Chapitre 23

Par Perle
Notes de l’auteur : Plus que ce chapitre et un autre dans la période de Noël.

[TW mention de viol (implicite)] [TW vomissements]

Je suis incapable de prendre une douche ici : rien que l’idée d’entrer dans la salle de bain me pétrifie. Je sais que c’est irrationnel, je sais que maintenant j’ai la force de fermer la porte correctement, et même de mettre le verrou. Je sais que personne ne m’observera, que personne n’entrera. Je sais que personne ne sera assis sur le rebord de la baignoire parce que c’était juste un cauchemar. Pourtant je n’essaie même pas. Je m’habille et descends ne pas prendre de petit-déjeuner.

Mes parents et mes grands-parents sont tous réveillés. Je remarque qu’il y a déjà des cadeaux sous le sapin, alors je vais chercher les miens. Je les cache à moitié dans mon dos, ma mère rit en fermant les yeux, et mon père au contraire me lance un regard curieux. J’esquisse un sourire (le premier depuis mon réveil).

 

Une fois ma tante et sa famille arrivées, nous nous réunissons dans le salon. Nous décidons de qui ouvrira ses cadeaux en premier et c’est la plus jeune qui est désignée. Son bonheur est contagieux. Ma tante la prend en photo au pied du sapin (si j’allais bien j’aurais aussi sorti mon appareil). Mon tour vient plus tard. Ma mère m’offre un livre à la couverture violette – je le lirai quand j’irai bien. Dans la part de mon père, je reçois une lampe qui change de couleur, pour décorer mon appartement. Je souris en réalisant que ce sera peut-être moi, la chambre rose de quelqu’un. Il reste encore une enveloppe. Je l’ouvre : elle est remplie de billets.

– C’est pour un nouvel appareil photo. Ou ce que tu veux, en fait.

Je serre mes parents dans mes bras, ravie. Je croise les yeux brillants de ma mère en m’écartant. Ça faisait longtemps que je ne lui avais pas donné une telle étreinte. C’est un peu triste, qu’elle ait besoin de payer pour.

Ensuite, c’est à eux d’ouvrir leurs cadeaux. J’ai offert à ma mère des chocolats, et à mon père de la pâte d’amande. Dans la boîte, j’ai placé à chaque fois une photo prise lors d’un moment précieux partagé avec eux. Je sens que ma mère est très touchée, elle me parle de ce jour que nous avons passé ensemble au bord de la mer.

– Tu venais d’avoir ton bac ! Il faisait tellement beau, ça se voit sur la photo.

Je l’ai prise dans un éclat de rire, au soleil, avec la bretelle de son maillot rouge qui ressortait, et son chapeau de paille qui menaçait sans cesse de s’envoler. Je serre à nouveau ma mère dans mes bras. Je donnerais beaucoup, beaucoup de moi pour revenir en arrière. À ce jour au bord de la mer, ou même à un autre, plus tôt encore, avant la terminale, avant même ma rentrée au primaire. Un jour où je me savais intacte ou un jour où je l’étais encore. Je m’écarte.

 

Mes grands-parents s’inquiètent parce que je ne mange pas. Pour les rassurer je me force à prendre quelques légumes, et leur explique que je suis végétarienne. Au dessert ils insistent encore alors je prends une part entière de bûche. Elle me paraît énorme dans la petite assiette, toute fleurie toute fluette, qu’on me tend. Je remercie ma tante avec un sourire figé. Tous entament leur dessert. Je les regarde, un instant j’hésite à ne pas les imiter, puis je me force. Ma cuillère racle la porcelaine, mon palais puis ma gorge. Je ne m’autorise que rarement à manger quelque chose de si gras. Le goût du sucre se répand dans ma bouche et irrite ma langue. Ça m’écœure. Mon grand-père me demande si je trouve ça bon. J’acquiesce. Je finis ma part malgré la nausée. Déjà, je me sens énorme. Ils commencent à débarrasser. Je rassemble quelques assiettes. En saisissant celle que me tend ma cousine je lève la tête vers les photos derrière elle. Mon oncle me décoche un regard de papier. Je lâche toute la vaisselle et vomis sur la table.

