Chapitre 23 - La promesse

Notes de l’auteur : Il s'agit ici de la seconde version de chuchotement que je souhaite vous présenter ! Se voulant plus dynamique et poignant (je l'espère) dés le début du récit, anciens ou nouveaux lecteurs, je compte sur vos commentaires :)

Dans le noir, sur mon lit, je fixais le plafond, perdue dans les méandres de mes songes. « Le mariage sera prononcé dans quelques heures. Adélaïde, Alaric, Shangaï et moi devrions déjà être sur la route… », réalisai-je, tandis que comme les trois jours précédents, je restai paralysée par mon indécision. Les images qu’Iris m’avaient montrées n’avaient de cesse de défiler dans mon esprit, et la peur de les voir se réaliser était plus forte que tout…

Les yeux dans le vide, je continuais de ressasser les mêmes pensées en compagnie de mon animal totem. « Boum boum, boum, boum boum ». Le roi Edwin était-il au courant de ce que convoitait le prince Kahas ? Je n’en doutais plus…

Ce furent les visions d’Iris et les paroles du Vagabond, qui provoquèrent un déclic : « Je veux éviter l’une des guerres les plus sanglantes que ce monde ait connues! ». Le Roi acceptait ce mariage et les sacrifices qu’il engendrait pour se protéger. Cette démonstration de force comme l’avait appelé Alaric avait pour but de dissuader des ennemis contre une guerre éventuelle… Shangaï fit le reste, assemblant les dernières pièces du puzzle ! « Croyez-vous que j’ignore ce qui nous vient de l’Est? Toutes ces enveloppes du Pays de Mylös. Leur sceau aux trois moulins ne cesse de passer sous mes yeux. Je connais les angoisses du destinataire de ces lettres! » avait dit le fauconnier. Ce destinataire, je l’avais moi-même rencontré, il s’était hâté de ranger ses plis, l’air soucieux et fatigué. Le roi Edwin redoutait une guerre avec le Pays de Mylös et était prêt à offrir sa fille, ainsi que l’héritage du don de chuchotement qui coulait dans ses veines, pour protéger la Montagne.

Je tenais la vérité, et pourtant tout ceci ne changeait rien… Le mariage aurait lieu et je ne pouvais rien y faire. Si le roi Edwin et le prince Apophis avaient passé un accord, qu’aurais-je bien pu faire ? Le crier haut et fort ? Qui se serait opposé à cette nouvelle alliance, qui rendrait notre Royaume encore plus invulnérable qu’avant ?

Sans faire de bruit, je m’extirpai de mon lit, soucieuse de ne pas réveiller Nawel, et enfilai ma robe habituelle. Il me fallait sortir d’ici et prendre l’air. « Boum boum, boum, boum boum ». Aussi naturellement que l’était devenu notre lien inépuisable, Shangaï se joignit à ma marche par la pensée, et me réchauffa le cœur sans parvenir à y effacer toute trace de tristesse cependant.

J’errais dans les longs couloirs du Cœur, et croisais par instants un valet de nuit, tout en me demandant à quoi allait bien pouvoir ressembler l’avenir. Adélaïde allait partir avec un peuple dont elle ignorait presque tout, pendant que Shangaï et moi apprendrions l’art du chuchotement aux côtés d’un homme en qui je n’avais plus aucune confiance… Tandis que je continuais de déambuler au hasard des galeries, mon cauchemar semblait sur le point de se réaliser.

Soudain, dans le tunnel menant à la réserve de nourriture, le lien qui m’unissait à mon animal totem se mit à vibrer. Calme, je m’adossai à un mur, et laissai la sensation m’envahir pour me guider.

Sur mes poils épais se répandait le massage agréable d’une caresse. Installée confortablement sur une paire de genoux, je ronronnais avec joie. Ouvrant finalement les yeux, je découvris l’auteur de cette affection avec une certaine surprise. Clotaire me gratta derrière l’oreille avant de reprendre sa conversation :

— Ne fais pas trop de bruit Éloi, il ne faudrait pas qu’on nous remarque.

— Ne fais pas ton poltron… Viande séchée ou fromage ?

— Je vais prendre la viande, merci.

Avec souplesse, je sautai de ses genoux, et mis le plus de distance entre ce vicieux personnage et moi. Je n’étais pas prête d’oublier ses paroles blessantes, devenues quotidiennes depuis mon passage devant le Conseil. Avec allégresse, je m’étirai et l’observai, en compagnie d’Éloi, se faire un petit festin volé, installé autour de la modeste table de la réserve.

