Une main sur son épaule le secoua doucement.
— Lucas ?
Il se réveilla en sursaut, les muscles ankylosés d’être resté dans une posture inconfortable. Près de lui, Satia recula. Elle avait renfilé ses vêtements, nota-t-il, et ils paraissaient presque secs. Pourquoi s’était-il endormi, d’ailleurs ? Il aurait dû monter la garde, au cas où…
— Je crois qu’ils bougent, murmura-t-elle.
Lucas se leva avec précaution, la main sur la garde de son épée, s’approcha de l’étroite ouverture qui les séparait de leurs ennemis puis s’y engagea. L’étroit boyau ne leur permettait pas de les surveiller en toute sécurité et un combat y serait difficile. Néanmoins, il devait prendre des informations un peu plus précises que celles fournies par Satia.
Effectivement, ça remuait du côté des Maagoïs. Lucas retint son souffle. Les soldats déplaçaient des sacs, fourbissaient leurs armes et même, s’entrainaient par deux devant l’entrée. Lucas chercha l’ailé. Oui, il était toujours là, se déplaçant parmi ses hommes. Il hochait la tête, donnait ses instructions, corrigeait des postures.
Pourquoi avait-il rejoint l’Empire ? Aucun Massilien sain d’esprit n’y aurait songé. Certes, il y avait des divergences d’opinion au sein de leur peuple, même au sein des Clans, de là à rejoindre l’ennemi… Non, aucun Massilien ne pouvait l’envisager. Ils haïssaient les Impériaux plus que tout. Même le Clan des Montagnes du Sud détestait l’Empire par-dessus tout, plus que la Seycam.
Et puis ces plumes, rouges comme le sang, d’où les tenait-il ? Seul le Clan des Iles arborait un plumage aussi coloré et chatoyant. Si un plumage vert ou jaune y était commun, Lucas n’avait jamais vu de plumes rouges autrement qu’en dégradé de couleurs. Une ligne rouge, oui, un plumage arc-en-ciel aussi, mais entièrement rouge, ça n’existait pas, il en était presque certain.
L’un des Maagoïs s’approcha de l’ouverture et Lucas fit précipitamment plusieurs pas en arrière, se cacha derrière un coude formé par le boyau.
— Quelque chose a bougé, marmonna l’homme.
Et Lucas retint son souffle. Combattre dans un lieu si étroit…
— Lieutenant, appela l’homme, plus fort, il y a quelque chose là-dedans !
Immobile, Lucas sentit accélérer les battements de son cœur. Il imaginait l’ailé se rapprocher pour constater de lui-même et n’osait risquer un coup d’œil par crainte de se trahir.
— Évidemment, qu’il y a quelque chose, renifla une voix plus grave. Crois-tu ces cavernes inhabitées ? Tu auras vu des chauves-souris, ou une chouette, ou un tylingre, même s’ils préfèrent généralement des altitudes plus élevées.
— Vous êtes sûr ?
— Si tu as encore peur du noir à ton âge, peut-être devrais-tu demander une affectation au Palais ?
Le ton était sarcastique et Lucas se prit à sourire avant de se ressaisir. C’était un ennemi !
— Maintenant, si tu avais réfléchi davantage, tu aurais vu que l’ouverture est bien trop étroite pour cacher autre chose qu’une bestiole inoffensive. Bloque-la si cela te rassure, mais le danger viendra du ciel, pas des souterrains.
Le soldat marmonna des excuses que Lucas ne comprit pas. Il compta jusqu’à cent, par précaution, puis s’aventura à jeter un coup d’œil. Ils étaient repartis plus loin. Le soulagement l’envahit mais il décida de ne pas pousser sa chance et revint auprès de Satia. Syrcail dormait toujours.
— Alors ? le pressa Satia.
— L’un d’eux nous a entendus, murmura Lucas. Il m’a peut-être vu.
— Eraïm…
— Il faudra surveiller l’ouverture de notre côté, mais nous devrions éviter de nous engager dans le boyau. Autant ne prendre aucun risque.
— D’accord.
Lucas retourna auprès de Syrcail, chercha un endroit moins mouillé que les autres, en vain. Qu’espérer d’autre, dans une grotte ? En face, Satia restait silencieuse, le regard dans le vague. Comprenait-elle qu’ils étaient coincés ici pour une durée indéterminée ? Il avait faim, sans trop savoir s’il était l’heure du repas ou si seul l’ennui en était responsable. Ils n’avaient pas grand-chose, dans leurs sacs, juste quelques barres de céréales et une poignée de fruits secs. De quoi tenir quelques jours, mais si les Maagoïs s’éternisaient ici… Il tâta son uniforme, fut surpris de le trouver presque sec. La chaleur venant du camp de leurs ennemis avait-elle suffi, ou bien, Satia avait-elle usé de son pouvoir ? Il se rhabilla, posa la main sur le front de Syrcail. Son ami n’était pas chaud, un soulagement car c’était souvent le premier signe d’une infection. En revanche, même avec la faible luminosité, il le trouvait bien pâle. Il aurait aimé lui parler, lui confier ses inquiétudes au sujet de ce Maagoï qui pourrait devenir dangereux, lui demander s’il avait un plan pour les sortir de là… sauf que son ami était blessé et qu’il se refusait à le réveiller. Il attendrait, aussi longtemps qu’il le faudrait.
Il n’y avait rien d’autre à faire.
*****
Il s’ennuyait.
Les secondes, les minutes puis les heures avaient défilées, longues, silencieuses, interminables. Certes, Syrcail s’était réveillé, mais ils n’avaient pas échangé plus de quelques mots murmurés à la hâte. De l’autre côté du boyau, ils percevaient les échos des conversations des Maagoïs. Rien de plus que des murmures, un bruit diffus qui les paralysait.
Ils n’osaient plus parler, craignant d’être repérés sans aucun espoir de fuite. Ils se terraient dans le silence, immobiles, et les vrilles de la peur s’enroulaient autour d’eux.
