Dimanche matin, Marlène ouvrit les yeux bien après dix heures. Le soleil inondait la chambre d’une lumière éclatante, lui rappelant qu’elle avait largement dépassé l’heure habituelle. D’un bond, elle se leva, jetant un regard à son guide, qui émit aussitôt un son mélodieux.
- Joyeux anniversaire ! s’exclama la voix enjouée d’Amanda.
- Merci, répondit Marlène.
Elle soupira. Premier anniversaire loin de ses parents. Ils lui manquaient tant. Marlène plissa les paupières. Elle l’avait déjà fait une fois. Pourquoi ne pas recommencer ?
- Tu vas le passer avec monsieur Stoffer ? hasarda Amanda, la voix pétillante de curiosité.
Un ricanement lui échappa. Amanda, toujours si respectueuse, insistait pour appeler Lycronus « Monsieur Stoffer », comme s’il était un professeur de renom.
- Non. Je le vois tous les jours, rappela Marlène, un sourire amusé sur les lèvres. J’ai d’autres projets. Je te raconterai. Bisou !
Marlène s’habilla puis sortit, prenant soin d’emmener avec elle le papier de transfert offert par Lycronus. Ses pas résonnèrent dans les couloirs jusqu’à ce qu’elle atteigne le bureau du directeur.
- Joyeux anniversaire, lui lança-t-il, son ton solennel dénué de chaleur.
- Je veux passer cette journée spéciale avec mes parents, annonça Marlène. Retour à 22h. Je connais le tarif.
Maître Gilain serra la mâchoire. Qu’il détestât la manière suffisante dont elle lui adressait la parole était une évidence. Cependant, la perspective de gagner 100 kum lui fit tendre la main.
Dès qu’elle fut seule dans le salon familial, Marlène sortit la feuille et écrivit :
- Je passe la journée chez mes parents.
La réponse de Lycronus ne tarda pas.
- Je te souhaite d’excellents moments en compagnie de Didier et Henriette. Je t’envoie tous mes vœux pour tes quinze ans.
Ces mots la rassurèrent. Pas de reproches, pas de critique voilée sur son choix de délaisser ses études pour une journée. Juste des vœux sincères.
- Merci, écrivit-elle avant de replier la feuille.
Un cri résonna dans la maison.
- Marlène ? s’exclama Henriette après un bond magistral. Tu aurais pu prévenir ! Je n’ai pas de gâteau ! Je vais en faire un.
Henriette disparut sans même avoir enlacé sa fille, erreur qu’elle corrigea quelques secondes plus tard, avant de filer en cuisine.
Didier disparut en ville pour revenir un cadeau à la main. Le paquet, une fois ouvert, dévoila un jeu vidéo. Marlène remercia chaleureusement ses parents. Ce fut tous ensemble qu’ils découvrirent le nouveau programme, Marlène gagnant sans difficulté.
À la nuit tombée, maître Gilain vint chercher Marlène. Il ne desserra pas les lèvres. Son agacement palpable mit Marlène en joie. De quoi bien terminer cette merveilleuse journée.
Quittant les côtés du directeur, elle traversa les jardins endormis de l’école, goûtant la fraîcheur de la nuit, respirant l’odeur fine des fleurs nocturnes.
Qu’elle ne fut pas sa surprise de découvrir un petit paquet, posé contre sa porte. Un objet magique. Lycronus, sans aucun doute. Malgré sa certitude, Marlène ne toucherait pas l’objet avant d’en avoir déterminé l’effet. Lycronus lui en aurait voulu. De plus, chat échaudé craint l’eau froide. Marlène ne comptait pas faire la même erreur deux fois.
Dans la gnosie, Marlène reconnut du bois, de l’encre, un magnifique entrelacs de cuivre et un élément qu’elle ne fut pas en mesure d’identifier. L’objet en lui-même ne contenait pas de grès mais une boursouflure à côté indiquait la présence d’un cylindre de grès, d’une contenance de 1 um, décela Marlène. La pile vide n’attendait que d’être remplie et insérée.
