Les courtes journées d’hiver passèrent dans la plus ennuyeuse monotonie. Une épaisse couche de neige encombrait les toits et s’entassait sur les abords des rues ; le ciel était bas, les nuages gorgés d’une humidité glacée.
Même voler n’était plus un plaisir. Lucas veillait à ne pas se plaindre devant son Messager ou les Émissaires. Il prenait son mal en patience mais détestait de plus en plus cette mission, devenue corvée. Veiller sur la maison des terrestres, en bougeant à peine, était une torture par ce temps.
Lucas priait pour que son père décide que la menace était écartée et renvoie Satia et son père ailleurs. Sauf que le Djicam gardait un air préoccupé et Lucas aurait bien aimé savoir pourquoi. Leur précédente altercation était toutefois bien trop fraiche pour qu’il ose questionner son père.
Seules ses discussions avec Satia brisaient sa solitude. Si leurs opinions divergeaient sur bien des points, il devait admettre qu’elle défendait ses convictions avec ardeur. Lucas finissait souvent par l’écouter parler avec passion. Il l’enviait d’avoir autant voyagé, de connaitre si bien les coutumes de chacun des douze Royaumes.
Même si elle avait encore bien des lacunes en ce qui concernait Massilia.
Ce lien que le Sa’nath avait créé entre eux les avait indéniablement rapprochés. Lucas avait réalisé que la jeune femme baissait ses défenses avec lui ; il était touché de cette confiance. Il surveillait ses paroles de son mieux, tiraillé entre les promesses faites à son père de ne pas se dévoiler, et l’envie d’être sincère.
Il savait qu’elle gardait des secrets qu’il n’était pas censé connaitre.
C’était étrange. Lucas n’avait jamais eu pour habitude de se lier, préférant choisir de rester à l’écart pour éviter d’être rejeté à cause de son ascendance. Avec Syrcail c’était différent bien sûr, car lui connaissait son identité. Et plus le temps passait, plus Lucas se coulait avec aisance dans cette nouvelle identité d’Envoyé aux plumes colorées.
Lucas jeta un coup d’œil au ciel qui s’assombrissait. Il s’était plus attardé qu’il ne l’aurait cru.
— Je dois y aller.
— À une prochaine, alors, dit Satia.
Le bruit sourd d’un meuble qui tombe les atteignit. Lucas, déjà debout sur la rambarde du balcon, se retourna.
— Papa ? Tout va bien ? s’enquit Satia en rentrant dans sa chambre.
Des jurons étouffés lui parvinrent, suivi du fracas de la vaisselle brisée et du tintement de l’acier. Satia se figea.
— Papa ? appela-t-elle de nouveau, inquiète.
Lucas s’approcha d’elle, prêt à dégainer. Ce qui se passait au rez-de-chaussée ne ressemblait pas à un accident. C’était une attaque, et si son serment ne l’avait pas obligé à placer la sécurité de Satia en tête de ses priorités, il serait déjà en bas. Avec effort, il résista à l’envie de se joindre aux combats.
— Partons.
— Pourquoi ?
— C’est une attaque. Viens.
— Je ne partirai pas sans mon père !
— Il ne risque rien si tu n’es pas là ! Viens, répéta Lucas.
Elle hésitait trop, alors que les bruits se rapprochaient. Il recula jusque sur le balcon, l’entrainant avec elle, ferma comme il put la porte-fenêtre.
— Tu comptes me faire pousser des ailes ? Nous sommes à l’étage.
— Je devrais avoir assez de portance pour nous ralentir suffisamment.
— « Devrais » ? releva-t-elle.
— Nous ne sommes pas censés porter des charges supérieures à la moitié de notre poids.
Le bruit qui s’intensifiait lui fit interrompre ses explications ; tant pis pour les regrets. Satia poussa une exclamation étouffée alors qu’il s’emparait d’elle et bondissait en contrebas. Juste avant que des impériaux ne débarquent sur le balcon en jurant.
À l’abri dans les ombres, les deux jeunes gens étaient invisibles. Lucas retint son souffle. Ils entendaient le pas des intrus juste au-dessus d’eux. Deux, s’il ne se trompait pas. Sa main se glissa sous sa veste et se referma sur sa dague. Qu’un ennemi s’avance, il serait prêt.
Hélas, les pas revinrent à l’intérieur et la porte se referma. Lucas ravala sa déception. Ils n’étaient pas encore sortis d’affaire.
— Pas un bruit, chuchota-t-il en se relevant.
Satia hocha la tête, jeta des regards de tous côtés. Lucas l’aida à sortir du jardin pour gagner la rue tout en réfléchissant. Rejoindre Arcal à l’auberge était la meilleure option. Une fois Satia en sécurité, ils pourraient porter secours au père de la jeune fille. Ils remontèrent la rue mal éclairée : les lampadaires n’étaient pas encore allumés dans ce secteur de la ville. À l’intersection, Lucas pila net, recula d’un pas.
— Ils ont posté des guetteurs, murmura-t-il.
Satia ne répondit pas, trop terrorisée pour parler.
C’était bien sa veine. Coincé avec une terrestre… Seul, il aurait pu s’envoler, malgré le ciel qui s’obscurcissait. Il restait juste assez de luminosité. Contrarié, Lucas rebroussa chemin, chercha un autre passage. Satia suivait dans son sillage, silencieuse et il se retournait fréquemment pour vérifier sa présence.
Il n’y avait pas foule dans les rues, la plupart des Massiliens restaient peu de temps au sol et les terrestres marchaient d’un pas pressé pour rejoindre la chaleur de leurs auberges. Les devantures des magasins s’éteignaient peu à peu alors que les étages s’allumaient. Bientôt, il dut se rendre à l’évidence : l’auberge où se trouvait le Messager Arcal était surveillée par des impériaux.
Lucas acheta deux pommes un peu fripées à un marchand ambulant qui remballait, partagea avec Satia tandis qu’ils s’éloignaient.
— Merci. Pourquoi on ne va pas à l’auberge ?
— À cause des soldats impériaux.
— Où ? Je ne les ai pas vus.
— Là et là, par exemple, pointa Lucas. Ils ont acheté des capes locales mais leurs bottes…. C’est un modèle impérial.
— Tu as une bonne vue, murmura Satia. Je n’avais pas remarqué. Crois-tu qu’ils soient…
Elle se tut, sans oser finir sa phrase.
— Si les impériaux les avaient tués, ils ne monteraient pas la garde. Je ne sais pas ce qui se passe, mais mieux vaut nous éloigner.