Lucas avait faim et savait qu’il en était de même pour ses compagnons. Lorsqu’ils avaient fouillé leurs sacs en quête de nourriture, ils n’avaient trouvé qu’une poignée de fruits séchés qu’ils s’étaient partagés, et trois barres de céréales. Une pour chacun, et ils avaient décidé de se limiter à une bouchée par jour. De quoi tenir trois jours. Les Maagoïs n’étaient pas censés rester là bien longtemps ; c’était pourtant déjà trop long.
Pour l’eau, il ne s’inquiétait pas trop. Le filet d’eau qui coulait dans la salle où ils avaient atterri suffirait à leurs besoins. Heureusement, parce que sans eau, ils n’auraient pas eu d’autre choix que de tenter d’affronter les Maagoïs. À leur niveau, ce serait du suicide.
Le temps ne s’était jamais écoulé aussi lentement.
Leur deuxième torche leur avait fourni un peu de chaleur avant de s’éteindre à son tour, les plongeant définitivement dans le noir. Un noir qui n’était pas total, à leur surprise, car ils bénéficiaient d’une faible luminosité provenant de la première pièce, ainsi que de celle de leurs ennemis. Lucas ignorait si cela suffisait à Satia et s’en voulut de ne pas mieux connaitre les capacités des terrestres.
Il frissonna. L’air était froid, à défaut d’être glacial, le feu de leurs ennemis diffusait un peu de chaleur, mais rien de comparable à la belle flambée d’une cheminée. La faim qui le tenaillait n’arrangeait pas les choses.
— Ça va ? murmura Syrcail.
— Et toi ? lui retourna Lucas sur le même ton.
Son ami jeta un bref coup d’œil à Satia, qui paraissait assoupie, puis soupira.
— J’aimerai réussir à dormir comme elle…
— Rien ne t’en empêche, tu le sais ?
— Je n’y arrive plus. J’ai trop mal, avoua Syrcail, une main posée sur son ventre.
Lucas ne répondit pas. Ils savaient très bien tous les deux qu’ils n’avaient plus de bandage propre, que s’occuper d’une plaie dans cette humidité était loin d’être idéal, que la semi-obscurité qui régnait était un obstacle conséquent pour vérifier l’état d’une blessure.
— Pas de Linpo dans le sac, j’imagine ?
Syrcail secoua la tête.
— Non, c’est l’Émissaire Aiko qui l’avait.
Ils se turent comme un mouvement parvenait jusqu’à eux. Lucas se rendit compte qu’il retenait son souffle, s’obligea à respirer normalement. Leurs ennemis pouvaient peut-être entendre leurs conversations s’ils n’y prenaient pas garde, d’accord, mais il en était de même pour eux. Ils avaient fait attention de converser à voix basse et normalement, ils n’avaient pas été repérés.
Normalement…
Les secondes passèrent, interminables, puis les minutes, et Lucas finit par se détendre. S’ils avaient été repérés, l’assaut aurait été donné. Syrcail restait soucieux.
— Quand partiront-ils ? marmonna-t-il. Je n’en peux plus de toute cette eau.
— Pareil, répondit Lucas sur le même ton. J’ai l’impression de ne jamais être sec…
— Et j’ai faim. Eraïm ! Je tuerai pour un morceau de pain.
— Dommage, je n’en ai pas sur moi, rétorqua Lucas.
Ils échangèrent un regard avant de glousser doucement. Un bref instant, Lucas oublia son inconfort, oublia qu’il avait faim et froid, oublia qu’il avait perdu toute notion du temps écoulé. Puis Syrcail grimaça en portant la main à son ventre et l’inquiétude reprit ses droits. Attendre encore ? Ils n’arrivaient même pas à se mettre d’accord sur le nombre de jours qu’ils avaient passé coincés ici. Si seulement ils avaient eu un moyen d’aller chercher de l’aide… mais il était impossible de sortir par là où ils étaient entrés. Lucas s’y était essayé, le premier jour. Le passage s’était effondré derrière eux, laissant une trouée de moins d’un mètre de large, à sept bons mètres du sol. Avec un peu d’élan, il avait espéré réussir à passer en repliant ses ailes. Hélas, la hauteur allait en se rétrécissant et son vol précaire s’était achevé en catastrophe. En grimpant, ce n’était pas mieux : les premiers mètres étaient lisses et glissants, avec de minuscules aspérités. Seule sa quinzième tentative lui avait permis d’atteindre les premiers éboulis. À peine avait-il posé la main sur une pierre qu’un amas de poussière et de terre s’était abattu sur lui. Pire, une roche s’était détachée et avait rebondi sur les parois avant de rouler sur le sol de longues secondes. Le bruit les avait paralysés. Ils avaient attendu en silence, le cœur battant. Lucas, encore perché à mi-hauteur, avait senti un voile de sueur le recouvrir. Soudain, il n’avait plus eu froid du tout alors qu’une terreur sans bornes l’envahissait. À son essai suivant, il avait rattrapé la pierre de justesse. Le cœur lourd, il s’était résigné à redescendre – enfin, plutôt à se laisser tomber au sol, d’ailleurs. Une brève discussion plus tard, ils étaient arrivés à la conclusion qu’ils ne pouvaient qu’attendre le départ des Maagoïs.
Et plus le temps passait, plus leurs espoirs s’amenuisaient.
Lucas soupira, puis soudain, fronça les sourcils. C’était quoi, ça ? Un bruit ? Il tendit l’oreille… non, pas un bruit. Une sensation. Il se figea.
C’était le feu qui avait disparu. La légère baisse de luminosité, l’impression de mouvement qu’ils avaient eu… aucun doute possible. Subitement, Lucas eut froid, comme si savoir que leur source de chaleur avait disparu rendait l’humidité plus froide, plus oppressante. C’était stupide, quelque part, et il s’en rendait bien compte.
