Marlène se tenait, immobile, le regard fixé sur le mur vide. Sa console attendait qu’elle appuie sur une touche. La néomage n’en faisait rien. Elle avait branché la console par habitude. L’envie n’y était plus. Du bruit dans l’entrée attira son attention.
- Nous y allons ma chérie ! lança Henriette depuis l’entrée.
Avant, Marlène n’aurait pas bronché. Elle n’aurait pas pris la peine de répondre, restant focalisée sur sa partie. Avant…
Marlène se leva et fonça jusqu’à l’escalier, qu’elle descendit en courant, ne s’arrêtant que trois marches avant le carrelage de l’entrée.
Henriette portait une jolie robe rouge. Sa coiffure soignée, son visage rayonnait sous un maquillage discret. Didier, rasé de près, arborait un costume élimé lui conférant un charme certain. Marlène ne put s’empêcher de sourire.
Elle n’avait rien dit à ses parents, sur rien. Ni les moqueries, ni son amour pour Lycronus, ni les déboires de son amoureux. Ils avaient fêté ses diplômes magiques, sans jamais demander des détails sur la formation magique, à laquelle ils n’auraient de toute façon rien compris. Henriette avait bien tenté de parler du PBM mais le regard noir de Didier l’avait stoppée dans son élan.
Pour la première fois depuis des jours, le sourire de Marlène fut véritable, reflet du bonheur de ses parents.
- Ouah ! s’exclama-t-elle avant de froncer les sourcils.
Cette résonance dans la gnosie… Impossible ! Le visage de Marlène se ferma tandis qu’elle fouillait, cherchant la source, pour finalement la trouver.
- C’est quoi ? demanda-t-elle en désignant la main droite de sa mère.
Henriette, que le changement d’humeur de Marlène inquiétait, baissa le regard vers sa main avant de s’exclamer d’un ton joyeux :
- Mon alliance ! Je ne la mets jamais parce qu’elle me gêne au quotidien. Elle me vient de ma grand-mère. Ma mère aussi s’est mariée avec cette alliance. Je te l’offrirai pour ton mariage.
Marlène n’avait pas du tout envie d’y penser. Se marier ? Avec Lycronus en fuite ? Avec le CIM les recherchant ? Marlène secoua avec la tête avant de chasser ses idées noires.
- Qu’est-ce que c’est ? insista-t-elle en désignant la bague.
Henriette fronça les sourcils avant de tendre son annulaire à sa fille pour qu’elle voie mieux.
- Un rubis, annonça fièrement Henriette. Un vrai !
Cela, Marlène n’en douta pas. Une pierre précieuse. Voilà un objet introuvable à l’école. Essences de bois, pierres, fleurs, métaux, oui. Diamant, émeraude ou saphir, non. Voilà pourquoi Marlène ne reconnaissait pas cet élément. Elle le compara avec l’élément manquant dans le cadre photo offert par Lycronus et la gnosie fut sans appel : il s’agissait bien de rubis. À quoi pouvait donc bien servir cet élément ?
- Ça vous embête si je passe la journée à Paris ?
Avant, elle n’aurait pas demandé la permission. Elle y serait allée, sans s’émouvoir de l’inquiétude que ses parents pouvaient ressentir. Avant…
- Non, bien sûr ! Tu es grande ! Tu t’y téléportes ? supposa Henriette.
- Non, maman. La téléportation est réservée aux magiciens de haut niveau. Le DM9 valide cette faculté.
Marlène n’en était qu’au DM3. Henriette acquiesça d’un air entendu.
- Les tickets de train sont dans le tiroir de gauche.
- Merci, maman. Passez une bonne journée en amoureux.
- Merci, Marlène, répondit Didier.
À peine ses parents partis, Marlène enfila ses chaussures, glissa deux tickets dans sa poche et attrapa un sac qu’elle remplit de quelques gâteaux et boissons. Elle sortit en refermant soigneusement la porte à clé, jetant un coup d’œil à la rue. Pas de journalistes. Un soupir de soulagement lui échappa. Le CIM avait fait son travail. Pas de curieux, pas de questions. Elle n’aurait pas supporté qu’on l’interroge. Pas aujourd’hui.
Une fois à Paris, Marlène se rendit dans une bijouterie dont elle avait trouvé l’adresse sur son téléphone portable dernier cri, acheté le premier jour des vacances en um dans un boutique de téléphonie pour magiciens. Il proposait un traducteur universel intégré, pas magique, mais géré par une IA dernier cri. Cher mais au moins, Marlène pourrait comprendre Amanda.