— J’ai hâte que les Kahas partent… Je ne suis jamais tranquille avec cette Shady ! déclara Éloi.

— Les choses redeviendront plus calmes… Mais aussi plus ennuyeuses.

— Plus ennuyeuses ! Non, je ne crois pas…

— Qu’as-tu encore appris, petite cachottière ?

— Figure-toi qu’elle a été vue en compagnie de ce jeune conseiller… Nous avions raison !

— Ses dessous doivent avoir beaucoup de choses à raconter, si tu veux mon avis, se mit à glousser Clotaire.

— Quelle honte ! Oser faire cela au Roi, lui qui a changé sa vie…

Mon entrevue avec le conseiller Melchior dans le Salon Soleil me revint en mémoire avec effroi. Comment pouvaient-ils m’accuser d’une chose aussi abjecte ? La colère me hérissa le poil, alors qu’un feulement gronda dans ma gorge. Retrouvant finalement ma place au bout du couloir, je ne pus me contenir, et pénétrai dans la réserve, les poings serrés. Je fis sursauter les deux fautifs non sans une certaine délectation, tandis que le chat noir qui m’avait accueillie déguerpissait en toute hâte.

— Vous n’êtes que des commères sans scrupule, les accusai-je, tandis que sur leur visage se peignait un subtilement mélange de peur et de surprise.

— Vous nous espionniez ! s’indigna Éloi qui se dressa.

— En plus de voler, vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Je n’ai rien à voir avec ce conseiller… Vos mensonges me fatiguent, mais cette fois vos petites manigances ne resteront pas impunies, les menaçai-je.

— Vous ? éclata de rire Clotaire. Alors vous pensez que nous discutions de vous… Tout ne tourne pas autour de vous, Sybil ! Non, pour une fois nous ne blasphémions pas sur votre personne. Nos commérages se portaient sur un sang plus royal ce matin…

— Ne vous avisez plus de nous menacer, le coupa Éloi. Nous savons des choses à votre sujet qui pourraient vous valoir quelques soucis…

— Je n’ai rien à me reprocher !

— Je ne suis pas certaine que le roi Edwin serait heureux d’apprendre que sa petite protégée de domestique soit allée fouiller dans son bureau… C’est à moi que fut incombé la tâche de le nettoyer. J’ai deviné que la Princesse s’y était introduite, et finalement je n’ai pas été surprise de vous entendre dire à madame Rigori que vous y étiez allée avec elle… J’espère que vous y avez découvert ce que vous vouliez, avec ce portait !

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, c’est un ancien débarras du Conseil. Nous n’avons pas violé l’intimité du Roi !

— Mais qu’elle est sotte, celle-là ! Vous qui êtes une chuchoteuse, vous devriez pourtant reconnaître la finesse du travail du vieux Velamille !

 

Chassée de la réserve, je déambulais à nouveau dans les couloirs peu éclairés. Confuse, je m’interrogeais à propos de ce qu’avaient laissé entendre les deux voleurs, qui à l’abri des regards, en plus de s’adonner à de petits larcins, semblaient nouer des liens beaucoup plus étroits et bien loin des convenances exigées entre domestiques… S’il s’agissait bien de son bureau personnel, que pouvait faire le roi Edwin du portrait de la femme aux yeux verts ? Et ce nom, Velamille, où l’avais-je déjà entendu ?

Le jour semblait encore loin de se lever, quand je me retrouvai devant la porte de la princesse Adélaïde. Soudain accablée par la culpabilité de penser à autre chose qu’au sort qui serait réservé à mon amie lorsque le jour serait levé, je ressentis le besoin de la voir. « Tu auras tout le temps pour songer à tout ceci, il n’y aura qu’une journée comme celle-ci », pensai-je en ouvrant la porte avec délicatesse. Toujours aussi silencieuse, je la refermai derrière moi, et me glissai dans le lit d’Adélaïde, comme il m’arrivait de le faire lorsque nous étions enfants. Je la regardai un instant dormir avant de me blottir contre elle, et de me laisser emporter avec une étrange facilité par le sommeil.

 

~

 

Le silence nous accompagnait dans chacun de nos gestes. Pesant, il engourdissait mes membres alors que je frottais le dos d’Adélaïde, perdue dans sa grande baignoire d’eau brûlante. Étouffant, il déformait le visage de la reine Odile qui, concentrée, démêlait les longs cheveux d’or de sa fille assise devant sa coiffeuse. Cruel, il réduit Nawel au silence lorsqu’elle essaya de faire entamer son assiette à la future mariée. Angoissant, il semblait avoir tout englouti autour de lui quand il fut temps pour cette dernière de revêtir sa robe de mariage.