Plus important, cela signifiait que les Maagoïs avaient surement décampé. L’opportunité qu’ils attendaient depuis si longtemps… il n’y avait qu’un moyen de s’en assurer. Lucas posa la main sur le bras de Syrcail.
— J’ai l’impression qu’ils sont partis. Je vais vérifier.
— Sois prudent, murmura Syrcail.
Lucas hocha la tête et s’avança avec précaution dans l’étroit passage. Ses ailes s’accrochèrent aux murs étroits luisant d’humidité malgré ses efforts pour les garder collées contre lui. La faim lui tenaillait le ventre et il se surprit à espérer que leurs ennemis aient oublié quelques provisions. Depuis combien de temps n’avait-il pas pris un vrai repas ?
Il poursuivit sa progression, pas à pas, serré dans l’espace étroit, dépassa le coude qui le protégeait d’un éventuel guetteur. Sa main s’était refermée sur sa dague par réflexe, même s’il savait n’avoir que peu de chance dans un combat contre l’un de ces combattants d’élite.
Son cœur accéléra comme il progressait sur les derniers mètres. Si jamais il restait encore un seul soldat… Les mains soudain moites, il s’immobilisa, aux aguets. À travers l’étroite ouverture, il ne voyait personne, juste les cendres dispersées d’un feu. Lucas se glissa dans la fente, le dos et les ailes frottant contre la pierre. Un adulte bien portant ne pouvait pas passer. Ce qui était à la fois rassurant et angoissant. Aucun adulte ne pourrait aller aider Syrcail et Satia si jamais il était tué, mais c’était aussi la raison pour laquelle les Maagoïs n’avaient pas considéré l’ouverture comme menaçante.
Il s’extirpa de l’orifice, dégaina aussitôt, rassuré par le poids de l’épée dans sa main, balaya la salle du regard en se couvrant les yeux de sa main libre. Tant de lumière ! Il n’avait plus l’habitude. La salle était vide, à l’exception des restes d’un feu sur sa gauche, d’un tas de branches et de brindilles non loin.
Pas d’ennemis.
Malgré son soulagement initial, Lucas resta concentré. Ils pouvaient être en embuscade, non loin. Il s’avança vers l’entrée et observa le ciel nuageux. Pas une paire d’ailes en vue et surtout, rien de rouge. Un autre soulagement. Il reporta son attention vers le sol, discerna rapidement l’humus piétiné. Ils étaient donc bien partis. C’était leur chance. Un sourire gagna ses lèvres et il rengaina avant de courir vers le couloir. Dans sa hâte de retrouver l’extérieur, il avait presque oublié que Syrcail et Satia l’attendaient.
Il grimaça en s’écorchant une nouvelle fois dans le passage, plissa les yeux comme l’obscurité reprenait ses droits, oublia de baisser la tête après le virage et se cogna le crâne, s’autorisa un sourire face à leurs mines anxieuses.
— La voie est libre ! annonça-t-il.
Leurs sourires lui mirent du baume au cœur. Ils rassemblèrent leurs maigres affaires et Lucas refit le trajet en sens inverse, plus vite cette fois, poussé par l’enthousiasme de ses amis. Enfin, ils débouchèrent dans la large pièce.
Satia eut un large sourire et Syrcail ferma les yeux en murmurant une prière de remerciements à Eraïm.
Ils ne s’attardèrent pas dans la grotte : même si cette salle possédait une large ouverture, ils avaient suffisamment passé de temps sous terre pour préférer la lumière extérieure, et tant pis si le ciel couvert annonçait un risque d’averses. Les arbres étaient à quelques mètres, dégageant l’entrée et permettant de prendre un peu d’élan pour s’envoler. Lucas savait qu’il ne tiendrait pas longtemps, mais ça serait peut-être suffisant pour se repérer ou trouver un Massilien susceptible de les aider.
— Plus qu’à retrouver l’Émissaire Aiko, dit Syrcail.
Lucas pâlit. Il avait oublié l’Émissaire, alors que lui ne devait penser qu’à les retrouver. En plus, ils avaient désobéi à ses consignes… Aiko serait furieux et le Messager Arcal plus encore.
— Si on trouve à manger au passage, je ne dis pas non, ajouta Satia.
Lucas sentit son estomac gargouiller en réponse. Lui aussi rêvait d’un bon repas et d’une bonne douche. Mais Syrcail serait prioritaire. À la lumière du jour, il lui paraissait encore plus pâle.
— Il faut qu’on s’occupe de ta blessure d’abord.
Syrcail acquiesça faiblement, les traits tirés. Lucas fouilla dans son sac. Ils n’avaient plus de bandages propres et ironiquement, ils avaient besoin d’eau pour les laver. Un coup d’œil au ciel gris le rassura. Des nuages lourds chargés de pluie. Ils finiraient peut-être trempés, il était certain que les éclairs ne seraient pas de la partie et en volant il repèrerait facilement une source d’eau.
Il allait exposer son plan aux autres lorsqu’un impérial se précipita vers eux. Tous se figèrent.
Le Maagoï dégaina et hurla :
— Nous sommes repérés !
Syrcail poussa Lucas et Satia vers les arbres tout proches.
— Allez-y, il est pour moi !
Satia s’élançait déjà, Lucas protesta.
— Syrcail…
Son ami braqua son regard clair sur lui.
— Je préfère mourir avec honneur que terrassé par une infection. Nous savons tous les deux ce qui est en train de se passer.
La gorge sèche, Lucas acquiesça avant de rejoindre Satia dans le sous-bois. Syrcail leur gagnerait du temps, c’était certain. Lucas refoula ses larmes tandis qu’il accélérait, la respiration hachée de Satia derrière lui. Ils coururent malgré leur épuisement, de longues minutes, puis Lucas recouvra ses esprits et s’arrêta. Courir ainsi à l’aveugle était stupide ! Il regarda autour de lui, avisa un grand sapin.
— Grimpe, vite !