En dehors de l’école, elle avait le droit d’utiliser sa magie pour acheter des objets. Ne voulant pas attirer l’attention, elle ne consommait presque rien. Elle avait espéré, avec ce téléphone, appeler Amanda. Ce n’avait été qu’une fois l’objet électronique en poche qu’elle s’était rendue compte qu’elle ignorait le numéro de sa copine, l’appelant habituellement avec le guide. Quant à espérer trouver une « Amanda Monty » en Italie, c’était peine perdue. Informations pas assez précises. Elle se promit de lui demander ses coordonnées dès la rentrée.
Le vendeur de la bijouterie la regarda, incrédule, passer de colliers en bracelets, de bague en diadème, demandant des précisions sur les métaux et pierres utilisées. Chaque signature partait dans l’esprit de Marlène. Elle ressortit sans avoir rien acheté.
Arrêt suivant : la Bibliothèque Nationale de France. Elle proposait un étage entier consacré à la magie. Avant, Marlène aurait été perdue, incapable de se repérer dans un lieu tel que celui-là. Avant…
L’ouvrage sélectionné lui révéla ce qu’elle ignorait :
« Le rubis est, de par sa couleur, lié au sang. »
Mon sang transféré de mon cadre à celui de Lycronus ? Non. Je suis sur une mauvaise piste. Je continue.
« Le rubis symbolise le feu. »
Brûlure ? Non. Monsieur Toupin a été formel en m’indiquant l’absence de danger. Ça ne peut pas être ça.
« Le rubis symbolise l’amour. »
Marlène fronça les sourcils. L’amour ? Une recherche approfondie alliant les termes « cadre photo » et « amour » lui permit de tomber sur « Le cadre des cœurs jumeaux ».
« Objet magique de haut vol, ces cadres fonctionnent en binôme. Chaque personne l’active. Les cadres s’harmonisent en fonction des informations amoureuses reçues. Si elles coïncident, la photo de l’être aimé apparaît.
Cet objet peut être très douloureux pour l’un des partis, follement amoureux, découvrant avec horreur le cadre vide malgré l’activation de l’autre côté. Cet objet étant spécifique, il devient alors inutilisable et ce bien qu’il faille à un ensorceleur niveau 3 trois cents kum par cadre pour les ensorceler. »
Marlène s’étrangla en lisant cela. Où Lycronus avait-il trouvé six cents kum ? Il était censé être un magicien de fortune. Sa vie toute entière n’y aurait pas suffi. Même Marlène n’avait pas cela en stock actuellement. « Voleur de magie. » Les mots résonnèrent en elle.
Marlène sentit ses jambes faiblir alors elle s’assit sur le premier banc venu. Son amour pour Lycronus l’avait-elle aveuglée à ce point ? Quelle autre explication pouvait-il y avoir ? L’esprit dans une tourbillon, Marlène quitta la bibliothèque pour retourner à la maison.
Le trajet en train lui permit de poser ses pensées. Lycronus lui avait offert un cadre des cœurs jumeaux. À l’activation, la photo de l’ensorceleur était apparue, prouvant que le jeune homme aimait Marlène. La jeune femme ne put s’empêcher de glousser toute seule.
L’attitude fermée et froide de monsieur Toupin le soir de son anniversaire lui revint. Il l’avait enjointe à activer le cadre photo devant lui. Il avait frémi en découvrant la photo de Lycronus. Sur le moment, elle n’y avait pas prêté attention mais maintenant…
Monsieur Toupin avait-il dénoncé Lycronus par jalousie ? Après tout, monsieur Toupin n’était qu’ensorceleur niveau 1. En voulait-il à l’apprenti d’avoir dépassé le maître ? Se vengeait-il de la néomage ayant ruiné sa réputation en s’attaquant à son cœur ?
Marlène serra les poings et sa mâchoire se mit à trembler. Trop de possibilités. Trop d’interrogations. Trop d’émotions se succédaient.
À son retour, la maison vide lui permit d’attraper le papier de transfert sans risque de se faire surprendre. Lycronus avait indiqué avoir besoin de l’énergie pour échapper au CIM mais Marlène avait besoin de réponse.
- Lycro ?
- Oui, Marlène, répondit-il quelques instants plus tard.
- Où as-tu trouvé les six cents kum nécessaires à la confection des cadres des cœurs jumeaux ?
- Trois mille kum, répliqua Lycronus. Je suis débutant. Ils sont plus difficiles à créer que pour un ensorceleur niveau 3 expérimenté.
Les mots s’effacèrent d’eux-mêmes et Marlène attendit que Lycronus réponde à sa question. Un oiseau se posa sur une branche, observa autour de lui, fondit sur le sol avant de revenir, une chenille dans la bouche. Il s’envola et Marlène le suivit grâce à la gnosie. L’insecte se retrouva dans la gorge d’un oisillon.
Des symboles apparurent sur le papier de transfert.
- Gilain a cru que parce que j’étais un magicien de fortune, je ne connaissais rien à son univers. Quand il a compris son erreur, il était trop tard. Le contrat était signé. J’ai pris l’énergie directement dans son coffre-fort.