Face à la grande glace de sa chambre, notre Princesse laissa glisser sa longue étoffe blanche, lisse et galbante sur son corps dévêtu. Ni corset, ni ruban ou coiffure raffinée ne venaient agrémenter sa sobre tenue. Pour seuls bijoux deux bracelets en tresses de cuir aussi noir que la nuit, qui représentaient la Montagne, ornaient ses poignets comme l’auraient fait des chaînes. Tordant enfin le cou à cet insidieux poison, je brisai le silence :

— Vous êtes parfaite.

Placée dans son dos, à côté de la Reine, je la contemplai à travers la glace et prononçai ces mots avec sincérité, dans l’espoir de faire apparaître un sourire sur sa mine décomposée. Elle avait pleuré durant des heures et cela ne passait pas inaperçu. Comme si la reine Odile avait lu dans mes pensées, elle s’approcha de sa fille pour lui mettre un peu de poudre sur le visage. Adélaïde la stoppa d’un geste.

— Non ! Surtout pas. Autant qu’ils sachent, tous.

Sans une parole, la Reine se recula et posa ses ustensiles de maquillage sur la coiffeuse. Une larme échappa à sa vigilance et vint s’écraser au sol, m’offrant un spectacle inédit jusqu’alors. Le récit de Rosalie à propos de la femme qu’elle avait été autrefois me revint en mémoire. Était-elle encore là quelque part ?

— Jamais je n’aurais cru me marier ainsi ! affirma Adélaïde.

Le visage qui se reflétait dans le miroir, la Reine s’adressa à sa fille avec fatalité :

— Les mariages d’amour n’existent pas pour les femmes de notre rang. Nous sommes nées pour sceller des alliances… Moi entre le Pays de Mylös et la Montagne, vous entre elle et le désert de Kargha.

La reine Odile appuya son regard sur Adélaïde et prit une délicate inspiration, avant de donner un peu d’espoir à son enfant :

— L’amour poindra peut-être là où vous ne vous y attendez pas, vous réservant la plus belle surprise de votre vie, sourit-elle finalement avec un regard pensif.

La Princesse observa sa mère comme si elle la voyait pour la toute première fois. Une marque d’affection, aussi subtile soit-elle, ne ressemblait pas à la Reine. Alors que j’arrangeai l’ourlet de sa robe, agenouillée devant la future mariée, le silence retomba, et je surpris le regard de Nawel posé sur moi. Ses pommettes rosirent, tandis que luisait dans ses yeux un sentiment de culpabilité. Se reprenant aussitôt, la Kahas se remit à empaqueter des vêtements d’Adélaïde dans une grande malle.

— Je souhaiterais rester seule avec Sybil, si vous le permettez, déclara alors Adélaïde.

Tout comme elle mit dehors la mante religieuse et Nawel, la Princesse chassa de mon esprit l’étrange sensation qu’avait fait naître le regard de la Kahas en moi. Sans protester, les deux femmes quittèrent la pièce, après que la Reine eut rappelé à Adélaïde qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Nous étions donc toutes les deux seules, dans cette grande chambre aux couleurs pastel, qui se verrait bientôt amputée de toute fonction en perdant son unique résidente. J’observais mon amie avec attention, curieuse de connaître ce qu’elle avait à me dire, quand celle-ci sortit du tiroir de sa coiffeuse un paquet.

— J’ai quelque chose pour toi. Ce n’est pas très conventionnel, je le sais bien, mais ce sera à l’image de notre amitié.

Incapable de répondre, je saisis son fin présent et le dépaquetai avec la plus grande délicatesse. Ce fut avec une forte émotion que je découvris une toile, qui nous représentait toutes les deux assises, une expression de bonheur sur nos visages. Ce n’était effectivement pas le genre de peinture que l’on avait pour habitude de voir. Une princesse et sa femme de chambre ensemble, de grands sourires accrochés aux lèvres, étaient bien loin des portraits de famille tristes et austères traditionnels. Je regardai une nouvelle fois Adélaïde, mes yeux baignés de larmes.

— Je refuse que tu m’oublies, Sybil, m’expliqua-t-elle avec une voix tremblotante. J’espère qu’il te plaît.

Il m’était impossible de parler. J’enlaçai Adélaïde avec force, ne voulant plus la lâcher. Je respirais son odeur, quand la solution réapparut alors. Folle et saugrenue, mais l’espace d’un instant réalisable.