Marlène grimaça. Elle utilisa la magie inter pour faire léviter l’objet au ras du sol – la seule chose qu’elle fut en mesure de réaliser malgré des heures de travail. Elle frappa à la porte du bureau de monsieur Toupin. Malgré l’heure tardive, il lui ouvrit.
- Bonjour, Marlène. Tu devrais dormir depuis longtemps ! s’insurgea-t-il.
- C’est mon anniversaire.
- Et on ne dort pas le jour de son anniversaire ? C’est la nouvelle règle en vigueur ?
Marlène ricana.
- Non, monsieur. J’ai trouvé ceci sur le pas de ma porte de chambre.
Elle désigna le petit objet au sol. Monsieur Toupin le regarda fixement.
- J’ai décelé du bois et de l’encre, annonça Marlène. Je sais aussi qu’il s’agit d’un objet à pile. Le cuivre qu’il contient me pose soucis. Je sais que son tressage rend l’objet spécifique mais ce métal signifie aussi transfert et j’ignore ce qui est transféré. De plus, il contient un élément dont la signature m’échappe. Je voulais votre avis d’expert avant d’y toucher.
- Je te félicite pour ta prudence, Marlène. C’est très bien.
- Vu que l’objet est à pile, avec qui se liera-t-il ?
- Avec la première personne qui insérera une pile pleine, précisa monsieur Toupin. Le cuivre indique un transfert vers son jumeau.
- Le jumeau de qui ?
- De cet objet. La personne qui te l’a offert possède son double. Les deux communiquent.
Comme les feuilles offertes par Lycronus. Ça venait de lui, forcément ! Pourtant, Marlène resta méfiante. D’autres options plus sombres étaient possibles. N’ayant aucune envie de se retrouver encore dans une cave sordide, elle insista :
- C’est un journaliste qui m’a offert ça pour pouvoir m’espionner ?
Monsieur Toupin resta très sobre à cette réponse.
- Non, Marlène, mais je suis heureux de voir que tu prends soin de toi. Tu peux ouvrir le paquet sans risque.
En totale confiance envers son professeur, Marlène prit l’objet et le dépaqueta sans crainte. À l’intérieur, elle découvrit un cadre photo simple pour le moment vide. Sans nul doute qu’une fois activé, l’encre créerait une image. Marlène se saisit de la pile, prête à y transférer de l’énergie.
- Non, dit monsieur Toupin. Tu n’as pas le droit d’utiliser ta magie pour autre chose que tes études. Ceci n’a rien à avoir avec tes études. Je vais la remplir moi-même.
Marlène se souvint de la feuille de papier qu’elle utilisait quotidiennement. Heureusement, personne ne savait qu’elle la possédait et s’en servait.
- Si vous voulez, répondit Marlène en haussant les épaules.
La pile dans la main de Marlène se remplit.
- Tu peux l’insérer sans risque, annonça monsieur Toupin.
- Pardon, monsieur, mais vous n’avez pas répondu à ma question. Qu’est-ce qui est transféré entre ce cadre photo et son jumeau ?
- Aucune information sensorielle ne transite, indiqua monsieur Toupin. Nul ne peut t’espionner avec ça. Tu peux l’activer sans crainte. Vas-y. Insère la pile.
Marlène, confiante, plaça la pile dans son logement, au dos du cadre. Un petit « clac » retentit. Monsieur Toupin frémit. Marlène retourna le cadre pour voir apparaître une photo de Lycronus. Il était magnifique ! Quel sourire craquant ! Elle rougit et sourit bêtement. Ce cadeau lui faisait tellement plaisir. Son cœur battit la chamade tandis que son ventre chauffait.
- Merci, monsieur Toupin.
- De rien, Marlène, répondit le professeur très sobrement, le cou tendu et la mâchoire serrée.
Tout à son bonheur, la néomage ne se rendit pas compte de l’état de nerf de son professeur. Sans un mot de plus, elle quitta la pièce, le cadre photo serré contre elle.
De retour dans sa chambre, elle posa le cadre sur sa table de chevet. La lumière tamisée caressait le sourire captivant de Lycronus. Les joues de la néomage rosirent en le contemplant une dernière fois avant de se tourner vers sa feuille de transfert.