La présence de tant de soldats impériaux inquiétait Lucas. Pourquoi les Mecers n’attaquaient-ils pas ? Pourquoi la garnison n’agissait pas ? Il refusait de croire que son père laisse des ennemis se promener en toute impunité dans la Cité d’Émeraude.
Lucas entraina Satia dans les rues, profita des coins sombres. Malgré son assurance de façade, il hésitait sur la conduite à tenir. Se présenter à la demeure de la Seycam ? Il était sûr d’y trouver du renfort, mais sans révéler son identité, il se heurterait à un refus. Il n’était même pas certain que son père soit présent. La garnison de la ville ? Elle était composée principalement de troupes régulières ; même si quelques Mecers devaient s’y trouver. Il n’était qu’Envoyé et sans la présence de son Messager…
— Lucas ?
Il sursauta, tira son épée avant de reconnaitre Syrcail. Soulagé, Lucas sourit.
— Arcal t’envoie ?
— Oui. J’ai eu du mal à vous trouver ! Il y a trop d’impériaux, il préfère qu’on quitte la ville, expliqua Syrcail.
Lucas aurait aimé avoir davantage d’explications et Syrcail aussi, s’il en croyait son expression. Mais ils étaient tout en bas de la hiérarchie des Mecers et n’avaient d’autre choix que d’obéir.
— Pour éviter que nous soyons pris dans le feu des combats ? hasarda Satia. Mais comment les impériaux ont-ils pu infiltrer une ville de la taille de la Cité d’Émeraude ?
Syrcail sourit.
— Vous avez réfléchi aussi, je vois. La ville grouille de terrestres, ils seraient trop repérables dans les villages.
— Et en restant à l’auberge, poursuivit Lucas, Arcal s’assure que les impériaux restent aux alentours. C’est bien pensé !
— Il est Messager. Allez, en route.
— N’allons-nous pas attirer l’attention ? intervint Satia. Deux ailés qui escortent une terrestre hors de la ville alors que tout le monde recherche le confort d’une bonne auberge ?
Syrcail fronça les sourcils.
— Tu n’as pas tort, dit-il lentement. Mais il y a un moyen simple d’arranger cela. Tenez-vous la main et les impériaux vous prendront seulement pour un adorable jeune couple en vadrouille.
— Quoi ? protesta Lucas. Et je me bats comment s’il y a un problème ? Fais-le, toi.
—C’est ta protégée, pas la mienne.
Syrcail les planta là et Lucas, contrarié, coula un regard vers Satia avant de soupirer.
— Si tu y tiens…
Elle sourit et glissa sa main dans la sienne.
— Je ne te gênerai pas, promit-elle.
Ils emboitèrent le pas à Syrcail et Lucas s’efforça de maintenir une distance raisonnable entre eux. Il considérait Satia comme une amie, son serment le contraignait à veiller sur elle, rien de plus, et puis, Syrcail avait raison. Il s’agissait juste de donner le change, pas de s’engager pour la vie. Pourquoi s’était-il braqué ainsi ?
Syrcail leur ouvrait la voie, à quelques mètres et Lucas ne percevait que les sourires entendus chez les rares passants. Au moins, c’était efficace. Il avait retenu son souffle quand ils avaient croisé un impérial – le soldat avait bien tenté de camoufler ses insignes en rabattant sa cape sur sa poitrine, sauf qu’il n’avait pas été assez rapide – mais celui-ci ne leur avait accordé aucune attention.
Contrairement aux villes de certains Royaumes, la Cité d’Émeraude n’était pas pourvue d’un mur d’enceinte. Quel intérêt, quand les attaques étaient lancées depuis les cieux ? Syrcail leur signala que la voie était dégagée, et bientôt, ils se retrouvèrent dans l’obscurité, loin des rares lumières de la ville.
Difficile de discerner quoi que ce soit sans l’éclat de la lune. Satia lui serrait la main à la broyer et il percevait sa peur. Au moins, il ne la perdrait pas.
Lucas avançait à pas précautionneux, luttait contre le malaise insidieux qui se dégageait de la nuit. Le hululement d’une chouette fut suivi par le sifflement d’une paire d’ailes. Lucas hésita à sortir sa lame ; dans cette noirceur, il craignait de blesser Syrcail ou Satia.
Mais c’est un Mecer qui se posa souplement devant eux, les Cercles dorés reflétant brièvement la lueur des étoiles.
— Je suis l’Émissaire Néféliel. Le Messager Arcal m’a dit de vous pister. Venez, je vais vous conduire à un abri. N’ayez crainte, le terrain est plat.
Satia s’était rapproché de Lucas.
— Comment le sait-il ? murmura-t-elle.
— S’il est lié à la chouette que nous avons entendue, il voit aussi bien qu’elle.
Il n’arrivait pas à savoir si sa réponse l’avait rassurée ; l’Émissaire les guidait dans l’obscurité, chuchotant quelques mots pour signaler des racines, des branches basses, ou un passage un peu glissant. Malgré tout, ils trébuchèrent plusieurs fois et furent soulagés d’apercevoir une faible lueur.
— Nous sommes presque arrivés, dit Néféliel. L’Émissaire Aiko nous attend.
La lumière en point de mire leur procura un regain d’énergie. De longues minutes s’écoulèrent pourtant avant qu’ils n’arrivent à l’abri que l’Émissaire leur ouvrit. Il s’agissait d’un simple chalet de bois, meublé avec parcimonie. Une table, six chaises, une armoire, en bois de sapin. Les flammes qui brûlaient dans le foyer étaient réconfortantes et une odeur alléchante se dégageait de la marmite qui le surplombait.
Lucas et Syrcail saluèrent l’Émissaire Aiko avant de s’asseoir avec soulagement.
— Suzu monte la garde, mais apparemment nous n’avons pas été suivis, dit Néféliel en les rejoignant.
— Pourquoi tant de précautions ? s’enquit Syrcail. Pourquoi tolérer la présence d’impériaux au sein même de la Cité d’Émeraude ?
Les deux Émissaires échangèrent un regard. Ils portaient le même uniforme gris de leur corps, deux cercles brodés sur la gauche de leur poitrine, pourtant la ressemblance s’arrêtait là. Néféliel était plus trapu que son confrère, les ailes d’un gris clair qui se bordait de noir sur les premières rémiges primaires. Aiko avait un plumage blanc rayé de noir, une silhouette fine, un regard acéré.
— Parce que plusieurs Messagers ont fait remonter l’information, à propos de groupes de soldats impériaux qui se promènent en toute impunité sur le sol Massilien. Ils sont souvent accompagnés de Maagoïs, en plus. Cette fois, nous allons remonter à la source, traquer toutes les cellules et les éliminer.