Elle s’exécuta sans chercher à le questionna, ce qu’il apprécia, et il considéra l’espace entre les arbres : suffisant pour s’envoler. Quelques pas d’élan et il louvoya un instant entre les branches avant de passer au-dessus des cimes. Voler était un plaisir, comme toujours, mais cette fois, il en ressentait l’effort. Lucas se positionna face au vent pour planer plus facilement et chercher à se repérer. La Cité d’Émeraude n’était pas si loin, normalement… non, en face de lui, c’était la Petite Mer qu’il discernait, à quelques heures de vol. Il fit un tour sur lui-même, aperçut enfin quelques points qui tournoyaient dans le ciel, qui indiquaient certainement l’emplacement de la grande ville. Ils étaient bien trop loin pour l’entendre ou pour être d’une aide quelconque à leur problème plus immédiat. Il repéra aussi leur grotte et son cœur se serra. Syrcail combattait-il encore ? Était-il en vie ? Il était si affaibli…
— Messager ! Émissaire ! À l’aide ! hurla-t-il en désespoir de cause.
Seuls quelques oiseaux effrayés s’élevèrent des arbres tout proches. Il allait réitérer son appel lorsqu’un ailé jaillit des frondaisons. Quelle maitrise, pour s’élever si facilement à la verticale ! Son cœur accéléra à la vue des ailes rouges et il se décomposa. Le traitre ! C’était bien sa veine. Lucas piqua aussitôt vers la cime des arbres pour espérer grappiller un peu de vitesse. Ses muscles douloureux lui rappelaient son estomac vide depuis trop longtemps. Un bref regard derrière son épaule : l’ailé l’avait pris en chasse. Évidemment. Mâchoires serrées, Lucas accéléra. Tout sentiment d’admiration l’avait déserté. Il décrivit un large cercle, gardant en mémoire cette cime de sapin qui lui servait de point de repère, avisa une clairière. Il réduisit sa descente au minimum, espérant surprendre son adversaire. En vain.
Le souffle court, Lucas tira sa lame. Gagner du temps était la seule chose qui lui restait. L’épée, pourtant de l’acier le plus léger des douze Royaumes, lui parut atrocement lourde. L’ailé aux ailes rouges se laissa tomber au sol dans une démonstration de puissance pure. Lucas resserra sa prise, les mains moites et les jambes flageolantes. Eraïm, il se sentait si faible !
— Alors, l’avorton. Comment nous as-tu retrouvés ?
Lucas écarquilla les yeux, n’osant croire à sa chance. L’autre… discutait ? Il hésita. Ne pas répondre serait insultant et ce traitre ne méritait que ça. Répondre lui gagnerait du temps. Déjà, il voyait ses sourcils se froncer d’impatience.
— Le hasard, répondit précipitamment Lucas.
Mais l’ailé paraissait ailleurs, comme écoutant une autre conversation. Mortifié, Lucas réalisa qu’il n’était même pas considéré comme une menace par son vis-à-vis qui n’avait pas daigné dégainer son arme. Quelle humiliation !
— Le hasard, répéta l’ailé, en lui accordant cette fois toute son attention. Oui, je ne vois pas comment un gamin comme toi aurait pu nous pister.
— Je suis un Mecer, pas un gamin ! s’exclama Lucas, outré.
L’autre eut un sourire torve.
— Et tu crois qu’un uniforme va suffire à m’impressionner ?
Lucas déglutit. Il jouait avec lui ! Rassemblant son courage, Lucas afficha une bravade qu’il ne ressentait pas.
— Je n’ai pas à t’impressionner, juste à te tuer.
Le sourire de l’autre s’effaça lorsqu’il dégaina sa lame en cristal Kloris noir.
— Tu ne seras pas le premier à essayer. Meurs, gamin.
Et il attaqua. Lucas cilla sous la surprise. Quelle vitesse ! Il esquiva de justesse le premier coup, comprit aussitôt qu’il n’avait aucune chance de l’emporter.
L’épée s’abattit pour le coup mortel. Lucas raffermit sa prise, attendit le dernier moment pour tenter…
Une bourrasque et un coup le projeta à terre sur l’humus détrempé. Lucas se releva sur des jambes tremblantes, contempla avec incrédulité des ailes blanches familières sur un uniforme gris. Aioros !
Il avait la respiration saccadée mais s’était interposé pour lui sauver la vie. Encore une fois. Lucas n’arrivait pas à démêler l’écheveau de ses sentiments. Était-il vexé ? Reconnaissant ? Soulagé ? La fatigue lui tombait dessus comme une chape de plomb.
Cette fois, Lucas vit que le traitre prenait son frère au sérieux.
— Un Émissaire, maintenant ? Ça ne suffira pas non plus.
Aioros répondit par une attaque que Lucas reconnut comme sa favorite. Elle débutait comme un coup de pointe classique mais son frère y ajoutait une légère torsion du poignet qui la rendait difficile à éviter.
Le Maagoï esquiva et un sourire moqueur revint sur ses lèvres.
— Tu n’as rien de mieux ?
— Arrête de parler et bats-toi. Ton existence est une insulte pour tous les Massiliens !
— Tu n’arriveras jamais à me tuer. Admets ton impuissance.
À la surprise de Lucas, Aioros ne répondit pas. Le Maagoï attaqua à son tour et bientôt l’air résonna de leurs coups portés avec hargne et détermination. Lucas hésita à se porter aux côtés de son frère, se ravisa.
Dans son état, il ne serait qu’une gêne. Ses jambes tremblaient et il prit appui sur le tronc d’un pin. Il avait si faim qu’il souhaitait juste qu’Aioros expédie ce combat pour rejoindre Satia et Syrcail. Lucas fronça les sourcils. Le combat était étrange. Son frère, le teint pâle, les dents serrées, était sur la défensive. Jamais Lucas ne l’avait si peu maitre d’un combat.
Puis le Maagoï brisa net l’engagement, alors même qu’il dominait.
— Tes renforts arrivent, Émissaire, et je ne tomberai pas dans ce piège. Profite donc de ton sursis, parce que nous nous reverrons.