- Merci pour le cadre photo. Il est magnifique. J’adore ! écrivit Marlène.
La réponse de Lycronus ne tarda pas.
- De rien. Tu as passé une bonne journée en compagnie de tes parents ?
- Merveilleuse ! assura Marlène, un sourire rêveur flottant sur ses lèvres.
Journée jeux vidéos gavée aux gâteaux. Le paradis !
- Je te souhaite de faire de beaux rêves. Au dodo, jeune fille. Il est tard et demain, tu as école !
Marlène gloussa. Les mots lui semblaient teintés d’une douce autorité qui la faisait se sentir spéciale, protégée. Elle plia la feuille et la rangea dans le tiroir de sa table de chevet, comme un secret précieux.
Glissant sous les couvertures, elle fixa encore un instant le cadre. Son cœur battait doucement, rythmé par une sérénité rare. Les derniers échos de la journée s’effacèrent tandis qu’elle sombrait dans un sommeil léger, son visage éclairé d’un sourire sincère.
Le lendemain matin, son premier regard fut pour le cadre photo posé sur sa table de chevet. La photo avait disparu.
Elle fronça les sourcils, attrapa le cadre et vérifia la pile. Presque pleine. Impossible que l'objet magique ait déjà besoin d'être ré-harmonisé. Marlène savait que la longévité d’un artefact magique dépendait de sa complexité : les plus simples duraient des siècles, tandis que les plus sophistiqués pouvaient tomber en panne en quelques années. Mais certainement pas au bout d’une nuit !
- Tu te moques de moi… murmura-t-elle en secouant le cadre, comme si ce geste pouvait ramener l’image.
Elle reposa l’objet avec un soupir agacé, s’habilla et quitta la chambre, déterminée à retrouver Lycronus pour élucider ce mystère.
Au réfectoire, elle balaya la salle du regard. Des chuchotements, des regards en biais, des murmures de « Miss stupides » sur son passage… Rien d’anormal. Mais pas de Lycronus non plus. Leur table habituelle était vide.
Marlène consulta la montre sur son guide. Parfaitement à l’heure. S’était-il levé plus tôt ?
Déconcertée, elle quitta le réfectoire sans manger et se dirigea vers la petite salle où ils travaillaient souvent ensemble. Vide.
- Trop dormi, peut-être ? marmonna-t-elle avant de changer de direction.
Elle alla frapper à la porte de sa chambre. Aucune réponse. Le cœur battant un peu plus vite, elle finit par sortir son guide et activa la fonction de localisation. La réponse du guide la laissa sans voix : « Si vous savez où trouver Lycronus Stoffer, prévenez immédiatement le CIM ».
Marlène resta pétrifiée.
- Le CIM ? s’exclama-t-elle à voix haute, abasourdie.
Des questions tourbillonnaient dans sa tête, mais aucune réponse ne semblait faire sens. Refusant de céder à la panique, elle se rendit à la salle vidéo.
La pièce était bondée. Les conversations se turent lorsqu’elle entra, remplacées par des regards hostiles, bien plus glacials que d’habitude. Les élèves s’écartèrent en silence, comme si elle portait la peste, lui révélant l’écran central.
Au centre, une photo moche de Lycronus occupait tout l’écran. Les mots "VOLEUR DE MAGIE EN FUITE" s’étalaient en grosses lettres rouges en bas de l’image.
L’image se réduisit dans un coin de l’écran tandis que deux présentateurs reprenaient leur journal en direct.
- Toujours aucune trace de Lycronus Stoffer, surnommé le « voleur de magie », annonça le journaliste brun, les yeux graves derrière ses lunettes.
- Comment un magicien d’aussi faible niveau parvient-il à échapper au CIM ? Cela dépasse l’entendement, ajouta sa collègue blonde, un sourire narquois sur les lèvres.
- Stoffer est un ensorceleur de niveau 3, précisa le journaliste. Il maîtrise la création d'objets magiques et en aurait produit plusieurs qui lui permettent de déjouer les recherches.
- Il… il créait des objets magiques ? murmura-t-elle pour elle-même, abasourdie.