— Je ne pensais pas que la situation était si grave, marmonna Lucas.
Il comprenait mieux pourquoi son père avait semblé préoccupé. Les impériaux étaient-ils là uniquement pour Satia ? Un tel déploiement de forces était remarquable. Ou alors, ils en profitaient pour mener de front d’autres opérations. Peut-être devrait-il en discuter davantage avec son père, la prochaine fois qu’ils se verraient. S’intéresser aux affaires du Royaume lui permettrait de mieux comprendre les liens entre ses différentes missions.
— Et mon père ? Va-t-il bien ?
Les premiers mots de Satia.
— Le Messager Arcal m’a assuré qu’il était en sécurité, répondit Néféliel.
— L’autre pièce est un dortoir, ajouta Aiko. Elle n’a pas de fenêtre. Vous y serez en sécurité, ne craignez rien. Je doute que les impériaux attaquent de nuit, alors qu’ils ne savent pas où nous sommes.
— Merci, sourit Satia.
Elle étouffa un bâillement, s’excusa de sa fatigue et préféra aller se coucher, malgré l’heure peu avancée.
Lucas était soulagé de la savoir en sécurité. Ils n’étaient plus seuls pour faire face aux évènements et tout portait à croire que la situation allait s’arranger. Même s’il trouvait dommage de ne pas participer aux combats qui suivraient inévitablement, quand les troupes impériales seraient démasquées.
— Arcal vous félicite d’être arrivés ici sains et saufs, dit Aiko. Il est rassuré.
— Pas si mal, pour de jeunes Envoyés, sourit Néféliel. Une tisane ?
— Avec plaisir !
Lucas tendit le bras pour prendre la tasse, l’enserra de ses mains. Après le froid de l’extérieur, cette chaleur était agréable, et les arômes frais qui s’en dégageaient étaient divins.
Néféliel fronça les sourcils.
— Certaines de tes plumes sont colorées, mais, ce tatouage, sur ton poignet… tu es de la Seycam ?
Lucas acquiesça, soudain contrarié de s’être trahi d’une manière aussi stupide. Les manches de son uniforme devenaient trop courtes si elles laissaient voir l’épée d’argent et le ruban de la loyauté.
— Si tu souhaites passer plus inaperçu, tu devrais y nouer un morceau de tissu, ou porter un bracelet de cuir, reprit Néféliel.
— Il a raison, ajouta Aiko en posant la main sur l’épaule de son confrère.
— C’est le Djicam qui souhaite te protéger du Clan des Montagnes du Sud ?
— Non ! protesta Lucas. C’est mon souhait de ne pas être jugé sur mon ascendance, et grâce à l’idée de Syrcail pour les plumes, ça fonctionne plutôt bien.
Néféliel resta silencieux un long moment, sous le regard songeur de l’Émissaire Aiko. Lucas savoura sa tisane, partagea un sourire avec Syrcail. Ils avaient l’impression d’être en escapade, loin de leur Messager.
— Crois-tu aussi que le Clan des Montagnes du Sud devrait être puni à cause de la trahison de Mélior ?
Surpris, Lucas s’aperçut qu’il focalisait l’attention des deux Émissaires. Et qu’une certaine tension avait pris possession de la pièce. L’un des Émissaires appartenait-il aux Montagnes du Sud ?
— Je sais que les Montagnes du Sud en veulent à la Seycam, commença prudemment Lucas. Je ne pense pas que punir l’entièreté d’un Clan pour les actes d’un seul soit juste, cependant.
Aiko sourit, flanqua une tape à son confrère.
— Qu’est-ce que je t’avais dit. Il tient d’Aioros plus que de son père.
— Vous connaissez Aioros ? s’exclama Lucas.
Néféliel hocha la tête.
— Nous avons effectué plusieurs missions ensemble. Ton frère est quelqu’un de très honorable.
Lucas se demanda si Dorian et Valérian jouissaient d’une telle réputation. Aioros était l’ainé, il savait que leur père lui confiait bien plus de responsabilités qu’aux autres membres de la fratrie. Son frère avait dû l’envier, de ne pas avoir à subir toute cette pression. Lui l’avait toujours idéalisé, mais commençait à comprendre que derrière cette façade se cachait beaucoup de travail. Nul doute que le Clan des Montagnes du Sud n’attendait qu’une erreur de sa part pour mettre la Seycam en difficulté.
— Vous êtes des Montagnes du Sud ? hasarda Lucas.
— Eraïm m’en préserve ! s’exclama Aiko tandis que son confrère lui donnait un coup de coude taquin. Qui voudrait avoir affaire à ces fous ?
— Tu es du Nord, tu as forcément un avis biaisé sur la question ! C’est moi, qui suis du Sud.
Lucas tiqua et Syrcail sursauta.
— Mais… je croyais que…
— Les Montagnes du Nord et du Sud se détestaient ? compléta Aiko. Oui. Nos Clans sont ennemis.
— N’oublie pas toutes ces fois où nous avons tenté de nous entretuer à l’École, ajouta Néféliel avec un sourire.
Aiko hocha la tête.
— Quelle belle époque.
— Alors vous êtes… amis ? osa prudemment Lucas. Et vos Clans l’acceptent ? Ce n’est pas… interdit ?
— Tu as beaucoup de questions. Ce n’est pas vraiment interdit, même si c’est peu accepté. Si vous sommes devenus amis, c’est parce que nos Messagers nous ont obligés à partir en mission ensemble, à nous entrainer ensemble, jusqu’à ce que nous comprenions que nous étions des Mecers du Neuvième Royaume avant d’appartenir à un Clan.
Néféliel s’assombrit.
— Ce qu’a fait Mélior est impardonnable. Notre position en tant que Mecer nous demande de faire passer la sécurité de Massilia – et de la Fédération – avant toute autre considération. S’il n’était pas déjà mort, je n’aurais pas été le seul à le pourchasser pour laver notre honneur. Enfin. Aioros saura plaider notre bonne foi, je l’espère.
Lucas approuva silencieusement. Leur père détestait Zerus do Ninzo, le chef du Clan des Montagnes du Sud, qui le lui rendait bien, d’ailleurs. Mais punir tout leur Clan risquait certainement de mettre en péril l’équilibre qui régnait entre les Clans, non ? Il lui faudrait en parler avec Aioros, la prochaine fois qu’ils se verraient, il était bien plus calé que lui là-dessus. Dire qu’il avait naïvement cru que les Mecers échappaient aux intrigues politiques !
