon animal totem, quand sans prévenir je sentis un corps massif se glisser derrière moi.

— Avez-vous été suivie ? chuchota une voix.

« Boum boum, boum, boum boum ». Ma peur afflua dans mes veines et se mua en un réflexe équin. De mon pied droit, je frappai avec vigueur l’un des genoux de l’homme qui avait surgi de la pénombre. Malgré la puissance de Shangaï, ma blessure ne me permit pas de cogner aussi fort que je l’aurais souhaité… Étouffant un grognement animal, l’étranger me saisit à deux mains, tandis que ma torche tombait au sol. Je tentais de fuir en avant, alors que Kira faisait résonner la grotte de ses cris de panique. Sans y prêter attention, l’inconnu me tira en arrière et me projeta contre une paroi de roche, avant de m’y plaquer avec force. L’arrière de mon crâne heurta la pierre avec violence, et je ne fus plus capable de lutter.

— Restez tranquille ! exigea-t-il. Sybil ! Je ne vous veux aucun mal…

Entendre mon prénom me fit l’effet d’une gifle. Qui était cet inconnu et que me voulait-il ? Pour la première fois, mon regard se posa sur lui. Je ne découvris de son visage qu’une capuche qui dévoilait une barbe naissante, me rappelant étrangement l’homme qui m’avait bousculée dans la Cité quelques jours auparavant. Dans une grimace douloureuse, je répondis dans un souffle :

— Non… Je ne pense pas avoir été suivie.

Tout en maintenant ses mains autour de mes poignets, l’inconnu se détendit imperceptiblement, et seuls résonnèrent entre nous les battements de mon cœur affolé.

— Qui êtes-vous ?

Il inclina la tête, et me laissa apercevoir ses grands yeux gris.

— Je suis là pour vous aider, répondit-il froidement.

— Ce n’est pas la première impression que vous offrez. Montrez-vous ! demandai-je plus assurée.

Me libérant finalement, il se redressa et rejeta sa capuche sur ses larges épaules. Il faisait facilement une bonne tête de plus que moi. Son visage était sale, marqué et anguleux. Il ne devait cependant pas être très vieux, mais semblait fatigué par sa propre histoire. Une barbe de quelques jours lui couvrait les joues et le menton, et soulignait ses lèvres charnues. Ses cheveux bruns étaient aplatis sur le dessus, vestige de sa capuche revêtue longuement. Il portait un grand manteau de cuir élimé et un pantalon trop large pour lui. Ses chaussures, quant à elles, étaient recouvertes d’une boue humide. De ses profonds yeux gris, l’homme aux allures de vagabond me toisait d’un air grave et peu sympathique.

La tension retomba, et Kira vint se poser sur mon épaule, pour frotter sa tête contre ma joue en signe d’apaisement. Du bout des doigts, j’effleurai l’arrière de mon crâne bourdonnant, et découvris dans un frisson un sang épais et rouge couler le long de ma main.

— Où est monsieur Arcane ?

— Alphonse m’a envoyé pour vous parler.

— Vraiment ? Vous n’avez pourtant jusqu’ici réussi qu’à m’effrayer et me blesser !

— Je lui avais bien dit ne pas être l’homme de la situation. Il a soutenu le contraire, répondit-il tandis qu’un accent chantant pointait dans sa voix. Ayant perdu votre confiance, Alphonse m’a demandé de vous convaincre de sa bonne foi lorsqu’il disait vouloir vous aider. Il m’a demandé de vous expliquer combien sa cause pour les chuchoteurs est juste !

— L’un de mes alliés cachés, je présume ! C’est absurde…

Soudain amputée de toute peur, je pris la direction du retour, faisant une croix sur ma torche désormais éteinte. Le vagabond ne chercha pas à me retenir.

— C’est dans cette grotte qu’était enseigné l’art du chuchotement, il y a de cela des siècles. Nombreuses furent les chuchoteuses qui foulèrent ce sol ! Il a dû penser qu’admirer un tel endroit raviverait votre envie d’apprendre…

— Alphonse se trompe sur beaucoup de sujets, répondit-il alors que je m’étais arrêtée.

— Vous le sous-estimez. Il m’a également demandé de vous convaincre de ne pas partir…

— Je ne…

— Ne mentez pas… Je l’ai vu.

Sa voix avait résonné avec force dans la grotte, m’incitant à faire volte-face.

— Qu’est-ce que…

Sans attendre que j’achève ma question, le vagabond dévoila ses dents blanches et lâcha un bref, mais puissant, grognement guttural, avant de subitement basculer sa tête en arrière et émettre une longue et lugubre plainte. Si je ne l’avais pas vu de mes yeux, j’aurais pu croire qu’un véritable loup venait de pousser ce hurlement. Au loin, un chant similaire répondit en écho avant de se taire.