Sa tête tourbillonnait. La feuille de transfert, le cadre photo... Lycronus les avait donc fabriqués lui-même ? L’idée réchauffa son cœur, mais un doute glacé s’insinua. Si c’était vrai, alors pourquoi le CIM le traquait-il ?
Le cadre photo... Son dysfonctionnement avait-il un lien avec cela ? Peut-être qu’il n’était pas aussi fiable qu’il le prétendait, ou que l’enchantement avait été compromis. Mais rien n’expliquait cette cavale ni les accusations portées contre lui.
Marlène déglutit.
- Créer des objets magiques demande énormément d’énergie, indiqua la présentatrice blonde d’un ton faussement ingénu. Où croyez-vous que Stoffer trouve la magie nécessaire ? Il faut bien qu’il dorme de temps en temps !
Sauf que grâce à Marlène, il créait de la magie durant son sommeil. Tellement peu ! se contra elle-même Marlène. Lycronus était censé être un magicien de fortune, à la création de magie faible. Marlène fronça les sourcils. Comment faisait-il pour travailler toute la journée s’il possédait aussi peu d’énergie ? La néomage, habituée à ne jamais être en manque, ne s’était même pas posé la question.
- Stoffer est-il capable de créer un cheval de Troie ? interrogea la présentatrice, l’air soucieux.
- Sans aucun doute, répondit son collègue avec gravité. Il a déjà volé de la magie par le passé. Pourquoi ne recommencerait-il pas ?
La présentatrice prit une expression horrifiée, mais ce furent les mots du journaliste qui frappèrent Marlène comme un coup de massue.
Voler de la magie ? Était-ce possible ?
Elle sentit son cœur se serrer. Lycronus aurait-il utilisé des chevaux de Troie pour siphonner la magie des autres ? Était-ce ainsi qu’il progressait si vite ? Ses pensées tourbillonnaient. Cela expliquerait pourquoi il avait reconnu l’un de ces dispositifs dans sa poche d’un simple coup d’œil. Était-il possible qu’elle ait été si aveugle, si naïve ?
L’air sembla se raréfier. Marlène dut se tenir au dossier d’une chaise pour ne pas vaciller. Les regards accusateurs des élèves, les murmures venimeux autour d’elle… tout prenait sens.
L’amie d’un voleur de magie.
- Nous appelons la population à la plus grande prudence, poursuivit le présentateur. N’activez aucun objet magique contenant de l’acier, pas même ceux en votre possession depuis des années. Ils pourraient avoir été échangés ou altérés. Méfiez-vous des inconnus. Des photos de Stoffer ont été placardées partout. Soyez vigilants et signalez toute apparition suspecte.
Marlène sentit son estomac se nouer.
- Hé la néomage ! C’est ton pote, non ? Tu dois bien savoir où il est ! l’interpela un garçon.
Elle détourna les yeux, refusant de répondre.
- Ne tentez surtout pas de l’appréhender vous-même, continua le présentateur du journal télévisé. Monsieur Stoffer est dangereux !
Dangereux ? s’exclama Marlène en pensées. Son âme refusait d’y croire. Lycronus était adorable, un ange !
- Hé ! On te parle ! insista le garçon. Comment ça se fait que le CIM ne t’interroge pas ? T’es de mèche avec lui, c’est évident !
Marlène n’appréciait pas du tout l’ambiance autour d’elle. Elle préféra sortir de la salle. Sa chambre lui offrit une sécurité relative mais suffisante.
- Lycro ? écrivit-elle.
- Oui ? répondit-il.
- Tu es au courant que ton nom et une photo ultra moche de toi tournent en boucle sur toutes les chaînes ?
- Oui, répondit-il.
Marlène attendit mais Lycronus choisit de ne pas développer.
- Tu m’expliques ? finit-elle par écrire, ses lettres déformées par la rage.
- J’ai un peu trop titillé Gilain. Il a fini par mordre.
- Comment ça ?
- Je dois te laisser, indiqua-t-il.