Il vida sa tasse, étouffa un bâillement. À ses côtés, Syrcail frotta ses yeux, luttant lui aussi contre la fatigue qui pesait sur ses épaules.
— Allez vous reposer, dit Néféliel. Suzu et moi monterons la garde, cette nuit.
*****
Lucas rêvait de combats qu’il remportait sous les applaudissements de Syrcail lorsqu’une main le secoua. Il s’éveilla en sursaut, reconnut Néféliel, un doigt sur les lèvres.
— Des impériaux sont tout proche. Il faut partir.
— Arcal n’était pas censé les arrêter en ville ? interrogea Lucas tout en frottant ses yeux ensommeillés.
Il s’assit sur la couchette, étira ses ailes avant de lisser machinalement l’uniforme dans lequel il avait passé la nuit. Au-dessus de lui, Syrcail grogna avant de se laisser tomber au sol.
— Ils connaissaient le terrain, répondit Néféliel. Et j’ai perçu l’inquiétude du Messager Arcal. Quelque chose ne va pas.
Lucas glissa la main sous son oreiller pour récupérer sa dague et la rangea dans sa botte, boucla son ceinturon et retrouva le poids familier de l’épée à son côté. Satia dormait encore, mais il comprit à l’attitude de l’Émissaire que ce serait à lui de la réveiller. Il posa doucement la main sur son épaule ; elle ouvrit les yeux aussitôt, un instant paniquée.
— Il fait déjà jour ? marmonna-t-elle.
— Cela ne saurait tarder, répondit Néféliel. Ne trainons pas.
L’Émissaire quitta la pièce et Satia lui adressa un regard interrogateur.
— Des impériaux arrivent par ici, expliqua Lucas tandis qu’elle enfilait ses chaussures. Il est plus prudent de s’en aller.
— D’accord.
Lucas réalisa qu’elle lui accordait une totale confiance et fut troublé. Sa sécurité qui reposait sur ses seules épaules ? Pour la première fois, il se demanda s’il n’était pas trop jeune pour la tâche qui l’attendait.
— Tu n’es pas seul, fit Syrcail, en écho à ses pensées. Viens, ils doivent nous attendre.
Ils passèrent dans la pièce à côté et refermèrent la porte. Aiko et Néféliel discutaient à voix basse près de la cheminée. Seule une bougie éclairait faiblement les lieux et des braises rougeoyaient dans le foyer. Visiblement, ils étaient inquiets. Lucas toucha la poignée de son épée pour se rassurer. Au moins, il avait une arme, il pourrait se battre. Il s’était entrainé dur ces derniers mois, avait bénéficié des conseils précieux d’Aioros et réussissait même à battre Syrcail de temps à autre.
Aiko releva la tête et les aperçut.
—Parfait, vous avez fait vite. Allons-y.
L’Émissaire gagna l’extérieur et Lucas le suivit, Satia dans ses pas. Syrcail et Néféliel fermaient la marche. Ils se trouvaient aux premiers moments de l’aurore, lorsque le ciel s’éclaircissait à peine à l’est. Quelques oiseaux lançaient déjà leurs trilles et la forêt était baignée d’une atmosphère étrange, avec l’humidité nocturne qui se condensait sur les feuillages.
L’épais tapis d’aiguilles étouffait leurs pas et Lucas se concentrait sur l’Émissaire devant lui, attentif. Satia s’était emparé de sa main après avoir trébuché plusieurs fois et il se rappela qu’elle ne voyait pas aussi bien qu’eux dans cette semi-obscurité. Elle ne s’accrochait pas désespérément à lui comme cette fois-là, quand il l’avait trouvée perdue, devant la grotte, avant qu’il ne prête serment de la protéger. S’il arrivait à la rassurer d’une simple pression sur sa main, alors que lui-même oscillait entre envie de combattre et appréhension, c’est qu’il devait bien s’y prendre.
Et cette simple pensée le revigora.
Aiko avançait d’un bon pas, il n’y avait toujours pas la moindre trace des soldats ennemis, et Lucas sentit sa vigilance s’amoindrir. Il inspira les fragrances si particulières, si familières : il avait toujours apprécié l’odeur des résineux, qu’il associait à la maison familiale.
Lucas se retourna pour en parler à Syrcail et se figea en croisant le regard d’un impérial. Il dégaina.
— Ils sont là !
Il n’avait pas voulu hurler mais sa voix avait porté plus qu’il ne l’avait prévu. L’Émissaire Aiko, qui ouvrait la marche, s’était arrêté et Néféliel, plus proche, se porta au contact. Trois mouvements flous et l’impérial gisait au sol, mort. Dépité de ne pas avoir saisi sa chance, Lucas rengaina mais Néféliel toucha son bras.
— Il n’est certainement pas seul. Reste sur tes gardes.
Satia se rapprocha de lui, fébrile.
— Il l’a tué ? murmura-t-elle.
— Bien sûr.
À son air surpris, il se rappela son pacifisme. Elle côtoyait pourtant des Mecers depuis plusieurs mois, n’aurait-elle pas dû s’y être habituée, depuis le temps ?
Les deux Émissaires tinrent brièvement conseil et Lucas ne put que partager la frustration de Syrcail ne de pas être associés à leur discussion. D’accord ils n’étaient qu’Envoyés, mais ils auraient au moins pu leur permettre d’écouter !
Finalement, Néféliel acquiesça et s’envola après quelques pas d’élan. Lucas aurait bien aimé être Lié pour savoir où il partait, comme ça. En tout cas, une chouette comme Compagnon permettait de voler de nuit. Il s’imaginait plutôt avec un faucon ou un aigle, comme beaucoup de ses camarades, mais pour la première fois, il envisagea d’autres options possibles.
Aiko s’approcha.
— Il y a apparemment un groupe de blessés qui a réussi à s’enfuir de la Cité d’Émeraude. Néféliel est allé s’assurer qu’ils ne nous retrouvent pas.
Il y avait suffisamment de luminosité, à présent, pour que Lucas discerne des plis d’inquiétude sur le visage de l’Émissaire.
— Seul ? s’étonna Syrcail.
Aiko eut un pâle sourire.
— Je ne peux pas vous laisser, et puis, il est plus à l’aise pour voler dans l’obscurité. Avec de la chance, le groupe du Messager Arcal lui prêtera main-forte.
Mais son regard restait braqué sur la direction qu’avait prise son confrère. Après quelques secondes, il s’ébroua.
— Avançons, mieux vaut nous éloigner.