— Alphonse a mis du temps à acquérir ma confiance… C’est, je crois, pour cela qu’il m’a demandé de l’aide avec vous, m’expliqua-t-il. Il me sait aujourd’hui pleinement convaincu par sa cause. Ce qu’il ignore en revanche c’est que je suis également convaincu d’autre chose : vous resterez persuadée que vos motivations sont plus grandes encore. Vous avez tort, affirma-t-il. C’est pourquoi je vais vous les montrer, même si cela lui déplaira… Vous avez le droit de savoir, expliqua-t-il avec son accent exotique.

À ses paroles, Kira décolla de mon épaule et se mit à pousser de nouveaux cris stridents. Mécontente, elle se précipita sur le Vagabond, pour lui tirer les cheveux avec hargne, et gratifier l’homme d’une longue griffure sur la joue. Prit d’un nouvel accès de violence, le Vagabond la faucha en plein vol, et l’envoya balader dans les airs. Par chance, je pus la rattraper avant qu’elle ne heurte le mur situé derrière moi.

— Kira, tu vas bien ?

La petite chauve-souris me rassura d’un hululement léger, avant que je ne la blottisse contre moi.

— Vous êtes fou !

Dans ses yeux gris se refléta toute sa sauvagerie, et l’homme grogna à mon encontre avant de diriger son regard vers le fond de la grotte. Je ne désirai plus qu’une chose : fuir ce vagabond aux allures de bête sauvage. Cependant, la curiosité me vissait les pieds au sol. De mes mains, je maintins fermement Kira, qui se débattait prête à retourner en découdre.

Je ne sus dire combien de temps s’était écoulé, lorsqu’au fond de la grande cavité, des bruits de roulement de pierres et d’éclaboussures se firent entendre. Tandis que les sons s’intensifiaient, je commençais à discerner une forme sombre en mouvement. Ce qui venait dans notre direction n’était pas une personne, j’en étais certaine. Lentement, l’obscure masse mouvante fit son entrée dans la lumière, et dévoila son pelage gris et noir. L’étrange et effrayant chien à l’allure squelettique s’approchait quand je le reconnus. C’était le loup de la forêt ! Celui de mon cauchemar. Le loup de mauvais augure…

Il longea le bord de l’eau, et agita sa queue de gauche à droite pour manifester sa bonne humeur lorsqu’il arriva au niveau du vagabond. Il lécha ses babines et entrouvrit sa bouche dans un fin sourire. L’homme l’accueillit avec chaleur les bras écartés, tandis que l’animal se dressa sur ses pattes arrière et frotta sa tête contre son torse robuste. Il lui rendit son étreinte en de vigoureuses caresses.

— Alors ma belle, bien couru ? Voici Iris, annonça le vagabond qui se tourna finalement vers moi.

Ladite Iris avait adopté une attitude beaucoup plus sauvage. La tête légèrement basse, elle m’observait avec attention de ses deux yeux bleus.

— Elle est votre animal totem ?

— Oui.

— Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous êtes un chuchoteur ?

— C’est un détail, commença-t-il en s’approchant de moi. J’ai pour habitude d’aller à l’essentiel !

— Allons donc à l’essentiel dans ce cas !

— Certainement.

Le vagabond et sa louve se mirent à marcher pour me rejoindre. La démarche de l’animal était lente et inquiétante. Son attitude de prédatrice me fit sentir comme une proie potentielle. Décontenancée, je laissai Kira m’échapper des mains, et celle-ci s’envola par le puits de lumière, faisant sourire le vagabond qui continuait de marcher.

— Iris possède un don de voyance. Lorsque son regard se pose sur quelqu’un, il lui arrive d’apercevoir son futur.

— Vous étiez dans la cabane… Avec Alphonse. Elle a lu mon avenir dans la forêt, n’est-ce pas ?

La louve grise venait de se stopper à un pas de moi, et me fixait de son regard perçant. Ses iris bleus étaient tellement clairs qu’ils paraissaient blancs. Elle et le vagabond possédaient la même lueur de sauvagerie indomptable au fond de leurs pupilles.

— Ainsi qu’hier dans la clairière, quand vous avez dansé avec cet aigle…

— Qu’a-t-elle vu ?

— Laissez-la vous montrer. N’ayez pas peur, chuchota-t-il.

Il s’approcha encore de moi, et prit délicatement ma main gauche. Mon pouls s’accéléra et ma bouche se fit sèche. Malgré la crainte je ne retirai pas mes doigts, et laissai la louve venir à moi. Doucement, le vagabond déposa ma paume sur sa gueule. Son pelage gris était soyeux et chaud. L’animal retroussa les babines, révélant ses crocs, qui me firent frissonner quand l’extrémité de mon petit doigt glissa sur l’émail lisse de sa canine. Les yeux de la louve se voilèrent d’un blanc opaque, leurs pupilles noires disparurent et je me sentis transpercée par un courant chaud. Incapable de retirer ma main, je n’étais plus maîtresse de mes mouvements. Je tombai à genoux, quand mes paupières se fermèrent et que ma tête bascula en avant, front contre front avec la louve. Sans même me mordre, elle me happa tout entière, effaçant toute notion du temps.