Il bondit dans les cieux, sans même un pas d’élan. Quelle force ! Puis Lucas reporta son attention sur son frère.
— Tu ne le poursuis pas ?
Aioros hocha négativement la tête.
— Mais, c’est un traitre ?
— Tu es plus important, petit frère. Où sont tes compagnons ? Nous nous sommes beaucoup inquiétés.
Touché, Lucas se jeta dans les bras de son frère, lequel lui ébouriffa les cheveux avec un sourire.
— J’ai laissé Satia dans un sapin, pas loin de celui-ci, indiqua Lucas en pointant une cime qui dépassait toutes les autres. Syrcail… (il ravala sa salive) un Maagoï nous est tombé dessus en sortant de la grotte. Il a voulu…
Sa voix se brisa. Même si le Maagoï avait été blessé, il avait eu des jours pour être soigné, au contraire de Syrcail qui n’avait fait que s’affaiblir.
— Tu as bien fait d’appeler. Til t’a entendu.
Aioros fouilla dans son sac, en extirpa une pomme aux reflets rouges et une barre de fruits secs.
— Mange un peu et montre-moi où tu as laissé Syrcail. Les Maagoïs se déplacent vite, ils n’ont peut-être pas eu beaucoup de temps à lui consacrer.
Lucas engloutit la barre et croqua la pomme juteuse, espérant qu’Aioros ait raison, pressé de savoir. Décidé à ne pas perdre davantage de temps, il préféra la finir dans les airs et s’éleva après quelques pas d’élan. L’épuisement rendait ses ailes lourdes mais il savait que l’endroit n’était pas bien loin.
Les nuages gris formaient une immense nappe qui ondulait au-dessus d’eux et auraient gâché la visibilité s’ils les avaient dépassés. De là-haut, Lucas repéra facilement l’effondrement qui les avait conduits dans cette grotte maudite. Il se posa bientôt devant l’entrée dégagée, la gorge nouée. Nulle trace de son ami.
— Syrcail ? appela-t-il malgré tout.
Il sentit son frère atterrir derrière lui, examiner les alentours.
— Vous étiez là ?
— Oui, répondit distraitement Lucas.
Il entreprit de fouiller les fourrés, trouva quelques plumes. Son cœur se serra. Syrcail avait-il réussi à fuir, contre toute attente ? Non, impossible, il l’aurait vu…
— Nous sommes passés au moins trois fois au-dessus de cette grotte, marmonna Aioros, furieux contre lui-même.
— Les Maagoïs campaient dans l’entrée, nous ne pouvions pas sortir. Et cet ailé… ce n’était pas un esclave, hein ?
— Non, confirma Aioros. Viens par là.
Curieux, Lucas termina sa pomme et rejoignit son frère, accroupi près d’un rocher. De la main, il désigna des traces rouges et Lucas frémit. Du sang, à peine séché. Il avança de quelques pas, s’immobilisa presque aussitôt. Une crevasse s’ouvrait devant lui. Étroite, qu’il aurait pu enjamber d’un bond, mais surtout, profonde.
— Syrcail ? appela Lucas une nouvelle fois.
Aioros posa une main sur son épaule.
— Si son corps n’est pas là, c’est que ton ami est mort, dit-il doucement.
Les larmes lui montaient aux yeux mais Lucas les refoula. Non, pas encore !
— Je peux descendre, essayer de…
Aioros secoua la tête.
— Trop risqué. Tu n’arriveras pas à remonter en volant, c’est bien trop étroit.
— Mais c’est mon ami… il a pu trouver un rebord, être évanoui, trop faible pour me répondre ?
Aioros soupira.
— Saeros va aller en reconnaissance. Je ne peux t’offrir davantage. N’en espère pas trop.
Lucas le remercia et rongea son frein le temps que le faucon nain Compagnon de son frère arrive. Le petit rapace plongea dans la crevasse ; Lucas patienta, compta les secondes, se pencha pour essayer de l’apercevoir. Enfin, il reparut avec un cri perçant, se percha sur le bras d’Aioros qui lui caressa doucement le dos.
— Je suis désolé, dit-il. Il n’a rien vu. Son corps a dû chuter dans des profondeurs inatteignables.
— Et les impériaux ? Ils n’auraient pas pu…
— Les Maagoïs ne font pas de prisonniers. Viens, Arcal arrive.
Lucas se releva, le cœur lourd, épousseta par habitude son uniforme, considéra avec détachement les salissures diverses. Quelle importance ? Il suivit son frère, le rejoignit devant l’ouverture de cette grotte cause de tous leurs malheurs.
Le Messager Arcal, accompagné des Émissaires Aiko et Néféliel, se posait déjà. Ils avaient l’air fatigués, et les Émissaires étaient blessés.
— C’est donc là que vous vous cachiez… nous nous sommes fait un sang d’encre.
À son air compatissant, Lucas comprit qu’Aioros l’avait déjà mis au courant pour Syrcail.
— Et la jeune fille ? reprit-il. Elle est en sécurité ?
— Oui, dans un sapin.
— Parfait. Tu en as assez fait, Envoyé. Je vais m’en charger.
— C’est son Estérel, Messager, intervint Aioros. C’est son devoir d’y aller.
Lucas lui jeta un regard noir. Après tout ce qu’il avait fait, il n’aurait pas craché sur un peu de repos ! Évidemment, il avait aussi raison. Il avait prêté serment, se devait de respecter sa parole. Alors il réprima un soupir – à coup sûr Aioros y trouverait quelque chose à redire – puis retraça leur course éperdue dans les bois.
Les hautes fougères s’agitaient sous leur passage et de temps à autre, les rayons du soleil perçaient la canopée. Malgré la fatigue, Lucas sourit en retrouvant l’arbre. Il s’était bien repéré et elle était bien restée là-haut. D’ailleurs, elle lui rendit son sourire d’un signe de la main.
— Tu as besoin d’aide pour descendre ? proposa-t-il.