Ils reprirent leur marche, Aiko en tête et Syrcail à l’arrière. Lucas se retournait de temps à autre pour adresser un sourire d’encouragement à Satia. L’aube ne tarderait plus, mais ils avaient quitté le sentier par précaution et le sous-bois se montrait traitre sous leurs pas, quand ils ne s’accrochaient pas aux branches épineuses des genévriers. Satia peinait, avançait pourtant sans se plaindre et il était fier de la détermination qu’elle mettait à ne pas les ralentir.
Aiko s’immobilisa.
— Quatre ennemis devant, murmura-t-il. Vous pouvez en prendre un chacun ?
Lucas s’empressa d’acquiescer. Il brûlait de prouver sa valeur et Syrcail aussi, parce qu’il s’avança avec enthousiasme. Satia glissa la main sous sa tunique, et Lucas devina qu’elle attrapait sa dague. Il doutait qu’elle puisse tuer quelqu’un mais elle pourrait peut-être faire illusion. Elle hocha la tête quand Aiko la pria de rester là.
Lucas sentit son cœur accélérer comme ils s’avançaient dans les ombres, dans les pas coulés d’Aiko. Pas d’attaque aérienne, avec le soleil levant dans leur dos ils seraient des cibles trop faciles. Inconscients de leur présence, les soldats ennemis bavardaient autour d’un feu. Lucas se hérissa. Ils osaient faire un feu ? Comme s’ils se sentaient en sécurité ?
— Patience, murmura Aiko. Couvrez-moi.
Il avait confiance en eux et c’était inspirant. Lucas raffermit sa prise. Hors de question de lui faire défaut.
Aiko bondit au milieu des impériaux, ouvrit ses ailes pour apparaitre plus impressionnant et focaliser l’attention de leurs ennemis. Pris par surprise, ils eurent à peine le temps de saisir leurs armes que déjà l’Émissaire en embrochait un. Lame au clair, Lucas détourna un soldat aux prises avec l’Émissaire. Il boitait, mais Lucas resta méfiant. Il testa ses réflexes, porta son attaque en profitant de son déséquilibre et l’impérial s’écroula, mort.
À ses côtés, Syrcail luttait contre un adversaire plus coriace et Lucas envia l’aisance de son ami, souple et solide sur ses appuis. L’impérial fouetta l’air de sa lame et Syrcail recula avec une grimace avant de contre-attaquer. L’homme s’effondra avec un sursaut, comme surpris que Syrcail n’ait pas capitulé.
L’Émissaire en avait terminé avec le dernier soldat.
— Ça va ? Vous êtes blessés ?
— Une égratignure, répondit Syrcail tandis que Lucas hochait la tête.
Il partit chercher Satia, restée en arrière. Elle était pâle, lèvres serrées mais ne commenta pas la scène et Lucas lui en fut reconnaissant. De sa botte, Aiko poussa l’un des corps.
— Des blessés. Ça colle avec ce qu’on nous a dit.
L’Émissaire était inquiet de la situation, Lucas s’en rendait bien compte.
— Et Néféliel qui ne revient pas, marmonna-t-il, à moitié pour lui-même.
Lucas s’abstint de lui faire remarquer qu’ils disposaient du Wild, pour communiquer. Un Envoyé ne faisait pas de telle remarque à un Émissaire, surtout qu’il devait déjà y avoir songé.
Aiko aida Syrcail à nouer un bandage sur son abdomen barré d’une large estafilade.
— Il faudra arranger ça dès que nous aurons davantage de lumière, mais ça n’a pas l’air bien profond.
Ils reprirent leur avancée et cette fois, Lucas craignait de tomber sur d’autres ennemis. Il fouillait les environs du regard, se sentait crispé. Si la forêt abritait des impériaux, elle cessait d’être un refuge, et la pensée était déplaisante.
Les impériaux cherchaient à rejoindre la Porte, plus au Nord, pour rentrer chez eux. Surement la raison pour laquelle l’Émissaire Aiko les gardait dans la direction de l’Est, vers la Petite Mer, pour éviter de tomber sur les fuyards.
C’était dommage. Lucas comprenait la nécessité de protéger Satia avant tout, sauf qu’éviter les combats était peu honorable. Puis, il aurait aimé s’illustrer davantage qu’en affrontant un soldat déjà blessé. Comment progresser, en affrontant des ennemis plus faibles que soi ?
Le soleil se leva alors qu’ils marchaient toujours. En tête, Aiko n’avait pas prononcé un mot depuis ce qui lui paraissait des heures. Lucas jeta un coup d’œil à Satia et Syrcail. La jeune fille fatiguait, même si elle serrait les dents au lieu de se plaindre et son ami était pâle, une main plaquée sur son ventre, une grimace de douleur déformant ses traits. Peut-être était-il temps de demander une pause.
Lucas rassembla son courage et s’éclaircit la gorge.
— Émissaire ? questionna-t-il en s’efforçant de modérer le ton de sa voix.
Aiko s’arrêta aussitôt et se tourna vers lui, sourcils froncés. Lucas déglutit.
— Qu’y a-t-il ?
Avant même que Lucas ne réponde, il avait balayé les trois adolescents du regard et ses épaules se relâchèrent.
— Très bien, prenons une pause.
Un soupir collectif s’échappa de leurs poitrines alors qu’ils se laissaient tomber au sol, amenant un sourire sur les lèvres de l’Émissaire. Ils burent avec avidité à leur outre tandis qu’Aiko leur distribuait des barres de céréales et fruits secs. Un réconfort sucré bienvenu.
— Est-ce normal que l’Émissaire Néféliel ne nous ait pas encore rejoints ? osa demander Syrcail une fois qu’ils se furent restaurés.
Aiko pinça les lèvres.
— Non, Envoyé, ce n’est pas normal. Il aurait déjà dû être là mais Til ne parvient pas à contacter Suzu.
— Je ne comprends pas, fit Satia, perplexe.
L’Émissaire Aiko soupira.
— Vous êtes une terrestre, alors je vais essayer d’être simple. Le Wild est, disons, très encombré par les nombreux messages échangés par les Mecers en mission. De gros effectifs ont été déployés pour cette opération, demandant une forte coordination. Il est possible que Suzu se soit mise en retrait, ou qu’elle soit très concentrée sur sa tâche, ou qu’elle soit blessée, ou… bref, il y a plein de raisons possibles, le fait est que je n’arrive pas à joindre Néféliel et je commence à m’inquiéter.