— Enfuis-toi avec moi ! lui demandai-je avec conviction.

— Quoi ?

— Partons, tout de suite ! Shangaï est fort et rapide, il pourra nous porter toutes les deux et…

— Sybil, arrêtes, je t’en prie, me coupa-t-elle d’une voix étonnement calme. Nous ne pouvons pas faire cela.

— Mais pourquoi ?

— Je suis incapable de monter à cheval, comme tu le fais, sourit-elle comme amusée. Et surtout, car je n’ose imaginer les conséquences que cela pourrait engendrer…

Les visions d’horreur que m’avait montrées Iris défilèrent devant mes yeux restés ouverts. Des images de barbaries, de sang, de mort, d’hommes et d’enfants aux visages déformés par la peur et la douleur. Me rappelant mes réflexions silencieuses de ces trois derniers jours, je me refusais, une fois encore, à porter sur mes frêles épaules le poids d’une telle culpabilité.

Adélaïde saisit mes mains, et me fixa de ses deux grands yeux bleus dont la profondeur me rappela que d’après Iris et ses visions, elle aussi serait victime de cette folie…

— Sybil, l’idée est séduisante, mais ce n’est pas possible. Crois-moi, j’aurais aimé vivre autre chose, mais je pense qu’il s’agit de mon destin. Nawel m’a parlé de sa vie, de la détresse de son peuple et d’une étrange manière, je suis soulagée d’apprendre que ce mariage m’offrira la possibilité de leur venir en aide. Je ne serai pas Reine d’une couronne comme l’a été ma mère, je serai la Reine du peuple ! Je suis prête, finit-elle alors que ses larmes continuaient de ruisseler sur ses joues.

— J’aurais voulu t’épargner tout ceci…

— C’est ton amitié, si précieuse, qui depuis toutes ces années aura forgé ma vision des choses. Cette promesse d’aider les plus faibles, que je me fais et qui me permettra de surmonter tous mes obstacles, c’est à toi que je la dois ! affirma-t-elle avec émotion. J’aurais dû te remercier il y a bien longtemps pour tout ceci… J’ai souvent été bien trop égocentrique, à commencer par le jour où nous avons trouvé ce portrait. J’aurais dû t’aider à découvrir l’identité de cette femme qui te ressemble tant !

— Ne t’en veux pas. J’ai cherché à comprendre, mais… Il semble difficile de forcer le passé à nous révéler ses secrets… articulai-je, résignée.

— Je ne sais pas si cela pourra t’aider, Sybil, cependant lorsque j’ai fait faire nos portraits, maître Bartolomé m’a proposé qu’il écrive quelques mots au verso. Je me suis alors demandé s’il pouvait y avoir une inscription similaire sur celui que nous avons découvert.

— Maître Bartolomé…

Retournant le petit tableau qu’elle venait de m’offrir, je pus y lire : « À ma meilleure amie, Sybil. Nous nous retrouverons ! Adélaïde ». L’espoir que je sentais à travers ces quelques mots me fit sourire. Cette Princesse ne cesserait jamais de me surprendre, sa force de caractère était aussi grande que son intelligence. Alors que l’enfer s’ouvrait sous ses pieds, elle venait de trouver pour moi la clé du mystère de maître Bartolomé : « Avez-vous bien regardé ce portrait? L’avez-vous lu? ».

— Tu dois attendre que tout le monde soit occupé pour retourner le voir, reprit Adélaïde. Durant le banquet, ce soir, tu n’auras pas une plus belle opportunité !

— Non, je dois être à tes côtés !

— Nous aurons encore plusieurs jours pour nous dire au revoir, insista la Princesse. Alors qu’il n’y aura pas deux soirées comme celle-ci, te laissant le champ libre…

Trois coups furent donnés contre la porte. La Reine venait chercher Adélaïde, l’heure de la cérémonie avait sonné. La Princesse jeta un regard effrayé vers l’entrée, et réclama quelques minutes supplémentaires.

— Promets-moi que tu y retourneras ce soir !

— Je te le promets, eus-je juste le temps de lui répondre, avant que les portes ne s’ouvrent sur le chemin de l’insupportable.

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sifriane
Posté le 14/03/2021
Coucou,
C'est bientôt la fin ... ça fait bizarre , et j'ai encore moins de choses à dire.
J'ai juste envie de connaître la fin, et je ne sais absolument ce qui peut se passer, bien joué ;)
Shangaï
Posté le 14/03/2021
Coucou ! Je suis contente que tu apprécie ta lecture, j'espère que la fin te comblera :)
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