Des images se succèdent dans mon esprit, trop rapidement pour que je puisse les discerner. Elles ralentissent. Il n’y a pas de bruit, uniquement ces images. La Montagne entourée de flammes. Des pieds tressautent dans le vide. Du sang. Un oiseau. Un massacre. La forêt défile à toute vitesse. L’angoisse me noue le ventre, tandis que les flashs s’ordonnent et se précisent. Un oiseau au plumage coloré et vif me fixe quand soudain, galopant à vive allure à travers les bois, Shangaï nous emmène loin de la Montagne, Adélaïde et moi. Du sang coule le long d’un pelage gris-argenté. Une peine immense transperce mon cœur et me fait suffoquer. Je suis une coquille vide. La peur s’empare de moi alors que la vision suivante apparaît. Une corde nouée, qui se balance à une branche. Le corps amaigri d’Adélaïde se tord et convulse à l’extrémité de ce lien. Cette vision est insoutenable et je lutte pour détacher ma main de la louve. La forêt de bouleaux en feu. De la fumée noire s’échappe de la Montagne. Rosalie est coincée dans une pièce et peine à respirer. Des enfants et des hommes, le visage déformé, hurlent. Du sang, beaucoup de sang. La gorge d’un petit garçon est tranchée déversant des gerbes d’hémoglobine tandis qu’une femme brune aux yeux exorbités par la rage tient ses cheveux d’une main et la lame de l’autre.

Dans un élan d’effroi, je m’arrachai à l’emprise de la louve. Mon corps se déroba et je tombai au sol, avant de retirer ma paume, et de reprendre contact avec la réalité. Ma tête tournait et ma respiration était saccadée. Il me fallut quelques secondes pour retrouver mes repères. Je levai mes yeux brouillés par les larmes vers le Vagabond, qui me fixait l’air grave dans l’attente de ma réaction.

— Pourquoi ? Pourquoi m’avez-vous montré ceci ? hurlai-je sans même m’en rendre compte.

Iris était assise et haletait, comme épuisée par ce qu’elle venait de faire. Le vagabond s’approcha de moi avant de s’accroupir avec prudence. Parlant étonnamment calmement, il me fixait de ses yeux gris.

— Il s’agit là de la conséquence de vos actes.

— Cela ne se peut ! Pourquoi devrais-je vous croire ?

— Je n’ai aucun intérêt à mentir, s’agaça le vagabond alors qu’il se redressait sèchement. Je veux éviter l’une des guerres les plus sanglantes que ce monde ait connues !

Obstinée, je me remis péniblement sur mes pieds avant de répondre avec le plus d’assurance possible :

— Ce que je m’apprêtais à faire ne peut pas avoir un tel impact.

— Ce n’est pas ce que montrent les visions ! cria-t-il. Quittez cette Montagne avec la Princesse et toutes les personnes que vous aimez périront. Empêchez ce mariage, et vous mettrez le feu aux poudres…

Sa colère passa aussi vite qu’elle était apparue, et le vagabond baissa la voix de nouveau :

— Votre Montagne et son Royaume seront détruits.

Nous nous fixâmes un instant. Ma poitrine s’abaissait et s’élevait avec force, vibrante des battements de cœur de Shangaï, tandis que je tentais de reprendre mon souffle et de me calmer pour y voir plus clair. Se pouvait-il que ce vagabond et sa louve aient raison ?

— Qu’en est-il de vos visions à présent ?

— L’avenir est trop incertain… Iris ne distingue rien de précis. Vous n’avez pas encore fait le choix de partir ou non.

Le vagabond m’observait de son regard gris, l’expression neutre. L’esprit engourdi, j’étais incapable de réfléchir face à ce dilemme. « Faire un choix. Impossible. ».

— Tobias !

La voix d’Alphonse résonna dans la grotte, lorsqu’il s’engouffra dans la fissure, une torche à la main, accompagné de Kira.

— Qu’avez-vous fait ?

— Est-ce vrai ? l’interrompis-je, alors que ma colère prenait le pas sur tout le reste.

— Sybil. J’aimerais pouvoir vous dire le contraire…

Ne supportant plus la présence de l’un ou de l’autre, je m’emparai de la torche du chuchoteur à la chauve-souris, et m’engouffrai dans la fissure en direction du Cœur. J’espérais ne jamais recroiser les grands yeux gris, restés ancrés dans mon esprit, de ce vagabond au nom de Tobias et de sa louve aux blancs iris.

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sifriane
Posté le 14/03/2021
Coucou
J'ai pas grand-chose à dire, ce chapitre est très bien. le passage de la vision est bien sordide comme il faut :)
je me pose une question depuis quelques chapitres, il me semble pas que tu mentionnes pourquoi les rocheux sont contraints (enfin j'imagine) à vivre sous la montagne
Shangaï
Posté le 14/03/2021
Coucou ! Il n'y a pas de contraintes, il faut imaginer la Montagne comme une ville... Comme le vieux Londres plus exactement ^^
Il y a les beaux quartiers et puis il y a les quartiers plus pauvres ...
Merci pour ton commentaire :D
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