Lucas n’était pas certain que Satia ait tout compris aux explications d’Aiko mais elle parut s’en satisfaire. Il savoura la chaleur du bouquet de sapin et de son moelleux tapis d’aiguilles, se demanda combien de temps encore Aiko les ferait marcher.
— Pourquoi ne partez-vous pas à sa recherche ?
Surpris, Lucas considéra Satia. Jamais l’Émissaire ne les laisserait !
— Parce que je ne peux pas vous laisser seuls, rappela Aiko.
— Mais nous sommes loin des combats, non ? insista Satia.
— Certes, reconnut Aiko.
— Et si l’Émissaire Néféliel est blessé, il aura plus besoin de vous que nous, non ?
Lucas s’aperçut qu’Aiko réfléchissait à la question et oscilla entre fierté et déception. Le devoir passait avant tout, non ? C’était en tout cas ce que lui serinait son père. L’Émissaire n’aurait jamais dû hésiter, puisque son devoir était de veiller sur eux en l’absence du Messager Arcal. Ou alors les liens qui l’unissaient à Néféliel étaient plus forts que ce qu’il croyait.
— Ce que tu dis n’est pas dénué de sens, dit lentement Aiko. Très bien. À une condition, cependant. Vous ne bougez pas d’ici, que je puisse vous retrouver facilement. Les impériaux sont loin, vous êtes en sécurité. Le Messager Arcal aura mes plumes s’il vous arrive quoi que ce soit.
Syrcail hocha la tête.
— Ne vous inquiétez pas pour nous, Émissaire. Nous sommes trois, nous veillerons les uns sur les autres.
Aiko prit encore un instant pour s’assurer qu’ils aient de quoi se nourrir, puis avec la dernière recommandation de s’occuper de la blessure de Syrcail, disparut dans les fourrés.
Lucas ne fut pas surpris de voir sa silhouette se découper un instant dans le bleu du ciel avant de disparaitre.
— Pourquoi ne s’est-il pas envolé directement ? s’étonna Satia.
— Pour ne pas trahir notre présence.
Syrcail était déjà en train de fouiller son sac à la recherche de bandages propres.
— J’entends un ruisseau, dit Satia. Venez, on pourra remplir nos outres.
— L’Émissaire Aiko nous a demandé de rester là, objecta Lucas.
— Nous reviendrons, dit Syrcail. Ça ne doit pas être bien loin, ce n’est pas comme si nous partions pour deux heures de balade.
Le ruisseau n’était qu’à quelques mètres, en effet, mais ses berges étaient bordées de buissons épineux. Ils le longèrent un bon moment vers l’aval avant de trouver un endroit plus dégagé. Les galets roulaient sous leurs bottes et l’eau était claire et glacée. Ils se désaltérèrent et se rafraichirent avant d’aider Syrcail à nettoyer sa blessure.
— Ça saigne encore, remarqua Satia.
— Je vais nouer plus serré, répondit Syrcail.
— Et recoudre ? proposa Lucas.
Syrcail secoua la tête.
— Ça peut attendre. En pleine forêt, ce ne sont pas les meilleures conditions.
— Mais ça doit te faire mal.
— Oui, reconnut Syrcail. J’ai fait l’erreur de sous-estimer l’amplitude de ses mouvements, je ne recommencerai pas, c’est certain !
Quelques gouttes d’eau s’écrasèrent sur les feuilles alentour et ils levèrent les yeux avec inquiétude. Le ciel s’obscurcissait, de lourds nuages anthracite étaient poussés par un vent qui soufflait des rafales d’un air glacial comme pour rappeler que l’hiver était toujours là.
— Nous nous sommes beaucoup trop éloignés.
— Il nous suffira de remonter les berges, sourit Syrcail.
Satia acquiesça en resserrant son manteau autour d’elle. Ils rebroussèrent chemin, poussés par les vents qui serpentaient entre les troncs, à peine protégés par de rares buissons. Lucas coulait des regards inquiets vers Syrcail qui gardait une main pressée sur son ventre. Il tachait de faire bonne figure mais Lucas voyait bien qu’il souffrait. La pluie augmentait sa cadence, et si l’odeur d’humidité lui restait agréable, il savait aussi qu’ils devaient trouver un abri au plus vite. Tant pis pour le point de rendez-vous, l’Émissaire Aiko comprendrait. Les trois sapins ne pourraient jamais les protéger d’une pluie battante, il tâchait de s’en convaincre pour s’éviter un savon.
Un grondement sourd résonna dans le lointain et la pluie s’intensifia. Syrcail releva l’une de ses ailes au-dessus de sa tête pour se protéger de l’eau glacée qui s’infiltrait dans son cou. Lucas l’imita et tendit la main à Satia pour l’inviter à se rapprocher alors qu’elle claquait des dents. Les rafales de vent leur renvoyaient des salves de gouttelettes d’eau. Ils couraient sur l’humus détrempé, oubliant la piste, cherchant seulement un endroit où ils pourraient se retrouver au sec. Un éclair illumina le ciel, suivi d’un coup de tonnerre. Lucas compta trois secondes : au moins, la question était réglée. L’orage était trop proche pour un vol de reconnaissance.
Des trombes d’eau s’abattirent sur eux ; ils avançaient lentement, incapables de voir où ils allaient dans ce mur de pluie, gardant juste l’espoir de trouver un abri. Le sol d’aiguilles devenait spongieux et de véritables ruisseaux se formaient çà et là dans le sens de la pente.
Soudain, Syrcail s’arrêta.
— Il y a… je m’enfonce dans quelque chose !
Lucas tapa du pied à son tour et pendant quelques instants, ils tâtèrent le terrain.
— C’est juste l’eau. Avance, on est déjà trempé, faut vraiment qu’on trouve un abri !
Le bruit assourdissant de la pluie les obligeait à hurler. Satia, tremblante, s’accrochait à son bras, les cheveux détrempés. Si leurs ailes les avaient protégés un temps, elles n’avaient pas résisté au déluge tombé du ciel.
Syrcail se remit en route et Lucas le suivit en espérant que l’orage se termine bientôt. En secouant ses ailes, il pourrait espérer réussir à voler suffisamment longtemps pour repérer un abri. Son pied s’enfonça dans l’humus, jusqu’à mi-mollet. Alors qu’il allait prévenir Satia, le sol se déroba sous lui.
Son premier réflexe fut de s’envoler. Ses ailes gorgées d’eau et le poids de Satia qui s’agrippait à lui l’en empêchèrent. Il chuta dans le vide, rebondit contre une paroi lisse sur laquelle il ne trouva aucune prise, glissa sur le côté, atterrit dans une flaque d’eau froide dans une gerbe d’éclaboussures et se protégea le visage d’un bras alors qu’une pluie de débris divers et mouillés lui tombait dessus.