Les mots disparurent, laissant Marlène seule avec sa frustration. Elle faillit froisser la feuille, mais se ravisa et tenta plutôt de calmer sa respiration. Le tintement familier de son guide rompit son effort.
- Marlène ! s’écria la voix pressante d’Amanda. Que s’est-il passé avec monsieur Stoffer ?
- Je ne sais pas, répondit-elle d’un ton acerbe.
Les paroles de Lycronus résonnaient dans sa tête : "Gilain a fini par mordre." Que voulait-il dire ? Marlène serra les poings, détestant sa propension à parler par énigmes.
- Il a refusé de suivre les représentants du CIM, préférant fuir avant leur arrivée, lui apprit Amanda. Il s’est lui-même déclaré coupable en agissant ainsi.
Un silence glacial suivit cette annonce.
- Moi non plus, je n’y crois pas, précisa Amanda. Monsieur Stoffer est une bonne personne. Il s’est forcément passé quelque chose hier !
- J’ai passé ma journée d’anniversaire avec mes parents. Je ne suis rentrée que tard dans la nuit. Je n’ai pas croisé Lycro de la journée.
Son regard se posa sur le cadre vide sur sa table de chevet. Une bouffée d’amertume l’envahit. Pourquoi Lycronus ne pouvait-il pas être là pour tout lui expliquer ?
Des coups sur la porte la firent sursauter.
- Je dois te laisser, annonça Marlène avant de raccrocher.
Elle n’eut pas le temps de se lever que la porte s’ouvrait. Les chambres étaient censées être sécurisées. Cela n’aurait pas dû se produire. Marlène blêmit, se préparant au pire.
Des hommes en uniforme entrèrent sans préambule dans sa chambre, imposant une autorité froide et mécanique. Marlène sentit son cœur se serrer. "Gilain a fini par mordre." Ces mots résonnèrent dans son esprit tandis qu’elle luttait vainement pour maîtriser les tremblements qui envahissaient son corps. Leur présence ici, dans son espace le plus intime, lui confirmait que tout avait basculé.
- Mademoiselle Norris. Je vais vous poser quelques questions pendant que mes collègues examinent votre chambre. Quand avez-vous vu monsieur Stoffer pour la dernière fois ?
Le ton était poli, dénué d’hostilité, mais la situation la révoltait. Ils s’étaient permis de pénétrer dans son sanctuaire. Cela lui semblait une trahison insupportable.
- Mademoiselle Norris ? insista le policier.
- Avant-hier. Samedi, répondit-elle, la gorge nouée. Hier, je fêtais mon anniversaire avec ma famille.
- Catégorie dont monsieur Stoffer ne fait pas partie ? s’enquit le policier, l’œil perçant.
- Non, monsieur, répondit Marlène sans vaciller.
Elle ne mentait pas. Lycronus n’était pas un membre de sa famille. Il était l’homme de sa vie.
La révélation lui coupa le souffle. Elle l’aimait. Depuis quand ? Elle n’aurait su le dire. Elle le savait maintenant avec une certitude écrasante. Elle ne lui avait jamais dit. Pourquoi ? Parce qu’elle avait toujours cru avoir le temps. L’idée qu’elle ne pourrait peut-être jamais murmurer ces mots dans son oreille lui broyait la poitrine.
Le policier observa longuement le cadre puis redonna son attention à Marlène et pinça les lèvres. Il semblait lui dire « Je comprends ». Elle l’aurait volontiers giflé. Comment pouvait-il ne serait-ce qu’imaginer le début du commencement de la peine qu’elle ressentait ?
- Il n’y a rien, annonça un des agents en terminant l’inspection.
Ils n’avaient rien déplacé, rien touché. Marlène en déduisit qu’ils utilisaient des senseurs magiques. Le papier de transfert, niché dans sa poche, n’avait pas attiré leur attention. Lycronus avait dit qu’il était indétectable. Apparemment, il ne mentait pas.
- Nous vous remercions de votre collaboration, mademoiselle, indiqua le policier avant de sortir, suivi de ses collègues.
La porte se referma derrière eux, mais leur intrusion avait laissé une marque indélébile. Marlène se laissa glisser au sol et se recroquevilla dans un coin, ses genoux ramenés contre sa poitrine. Elle resta ainsi, immobile, et enfin, les larmes vinrent.