— Je vais me débrouiller, merci.
Elle ne mit pas longtemps à descendre de l’arbre, dont les branches horizontales formaient comme une échelle facile à suivre.
— Syrcail ? demanda-t-elle aussitôt à terre.
Lucas secoua la tête, touché qu’elle ait pensé à son camarade.
— Oh. Je suis désolée.
— Venez manger un morceau, puis nous vous reconduirons à la Cité.
Satia se rapprocha de lui tandis qu’ils marchaient dans la forêt. Ils ne reprenaient pas la direction de la grotte et Lucas était reconnaissant au Messager d’avoir cette délicate attention. Ses poings se serrèrent comme une nouvelle vague de chagrin le submergeait. Il avait été plus proche de Syrcail que de n’importe lequel de ses camarades d’école, savait depuis le début qu’en rejoignant les Mecers, il verrait des amis être blessés et mourir… y être confronté était plus douloureux qu’il ne l’avait imaginé. Lorsque Satia attrapa sa main, il la serra pour accepter son réconfort silencieux. Une amie précieuse, sur qui il devait veiller mais sur qui il pouvait aussi compter.
Lucas espéra que son Messager ne les fasse pas marcher trop longtemps ; au moment où il songeait à s’arrêter, Arcal leur dévoila une petite clairière bordée de fleurs. De la bruyère, reconnut Lucas. Un pin abattu par une tempête précédente gisait au sol et formait un banc confortable. Satia s’y laissa tomber avec un soupir de soulagement.
Le Messager sortit de son sac une miche de pain, qui bien qu’un peu écrasée paraissait délicieuse, leur coupa des tranches épaisses avant d’y rajouter des tranches de jambon déjà découpées.
— Essayez de ne pas manger trop vite.
Malgré ses efforts pour suivre son conseil, Lucas engloutit son repas. La mie moelleuse, le goût fumé et salé de la viande… un délice après des jours de disette.
— Et l’ailé aux ailes rouges, demanda Satia entre deux bouchées, vous l’avez eu ? Il était vraiment avec les impériaux ?
Le Messager Arcal fronça les sourcils, comme contrarié qu’une terrestre en sache autant. Il allait répondre mais Aioros le prit de court.
— La Seycam s’occupera de ce traitre.
Lucas s’étonna. Son frère prenait cette responsabilité avant leur père ? Même le Messager Arcal paraissait surpris, bien que trop poli pour faire une quelconque remarque en public. Aioros ne cachait pas la blancheur de ses plumes, comme lui, et si son rang d’Émissaire était inférieur à celui du Messager, il restait un Seyr. Il était aussi possible qu’il ait communiqué avec son père sur cette affaire, grâce à son Compagnon.
— Bien. Et toi, Envoyé, qu’as-tu à nous raconter ? Trois jours que nous balayons la forêt à votre recherche. L’Émissaire Aiko s’attendait à vous retrouver au point convenu.
Lucas pâlit. Trois jours seulement ? Cela lui avait paru bien plus long. Son Messager avait attendu qu’il se restaure avant d’aborder le sujet, mais il ne ferait pas l’impasse sur une désobéissance aux conséquences aussi désastreuses. Syrcail aurait eu une idée, lui… Les larmes perlèrent à ses paupières, ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes alors qu’il luttait contre la douleur du souvenir. Syrcail était mort en héros, avec honneur. Il déglutit.
— Nous avons juste voulu boire à la rivière, Messager. Ce n’était pas loin. Puis il y a eu l’orage… Nous cherchions juste un abri. Nous prévoyions de retourner au bosquet, mais… l’effondrement nous a projetés dans une grotte. Impossible de ressortir par le trou, à moitié colmaté et la seule autre sortie que nous avons trouvée était bloquée par des Maagoïs. Une bonne dizaine.
— Cet ailé rouge… il était là ?
— Oui. Au début, j’ai cru qu’il était un esclave, qu’il était contraint de leur obéir… mais il n’avait pas de collier. Il portait leur uniforme. Et il était leur chef.
Lucas perçut très bien le malaise qui circula entre ses supérieurs. Finalement, le Messager soupira.
— Vous avez fait une erreur, mais vous en avez payé un prix élevé, alors, je n’en rajouterai pas.
— Nous allons les poursuivre, Messager ?
— Non.
— Mais… pourquoi ? s’exclama Lucas, désemparé.
— Nous avons éliminé de nombreux impériaux au sein de la Cité d’Émeraude, expliqua Aioros après un bref coup d’œil au Messager. Et nous sommes tombés sur des groupes entiers déjà morts.
— Les Maagoïs étaient là pour les déserteurs, ajouta Arcal. Pas pour nous.
— Je ne comprends pas, avoua Lucas.
— Cet ailé aux ailes rouges leur donne un avantage, expliqua l’Émissaire Aiko, prenant la parole pour la première fois. Tu es le premier à l’avoir vu de près, jusque-là nous n’avions que de vagues rumeurs… et des corps sans vie. Il connait le terrain, apparemment, il conduit sa troupe discrètement, évite les villages, utilise des cachettes dont nous ne soupçonnions pas l’existence…
— Il est doué, admit Néféliel.
L’air sombre, Aioros acquiesça aux paroles de ses confrères.
— Avec de la chance, il s’abstiendra de revenir, poursuivit Arcal.
Son frère paraissait dubitatif et Lucas partageait ce sentiment. Il y avait eu quelque chose, chez cet ailé. De la détermination, un dévouement, même, pour ses troupes. Parce qu’il aurait très bien pu les planter là et fuir seul vers la Porte. Il vit aussitôt les failles de son raisonnement. Non, même en volant, la Porte était trop loin. Dans les cieux, il serait trop repérable. C’était pour ça qu’il restait au sol avec ses hommes. S’il n’avait pas appelé à l’aide, jamais il ne se serait montré.
— Je suis désolé, Émissaire, je n’aurais jamais dû…
— Ce n’est pas ta faute, Envoyé, dit doucement Aiko. Je n’aurais pas dû vous laisser seuls. Néféliel est capable de se débrouiller, même blessé.