Il cligna des yeux, désorienté, s’essuya le visage et tâtonna sur le sol humide pour se relever. Ses vêtements étaient trempés et le ciel bouché était à peine visible au-dessus de lui. Par réflexe, il estima la distance à cinq ou six mètres.
— Syrcail ? appela-t-il.
— Ici, fit une voix sur sa gauche.
Il plissa les yeux et distingua bientôt son ami, assis par terre.
— Je crois que je me suis froissé une aile. Tu vas bien ?
— C’était quoi, ça ? demanda Satia d’une voix tremblante.
Lucas l’avait oubliée. Mortifiée, il lui tendit la main pour l’aider à se relever. Elle épousseta ses vêtements, ne réussissant qu’à étaler la boue davantage.
— Je suis trempée, marmonna-t-elle.
— Nous sommes tombés dans une grotte.
— Et nous avons eu de la chance, remarqua Syrcail. Parfois ce sont des gouffres de plus de cent mètres qui s’ouvrent lors de fortes pluies.
— Magnifique, maugréa Satia en frissonnant. Comment on sort ?
Syrcail haussa les épaules.
— En volant, au pire.
— T’as vu la taille de l’ouverture ? dit Lucas, sceptique. C’est bien trop étroit. Et je ne parle même pas de ton aile…
Syrcail grimaça en la remuant doucement.
— L’affaire de quelques jours, ça passera. Explorons les environs, nous trouverons peut-être une autre sortie.
— Au moins, nous sommes au sec, maintenant.
Syrcail eut un petit rire.
— Trempés mais au sec, oui. Autant voir le bon côté des choses.
— L’Émissaire Aiko ne va pas être content…
— J’ai si froid, gémit Satia en claquant des dents.
Lucas secoua ses ailes, frissonna dans ses vêtements humides. L’air était frais, en sous-sol, ils n’allaient pas se sécher rapidement sans feu. Il explora les débris tombés avec eux et trouva deux branches assez épaisses au milieu de la terre et des aiguilles de sapins.
— On essaie de faire une torche ?
— Le bois est mouillé, fit Syrcail, sceptique.
— Je m’en charge, dit Satia.
Elle se détourna d’eux et Lucas se demanda si elle utiliserait vraiment son briquet, ou son Don balbutiant. En tout cas, elle prenait ses précautions, une bonne chose. Il avait toute confiance en Syrcail, mais, moins de gens seraient au courant, mieux ce serait.
Tandis que Satia luttait pour allumer le feu, Syrcail tâtonna jusqu’à la paroi rocheuse, jura en se cognant contre le plafond bas en se redressant. Il grimaça et porta la main à son côté.
— Je me serai bien passé de cette chute…
— Tu veux qu’on refasse ton bandage ?
Syrcail secoua la tête.
— Tout est trempé, ça ne sert à rien.
La vive lueur d’une flamme apparut soudain.
— J’ai réussi ! s’exclama Satia, sourire aux lèvres.
Et malgré le froid et l’humidité qui les étreignaient, ils sourirent à leur tour. Elle tendit haut le bras pour illuminer les alentours. Ils se trouvaient dans une petite salle au sol irrégulier, bordé de vasques et de stalactites. Un petit surplomb gardait une surface relativement sèche mais plusieurs fissures laissaient passer des filets d’eau qui formaient de nombreuses flaques.
La salle mesurait dix pas dans sa plus grande longueur, et si le niveau d’eau augmentait… Lucas frissonna. Autant ne pas y penser.
— Suivons l’eau, elle nous mènera peut-être vers une sortie ? proposa-t-il.
Hélas pour eux, l’eau s’écoulait dans un boyau étroit du diamètre de leur avant-bras.
— On ne passera pas par là, regretta Satia.
— Non, pas sans maigrir un grand coup.
— Ici, peut-être, appela Lucas.
Il avait à moitié disparu dans une fente à peine visible dans la roche.
— Un peu juste pour les ailes mais ça passe.
Syrcail s’engagea dans l’étroite ouverture à son tour, suivi par Satia.
Ils avancèrent avec difficulté, s’accrochant aux aspérités de la paroi, se cognant aux concrétions pendant du plafond. De longues minutes coincés entre deux murs de pierre où Lucas ne put que se réjouir de ne pas être claustrophobe comme son frère Aioros. Ils pataugeaient dans un fond d’eau et la grotte leur renvoyait l’écho de leurs respirations saccadées entre le plic-ploc des gouttes d’eau qui tombaient du plafond pour s’infiltrer sous leur col. Le sol était glissant, en pente douce et Lucas s’interrogea : allaient-ils vers une sortie ou au contraire s’enfonçaient-ils davantage sous terre ?
Il s’immobilisa. L’étroite fente dans laquelle ils se trouvaient s’élargissait, et s’il était soulagé à la perspective de se sentir moins oppressé, la lumière qu’il devinait de l’autre côté ne pouvait provenir de leur torche.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Syrcail. C’est une impasse ? Une sortie ?
Une ombre voila la lumière et Lucas frissonna avant de reculer d’un pas et de heurter Syrcail.
— Des impériaux, murmura-t-il, coupant court aux imprécations de son ami.
Syrcail jura.
— Combien ?
Lucas observa les ennemis par l’interstice, osa se rapprocher de quelques pas.
Devant lui, à quelques mètres à peine, une dizaine d’impériaux étaient regroupés autour d’un feu. De l’autre côté se découpait le ciel gris de l’extérieur. La sortie. L’attention de Lucas fut attirée par une silhouette solitaire et sa respiration se bloqua : un Massilien.
— Trop pour nous, confia-t-il à Syrcail avec regrets. Mais ils ont un esclave.
— Il pourrait nous rejoindre, lui. Tu crois qu’on peut lui faire signe ?
Lucas brûlait d’envie de le sauver, celui-ci, et Syrcail partageait apparemment son opinion. Même si leurs Messagers leur avaient expliqué qu’il n’était pas possible de libérer un esclave, ils restaient persuadés du contraire. Si seulement ils pouvaient juste essayer… cette occasion se révélait parfaite.
Le Massilien se leva et se rapprocha de l’extérieur. Lucas tiqua devant sa décontraction. Quelque chose ne collait pas.
— Encore quelques heures de cette pluie et ils auront complètement perdu notre trace, dit le Massilien avec satisfaction. C’est parfait.
— Ne risquent-ils pas de tomber sur la grotte, lieutenant ?