Marlène trembla. Elle sentit une angoisse sourdre en elle : s’il se faisait attraper, qu’allait-elle devenir ? À qui parler ? Sur qui compter dans cette école pleine de gens hostiles ?
- Monsieur Toupin t’a-t-il dénoncé ? demanda-t-elle, les doigts crispés.
- Non. Monsieur Toupin est un homme bien, honnête et respectable. Il m’a formé, autant qu’il le pouvait. J’ai eu mon niveau 1 d’ensorceleur grâce à lui et il m’a soutenu ensuite. Tu peux lui faire confiance.
- Pourquoi le CIM t’accuse-t-il de vol de magie ?
- Parce que j’ai enculé Gilain bien profond, insista Lycronus. Il a essayé de me mettre hors jeu.
- Il a réussi, fit remarquer Marlène.
- Je suis ensorceleur niveau 3. J’ai atteint mon objectif, rétorqua Lycronus.
- Tu es recherché par toutes les polices du monde. Ton nom tourne en boucles sur toutes les chaînes ! Si tu n’as rien à te reprocher, pourquoi as-tu fui ?
- Parce que Gilain est trop puissant. Je la lui ai mise bien profond. Ce dont il m’accuse est faux mais devant des juges corrompus par son argent et sa célébrité, moi, le pauvre magicien de fortune, je n’aurai aucune chance. Nul ne m’écoutera. Il pourra se payer des avocats brillants et acheter les jurés. Moi…
Marlène trembla de tous ses membres. Elle serra la mâchoire puis traça :
- Tu me sembles tenir maître Gilain en bien basse estime.
- Tu devrais aussi, répliqua Lycronus.
- Pourquoi ?
- Tu as été enlevée et torturée par sa faute.
Le ventre de Marlène se noua. Une nausée l’envahit à ce souvenir.
- C’était ma faute ! répliqua-t-elle.
- Non. Tu étais sous sa responsabilité. Tu étais ignorante et il le savait. Il avait besoin d’une publicité. Tu mettais trop de temps à te dévoiler. Il t’a encouragée à dépenser sans compter. Aucune protection ne t’avait été assignée, en dehors de deux élèves très nulles en magie.
- Julie et Amanda ne… commença Marlène mais l’écriture de Lycronus remplaça la sienne.
- Le CIM n’avait pas été prévenu de ta participation à cette sortie. C’est une faute grave. Pas un seul accompagnateur n’avait un niveau supérieur au DM7. Gilain espérait qu’il se passerait quelque chose. Peut-être pas d’aussi grave mais quand même. Il avait convié la presse. La presse ! Pas le CIM mais les médias, oui ? Marlène, ouvre les yeux. Gilain t’utilise !
Marlène n’en revenait pas. Ses larmes l’empêchaient de lire aisément les lettres déliées de Lycronus. Elle comprit que l’ensorceleur se trouvait en mauvaise posture, qu’il s’était attaqué à la mauvaise personne, un homme puissant contre qui nul ne pouvait rien. Si Lycronus n’est plus là, à qui parler de mes doutes ? Sur qui m’appuyer ? Comment avancer ? Je me retrouverais seule, encore plus exposée…
- J’ai ruiné la réputation de son école ! rappela Marlène.
- Au contraire ! Tous les médias ont parlé du Mistral pendant des semaines. Le nombre d’inscriptions a explosé ensuite. Tu as énormément apporté à Gilain.
Marlène plissa les paupières. Elle secoua la tête. Qui croire ? Une seule certitude.
- Je t’aime.
- Je sais, écrivit Lycronus en réponse. Ta photo apparaît de mon côté.
Le cadre s’illumina, dévoilant la photo de Lycronus, rayonnant. Marlène attrapa l’image et l’embrassa, ravie de pouvoir caresser du bout des doigts son sourire.
- J’aimerais pouvoir te voir tout le temps, annonça-t-elle.
- Je suis poursuivi par le CIM. Je préfère économiser chaque once de pouvoir.
Une part d’elle comprenait. Une autre pleurait tandis que la photo de Lycronus disparaissait, mettant fin à la discussion.
Son regard s’arrêta sur la console posée dans un coin. Une partie rapide pour se changer les idées ? Elle secoua la tête. Hors de question. Lycronus m’engueulerait. Il n’était pas présent en personne ? Pas grave. Elle l’imaginerait. Il la porterait. Elle pouvait le sentir l’encourager en pensées.
Marlène se mit en tailleur et médita, augmentant son rendement. À Noël, l’agent du CIM s’était extasié de la voir créer 1 kum par minute. À la rentrée, en septembre, Marlène produisait cinquante kum par minute.
La magie inter n’a qu’à bien se tenir, pensa-t-elle en passant le portail d’entrée du Mistral. La néomage arrive.