Elles coulèrent, silencieuses et brûlantes, portant avec elles la confusion, le chagrin, et ce mélange insupportable de peur et de regret. Pour la première fois depuis longtemps, Marlène se sentit seule. Lycronus était parti, et avec lui, une partie d’elle-même.
Marlène se réveilla à même le sol, ses manches trempées d’un mélange de larmes et de morve. Son corps lui semblait aussi lourd que son esprit. Elle se força à se lever, prit une douche brûlante pour dissoudre sa torpeur, se changea, puis alla chercher quelque chose à manger, laissant le traducteur dans sa chambre. Elle n’avait plus personne à qui parler. À quoi bon porter ce truc qu’elle détestait ?
La cantine était une fourmilière de regards et de murmures. Pas de ricanements cette fois, mais des visages tendus, où se mêlaient crainte et hostilité. Certains élèves baissaient les yeux à son passage, d’autres la fixaient avec une intensité presque agressive. Marlène sentit son estomac se nouer. Elle avala son repas en quelques bouchées, puis s’éclipsa rapidement, fuyant cette ambiance oppressante.
N’ayant aucune envie de sortir, elle plongea en méditation pour se retrouver devant les tunnels. Elle s’arrêta, indécise. Dans lequel se rendre ? Elle pourrait améliorer ses protections mentales. La plage était belle mais construire son mur l’ennuyait. Ranger ses signatures magiques d’éléments naturels la gonflait encore plus.
Lycronus l’aurait engueulée. La pensée la traversa comme une lame. Il n’était plus là pour la guider ou la sermonner. Marlène avait besoin de réconfort. La brise invisible qui parcourait son esprit la poussa vers le tunnel de la création de magie.
Dans sa bulle, elle retrouva un apaisement fugace. Elle se sentait comme un fœtus bercé par une chaleur bienveillante. Un sourire naquit sur ses lèvres tandis qu’elle se laissait envelopper par cette sensation de sécurité absolue.
Une curiosité inattendue l’envahit. Elle voulait voir la naissance des perles magiques, revenir aux bases, comme pour se raccrocher à quelque chose de tangible. Marlène zooma jusqu’à la taille minimale du ver de création. Pourtant, rien ne se passa comme prévu. Les perles apparaissaient, mais ses serpents énergétiques étaient invisibles.
Interloquée, elle ajusta le zoom, scrutant chaque détail. Enfin, elle le vit. Le ver était minuscule, trois fois plus petit que le modèle de rendement maximal enseigné. Et pourtant, les sphères se dédoublaient comme prévu lorsqu’il les traversait.
Une onde glaciale lui parcourut l’échine. Cela ne devrait pas être possible. Obtenir le rendement maximal était une condition essentielle pour décrocher le DM2. Les professeurs lui avaient certifié qu’elle l’avait atteint. Marlène pencha la tête, son esprit envahi par le doute.
Avec une froide détermination, elle créa un ver deux fois plus petit et l’envoya vers une sphère. Elle se dédoubla à son contact. Marlène sortit de sa méditation et poussa un hurlement de rage.
Elle resta un instant, pantelante, dans sa chambre. Si ce qu’on lui avait enseigné sur le rendement maximal était un mensonge, que pouvait-elle encore croire ? Le poids de cette trahison l’écrasait. Sa confiance en cette école s’effritait à chaque seconde.
Marlène retourna en méditation vers son océan de bulles de connaissances, censés se classer toutes seules.
Le mensonge explosa. Sous ses yeux horrifiés se dévoila un chaos total. Si la structure de base était toujours là, les autres bulles flottaient sans ordre. Une grande quantité disparaissait même à l’horizon, comme perdues à jamais. Marlène hurla de nouveau.
Une vibration dans la magie lui apprit que sa porte venait de s’ouvrir. Elle sortit de l’océan pour découvrir monsieur Toupin.
- Sortez, ordonna-t-elle froidement.
Elle ne voulait plus parler à personne, ni élève ni professeur.