Le Massilien hocha négativement la tête.
— Ils vont s’imaginer que nous irons droit vers la Porte, pas que nous nous sommes arrêtés en chemin. Profitez de ce repos et continuez à être vigilant sur la garde. Quand ils seront certains de nous avoir tous éliminés, nous reprendrons la route. Avec de la chance, la pluie nous couvrira.
Des murmures d’assentiments se firent entendre avant que les conversations ne reprennent.
— Et les autres ? On les abandonne ?
Le silence se fit autour de celui qui avait parlé. L’ailé avait croisé les bras.
— Ces incapables, tu veux dire ? Ils méritent leur sort.
— Mais…
— Nous avions une mission, retrouver et éliminer les déserteurs. Et vu la quantité de Mecers qui nous sont tombés dessus, nous avons bien fait d’en terminer.
— Jonas n’était pas un déserteur !
— S’il n’est pas parvenu à suivre le rythme, il n’avait rien à faire chez les Maagoïs, rétorqua froidement l’ailé.
Lucas frissonna en réalisant que tous les soldats ennemis portaient l’uniforme gris souris des soldats d’élite impériaux. Même l’ailé – il n’arrivait plus à le croire Massilien – qui lui arborait en plus deux étoiles rouges sur le côté gauche de sa poitrine, le même rouge que ses ailes. Était-il en train de rêver ? Jamais un Massilien n’avait trahi la Fédération pour l’Empire, jamais ! Leur devoir était envers la Fédération des Douze Royaumes, envers Massilia.
Le Messager Arcal devait être mis au courant. Son père aussi, pour qu’il transmette l’information au Souverain Dionéris. Un grand froid s’abattit sur lui. C’était une tragédie, c’était pire que tout, le déshonneur suprême pour le Neuvième Royaume.
C’était juste impossible.
Il recula, écrasant les pieds de Syrcail, les pressant de faire marche arrière. Lorsqu’ils furent revenus dans la première pièce, il se laissa tomber au sol, incapable de parler.
— Il s’est passé quoi ? le pressa Syrcail. Tu es tout pâle !
Lucas prit une grande inspiration.
— Ce sont des Maagoïs. Et l’ailé… Ce n’est pas un esclave. C’est leur chef.
— Quoi ? Impossible ! Jamais un Massilien ne rejoindrait l’Empire.
Lucas eut un pâle sourire.
— Crois-moi, j’aurais préféré me tromper. Mais les autres l’appellent « lieutenant » et il a deux étoiles sur son uniforme gris. Et il s’attend clairement à être obéi quand il parle.
— Eraïm ! murmura Syrcail, secoué.
— N’était-ce pas prévisible ? intervint Satia. Il y a toujours eu des traitres dans notre histoire. Ils ont été nombreux à croire que l’Empire leur serait plus profitable.
Lucas secoua la tête.
— Ce n’est pas pareil. Vous êtes des terrestres et, sans vouloir te vexer, nous avons un autre sens de l’honneur. Pour notre peuple, abriter un tel traitre, c’est un outrage. Le pire des déshonneurs. Tu imagines les répercussions ? Notre réputation est celle de la loyauté envers la Fédération. Toujours, quoi qu’il advienne.
— Le Djicam va devoir rendre des comptes à l’Assemblée, approuva Syrcail.
— Et les Clans risquent de se déchirer de nouveau, marmonna Lucas.
Il n’enviait pas la tâche qui attendait son père et Aioros.
— Alors il vous faudrait l’éliminer avant que tout le monde sache, dit lentement Satia. Ce serait mieux, non ?
Les deux amis échangèrent un regard surpris. Songeur, Lucas considéra la jeune fille. Il la savait pacifiste, alors pour qu’elle prône une telle solution, si contraire à ses idéaux… commençait-elle à comprendre comment fonctionnaient les Massiliens ? Il se sentit fier d’elle.
— Oui, admit Syrcail. Mais il y a dix Maagoïs, là-bas. Nous ne sommes que deux et je suis blessé. Tu nous surestimes si tu nous crois capable de nous en charger.
Lucas approuva.
— L’idée est bonne, dans le fond. Peut-être que si nous en parlons au Messager Arcal, il saura quoi faire sans que tout ça ne s’ébruite.
Syrcail jeta un œil vers le plafond, circonspect.
— Impossible de sortir par là-haut… impossible de forcer le passage entre les impériaux…
Un long frisson le secoua.
— Il faisait plus chaud près du couloir, remarqua Satia. Nous devons nous sécher ou nous allons mourir de froid.
Elle posa la torche en hauteur, sur un rebord de concrétion calcaire. Elle s’éteindrait bientôt, les plongeant dans l’obscurité. Inquiet, Lucas aida Syrcail à ôter son uniforme, puis l’accompagna près de l’étroite ouverture. C’était risqué, de s’approcher ainsi de leurs ennemis. Il avait beau savoir qu’une quinzaine de mètres les séparaient, si jamais l’un des Maagoïs entendait un bruit suspect, ou s’avérait trop curieux…
Lucas s’obligea à se concentrer sur son ami. Adossé à la paroi, ses ailes l’isoleraient de l’humidité. Il ne fallut pas longtemps à Syrcail pour s’endormir et Lucas espéra qu’il se sentirait mieux le lendemain. La chaleur qui émanait du couloir était réconfortante. Il enleva ses bottes, essora du mieux qu’il put sa veste et son pantalon. Seulement vêtu de ses sous-vêtements, il se sentait pourtant bien mieux qu’avec son uniforme qui lui collait à la peau. En face de lui, Satia grelottait.
— Enlève tes vêtements mouillés ou tu vas finir par mourir de froid. Je ferme les yeux, ajouta-t-il face à son air indigné. Et puis il fera bientôt noir…
Il l’entendit soupirer et bientôt des gouttelettes tombèrent sur le sol.
— Est-ce que Syrcail dort ? demanda-t-elle dans un murmure.
— Oui, il en a besoin.
— Très bien. Tu gardes les yeux fermés ?
Lucas fronça les sourcils. À quoi jouait-elle ? Puis il comprit : elle allait essayer d’utiliser son Don, et a priori, ne savait toujours pas qu’il était au courant. C’était une bonne chose, qu’elle le garde secret.
— Je n’ouvrirai les yeux que si tu me le demandes ou que les impériaux débarquent.
— C’est acceptable, marmonna-t-elle à mi-voix. Merci.
La chaleur lointaine et le clapotis des gouttes d’eau le firent sombrer dans une douce torpeur et il s’endormit.