L’autre Émissaire rit doucement. Il avait un bras en écharpe, nota Lucas qui n’avait pas prêté attention aux détails jusque-là. Leurs vêtements présentaient des déchirures, un bandage dépassait de la manche gauche d’Aiko et leurs visages étaient marqués par de légères entailles. Même Aioros avait un trou rougi sur la jambe droite et l’uniforme blanc d’Arcal était émaillé de tâches de sang. Pas le sien, a priori. Il sentit ses joues s’empourprer. Comment avait-il pu passer à côté de tant de détails ?
— Je ne voulais pas causer autant de soucis.
— C’est notre devoir de veiller sur vous, rappela le Messager Arcal. Avec toute cette effervescence, les communications ont été rendues difficiles. Aiko apprendra à faire confiance à son partenaire, la prochaine fois.
L’Émissaire avait baissé la tête, contrit, ce qui rappela à Lucas leur liberté toute relative. Les Émissaires ne dépendaient certes plus d’un mentor, ils avaient leur propre voie à suivre, mais ils n’étaient pas laissés seuls sur ce chemin et tout Messager pouvait se permettre une remontrance.
— Quant à l’Envoyé Syrcail, poursuivit le Messager Arcal, tu ne dois pas t’en vouloir, Lucas. C’était son choix et au vu des circonstances, je ne peux le lui reprocher. Il connaissait son corps mieux que personne et il est très possible que sa blessure ait été plus importante que prévu.
Lucas pinça les lèvres. Oui, le raisonnement d’Arcal se tenait, seulement… s’il avait insisté davantage pour soigner cette blessure… s’ils avaient pris un autre chemin au retour… s’ils…
— Le passé est le passé, continua le Messager. Et ce qui est fait ne peut être changé. Pleure ton ami, mais souviens-toi surtout des moments que vous avez partagés.
— Oui, Messager, murmura Lucas.
*****
Deux jours de marche plus tard, Lucas retrouvait la Cité d’Émeraude avec soulagement. Le voyage s’était déroulé paisiblement, sans aucune rencontre autre que celle de deux écureuils qui avaient déboulé sur le sentier en couinant. La vue des bestioles lui avait arraché un sourire, il s’était retourné pour partager ce moment avec Syrcail, sauf que…
Syrcail n’était plus là. Son sourire s’était effacé comme la douleur le poignardait de nouveau.
Son ami était mort.
Il était mort et pourtant il s’attendait à le voir apparaitre au moindre souffle de vent, à l’entendre rire d’une plaisanterie, à ce qu’il ait une idée à lui suggérer pour détourner les consignes de leur Messager.
Lucas serra les poings. À quoi ça servait de laisser les autres s’approcher, si c’était pour souffrir autant ensuite ?
Peut-être que son père avait raison. Le Messager Arcal aussi l’avait prévenu. Était-il trop jeune pour être un Mecer ? S’était-il fourvoyé ?
Tout au long de leur marche, il avait ruminé. Les Émissaires avaient respecté son humeur, Aioros l’avait laissé tranquille et le Messager Arcal s’assurait de lui par de brefs regards. Même Satia restait discrète, proche mais sans empiéter sur son espace, respectant sa distance et son silence. Il avait vu qu’elle avait cherché à prendre la parole, plusieurs fois, avant de se raviser. Juste pour ça, il lui était reconnaissant.
L’arrivée à la Cité d’Émeraude fut pire. Où qu’il posât son regard, tout lui rappelait Syrcail.
— Ça va ?
Il réalisa qu’il s’était immobilisé lorsque son frère posa une main sur son épaule. Il prit une profonde inspiration.
— C’est difficile.
Aioros hocha la tête avant de le remettre en route. Lucas se sentait fourbu et avança comme un automate jusqu’à l’auberge. Celle qu’Arcal avait choisie lors de leur première arrivée. Il espérait se poser, s’isoler ; comprit en entrant que rien de tout cela ne serait possible.
Son père était présent, avec plusieurs Mecers. Lucas retint un soupir et s’empressa de saluer, poing sur le cœur. Satia s’était jeté au cou de son père et il ressentit un pincement d’envie. Ici, il était un Envoyé, pas le fils du Djicam, même s’il avait senti le regard de son père s’attarder sur lui. C’était Syrcail qui lui avait offert les clés de sa liberté et rien que pour ça, il chérirait son souvenir.
Lorsque le marchand et Satia prirent congé – il avait réussi à lui renvoyer un semblant de sourire – Lucas sut que les choses sérieuses allaient commencer. Il était le seul Envoyé présent sur la douzaine de Mecers. Nul ne lui demanda de sortir, alors il repoussa sa fatigue et s’apprêta à écouter avec intérêt.
L’offensive massilienne avait été un succès. Peu de pertes, de nombreux impériaux infiltrés tués et une cérémonie officielle aurait lieu demain en mémoire des Mecers tombés au combat, en présence de la Seycam.
Bien évidemment, le sujet de l’ailé aux ailes rouges fut abordé. Lucas, qui lorgnait avec envie sur une chaise placée contre le mur, se ressaisit aussitôt.
Nul n’avait osé présenter cet homme comme Massilien ; après ses actes, il ne pouvait plus l’être. Les Massiliens étaient loyaux à la Fédération des Douze Royaumes.
— Il était vraiment à leur tête ?
Lucas sentit la Messagère Anabelle dubitative. Lui aussi l’aurait été, à sa place. Les seuls ailés liés à l’Empire des Neuf Mondes étaient des esclaves, des prisonniers de guerre. Et ils étaient rares à se laisser capturer vivants, l’honneur leur commandant de mourir plutôt que d’être ainsi avilis.
— Envoyé Lucas, peux-tu lui décrire ce que tu as vu ?
Il se redressa. Il n’aimait pas être au centre de l’attention comme ça.