- Ta tristesse est compréhensible, tenta de la rassurer monsieur Toupin. Je viens t’apporter mon soutien. Je ne suis pas ton ennemi.
- J’en doute, murmura-t-elle, l’esprit en vrac.
Il hocha la tête, respectant son choix, et sortit sans insister. Marlène attrapa le papier de transfert d’un geste fébrile et traça en lettres déformées :
- Tout n’est que mensonge. Rendement maximal atteint ? Mon cul ! Des mois après l’obtention de mon DM2, je viens de doubler mon rendement. Connaissances classées automatiquement ? Non plus. C’est le chaos le plus total dans ma tête. Tout est faux. Même toi…
- Regarde le cadre, répondit Lycronus.
La photo de l’ensorceleur le plus recherché au monde apparut. Marlène le prit et déposa un baiser dessus. L’image disparut sous son regard embué.
- Pourquoi disparaît-elle ? demanda Marlène.
- Je dois rationner mes dépenses énergétiques. Le cadre me coûte. Le papier de transfert aussi. J’ai besoin de toutes mes réserves pour fuir le CIM. Chaque goutte est précieuse.
Il se mettait en danger pour elle. Cette pensée déclencha un nouveau flot de larmes.
- As-tu volé de la magie ? interrogea Marlène.
- Je n’ai jamais pris sa magie à un magicien, répondit Lycronus.
Marlène choisit de le croire.
- Prends soin de toi.
- Toujours, répondit-il et Marlène sut la conversation terminée.
Elle allait devoir arrêter de le contacter. Marlène ferma les yeux et s’obligea à se détendre avant de retourner classer ses connaissances.
Plus tard dans la nuit, elle sortit manger, évitant soigneusement les heures de passage des autres élèves. Quelques télévisions crachaient des informations sur la traque de Lycronus. Les débats oscillaient entre moqueries envers le CIM et théories du complot.
Marlène cessa d’écouter. Ce bruit incessant ne lui apportait rien. Les journalistes n’ayant rien à dire brodaient.
Il fallut un long moment avant que les bulles filent toutes seules à la bonne position. La structure grandit. Marlène la trouva tout de même branlante. Il manquait quelque chose mais quoi ? La néomage se trouva incapable de mettre le doigt dessus.
Si l’idée d’aller demander des conseils à ses professeurs l’effleura, elle la repoussa rapidement. Elle ne retournerait jamais vers eux. C’était hors de question !
La néomage se promit de revenir souvent afin de s’assurer que le classement se faisait bien. Hors de question de se faire avoir une deuxième fois.
Marlène se contenta de retourner dans le ventre maternel et d’y chercher le ver de rendement maximal.
Alors qu’elle dînait seule dans la cantine vide en cette heure où la lune était haute, maître Gilain se présenta devant elle. Un frisson traversa le dos de la néomage. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Sa présence n’augurait rien de bon. Le directeur s’avança vers elle, son visage fermé.
- N’oubliez pas de faire vos bagages, mademoiselle Norris.
La voix du directeur la glaça. Il la renvoyait ? Marlène ne comprenait pas. Comment osait-il ?
- L’école ferme pour un mois. Vacances d’été, précisa-t-il d’un ton condescendant, comme si elle avait besoin d’être éclairée sur une évidence.
Elle cligna des yeux, sidérée. Déjà l’été ? Elle n’en avait même pas eu conscience, enfermée dans sa chambre jour après jour, prisonnière de ses pensées.
- Revenez-nous en meilleure forme, mademoiselle Norris, lança Gilain en s’éloignant.
Marlène resta figée, son regard suivant sa silhouette qui disparaissait. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’il venait de dire. Pourquoi ? Qu’est-ce que Lycronus avait fait pour provoquer une telle réaction chez lui ?
Elle se remémora la phrase qui avait résonné dans sa tête après l'attaque, avec une clarté glaçante : « J’ai trop titillé Gilain. Il a fini par mordre. »
Marlène était loin de comprendre ce que cela signifiait. Elle se demanda, tout en fixant la porte, ce qu'il avait bien pu faire pour que tout bascule ainsi.