— Oui, Djicam. Il portait l’uniforme gris des Maagoïs, avec deux étoiles rouges.
— Un lieutenant ? s’étonna Anabelle.
— Oui, Messagère, c’est ainsi qu’ils se sont adressé à lui.
Il expliqua comment l’ailé avait défini leur stratégie selon sa connaissance de leurs mœurs et du terrain.
— Merci, Envoyé, dit enfin la Messagère Anabelle. Le Clan des Iles ne va pas apprécier du tout.
— Aucun Clan ne va apprécier, nuança le Messager Arcal.
— Cet ailé doit être éliminé au plus vite.
— Croyez-vous que le Souverain Dionéris prendra des sanctions à notre égard ? Qu’il nous tiendra responsable de la situation ?
— Je serai à Valyar ce soir pour m’assurer que les Clans soient mis hors de cause, déclara Ivan. La Seycam s’occupera de régler ce problème.
Cette fois, Lucas perçut très bien la vague de soulagement qui balaya les Mecers. Son père était très fort à ce jeu. Il risqua un coup d’œil à sa droite. Seul Aioros ne partageait pas ce sentiment. À tous les coups, ce serait à lui de mener la chasse. Un court instant, Lucas l’envia, puis il se rappela la puissance de l’ailé ennemi.
Non, pour le moment, il n’avait aucune chance.
Il écouta d’une oreille distraite les dernières consignes du Djicam – surveiller cet ailé dès que possible, prévenir la Seycam s’il était vu, ne pas l’engager sans être supérieur en force – et étouffa un bâillement. Dormir, était-ce trop demander ?
Manger d’abord, décida-t-il comme son estomac se rappelait à son bon souvenir. Plus que tout, il voulait être seul.
— Je m’étais longtemps demandé comment autant d’impériaux avaient pu s’infiltrer sur Massilia, nota Anabelle.
Ivan hocha la tête.
— Ils savaient trop bien où se cacher et comment nous éviter.
— Au moins maintenant, nous savons pourquoi, ajouta Aioros.
— Mais préparaient-ils quelque chose ?
Un long silence s’installa.
Lucas se demanda si son père pensait à Satia. Malgré son appréhension, il fit un pas en avant.
— Les Maagoïs…
Tous se focalisèrent sur lui et il déglutit. Un Envoyé ne prenait pas la parole sans autorisation, alors il jeta un bref coup d’œil à Arcal et attendit son aval avant de poursuivre :
— L’ailé a dit qu’ils traquaient des déserteurs, que c’était là leur mission.
Le Messager Arcal approuva d’un signe de tête et Lucas se rappela qu’ils en avaient parlé sur le retour.
— Peut-être que certains impériaux étaient plus qu’infiltrés, avança le Messager. Peut-être qu’ils désiraient réellement changer de vie.
Un bref instant, Lucas ressentit une pointe de tristesse pour ces gens. Ils avaient réussi à passer inaperçus sur le sol des Douze Royaumes, mais les Maagoïs avaient été envoyés pour leur rappeler qu’on ne désobéissait pas à l’Empereur sans en payer le prix.
— Pardonnez-moi, Djicam, dit Anabelle, mais je me dois de poser la question.
— Je vous écoute, Messagère.
Lucas sentit une tension dans la voix de son père, en fut surpris. Certes, l’ailé était un traitre, mais ça n’expliquait pas une telle réaction ?
— Est-on certain qu’il agissait seul ?
Bizarrement, Lucas remarqua que son père était soulagé. Étrange, ça. Lui, ça l’inquiétait qu’il puisse y avoir d’autres traitres.
Le Djicam Ivan écarta les mains.
— Tout nous porte à le croire pour l’instant, mais rien ne nous empêche de faire preuve de prudence à l’avenir.
La discussion semblait close et les Mecers se retirèrent dans une pluie de saluts, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que son Messager, son frère et leur père. Lucas s’autorisa à se détendre. Au moins, il était passé inaperçu, personne ne paraissait avoir fait le lien entre un simple Envoyé et le dernier fils du Djicam.
— Cette affaire va compliquer les relations entre les Clans, soupira Aioros. Le Clan des Iles va-t-il vraiment se sentir offensé comme la Messagère Anabelle le pense ?
Leur père acquiesça.
— Les couleurs vives du plumage sont leur signe distinctif. Nul doute qu’ils lanceront une vendetta.
— Mais… tu as dit que la Seycam s’en occuperait, non ? dit Lucas en fronçant les sourcils. Ce n’est pas une ingérence ?
— Cela pourrait, convint Ivan. Quand j’annonce que la Seycam s’occupera du problème, je montre que nous ne sous-estimons pas la menace et que je refuse que les Clans se déchirent en s’accusant mutuellement.
— Et ils savent donc aussi que la Seycam fermera les yeux si d’autres cherchent à faire justice eux-mêmes, compléta Aioros.
Ivan approuva et Lucas se surprit à réfléchir à toutes les implications. Si d’autres que la Seycam tuaient le traitre, cela leur permettrait-il d’accuser la Seycam de faiblesse ? Ou de prouver aux Clans qu’ils n’étaient pas capables de protéger leur Royaume ?
Il s’empressa de poser toutes ses questions à son père.
— Tu commences à comprendre, répondit celui-ci.
— Donc Aioros va le traquer ?
Ivan secoua la tête.
— Je doute que ton frère ait un niveau suffisant, pour l’instant.
Curieusement, Aioros ne protesta pas.
— Cette fois, poursuivit le Djicam, nous attendons. Nous nous préparons. Pas de précipitation ou nous ferons leur jeu.
— D’accord.
Savoir que son père avait un plan était rassurant.
— De fait, nous pouvons être raisonnablement certains qu’ils n’étaient pas là pour la jeune fille. Vous resterez là quelques temps pour que nous nous en assurions, mais nous allons lever leur protection. As-tu besoin d’autre chose ?
— Juste de manger et de me reposer, avoua Lucas.
— Alors je ne te retiens pas davantage.