 

Je me suis reposée dans ma chambre. J’ai écouté les rumeurs joyeuses des jeux qui se déroulaient en bas. J’ai essayé de dormir, puis j’ai eu peur de dormir. J’ai pensé à la salle de bain. Elle m’a obsédée – mais je suis restée dans mon lit, immobile.

Ma mère toque à la porte et m’informe que nous allons bientôt partir. Comme je suis malade, nous ne restons pas dîner. Je réponds que je serai prête dans vingt minutes. Elle s’éloigne. Je parviens à me lever, fais ma valise, et me plante dans le couloir. La porte de la salle de bain est entrouverte – mes parents l’ont utilisée ce matin. Dans mon cauchemar elle était close, dans les images elle est refermée, c’est ce qui me décide à avancer. J’appuie ma paume contre le bois rêche. La porte s’écarte. J’hésite, j’avance un pied puis le recule. J’inspire. J’entre.

La salle de bain est petite et basse de plafond. Il y a ce miroir à ma droite, et cette baignoire à ma gauche. Une poutre du même bois que la porte fend la pièce en deux, face à moi. Un bidet luit sous la fenêtre minuscule et triangulaire, qui tente d’apporter un peu de lumière. Une faïence rose pâle, rose terne, couvre les murs et le sol. C’est une salle de bain comme les autres. Je ne sais pas ce que j’espérais. Peut-être un flash plus construit et plus détaillé. Peut-être me rendre compte que la pièce ne ressemble pas du tout à celle des images. Je ne sais pas. Je ne peux que tourner lentement sur moi-même, dans une valse solitaire, à la recherche d’un détail qui pourrait m’aider. À la recherche d’un indice pour me dire que tout est faux ou que tout est vrai. Je finis par m’asseoir sur le tapis bleu et blanc, qu’ils ont changé récemment. Avant les images je préférais le rose. La porte me fait face. Nous nous dévisageons. D’ici, tout paraît plus grand. Tout paraît déformé. Je ferais bien couler un bain jusqu’à me noyer. Je me laisserais bien ici, toute seule, à me décomposer. J’abandonnerais bien mon corps dans cette salle de bain. J’abandonnerais bien mon corps. J’abandonnerais bien.

 

De retour à la maison, mes parents tiennent à discuter de mon état. Je donne peu de détails : j’évoque les problèmes de sommeil et d’alimentation, le retour de la dépression et de l’angoisse. Je passe sous silence le syndrome de stress post-traumatique. Ils savent déjà que je vais mal – ils ont passé mon adolescence à m’envoyer chez des psychologues ou à l’hôpital – et je ne veux pas les inquiéter plus. Ma mère retrouve tout de même ses vieux réflexes, sa vieille habitude du sacrifice. Elle passe toute la soirée avec moi. Elle propose même de me veiller jusqu’à ce que je m’endorme. Elle l’avait fait, toute la semaine qui a suivi l’apparition des images. Elle n’a pas posé de questions et je n’ai jamais donné de réponse. Ce soir je refuse son aide. J’ai vingt ans. Je n’ai pas été violée. Je peux dormir seule.

 

Il fait nuit (mais je suis éveillée). Rose veut m’appeler parce qu’elle a une grande nouvelle. Comme la salle de bain de chez moi ne pose pas de problème, je m’y enferme pour être sûre d’être tranquille.

– Estelle !

En entendant sa voix je souris aussitôt.

– Je vais pouvoir voir les photos ! s’exclame-t-elle.

Je pousse un irrépressible cri de joie. Elle rit.

– Je n’ai plus mes bois, ni la peau comme le ciel, ni les yeux noirs. Je vois à nouveau !

– C’est merveilleux !

Je suis incroyablement soulagée. Je lui demande de me raconter sa rencontre avec sa sœur, les fêtes, tout. Elle s’exécute avec enthousiasme.

– Elle est arrivée le jour de Noël. J’avais mis une très belle jupe et ma mère m’avait coiffée. On avait tous les trois un peu peur de ce qui allait se passer. Et mes parents étaient déjà inquiets par rapport à mon état, aussi, forcément. Je te raconterai après. Luna est arrivée à midi. Quand elle a sonné mes parents se sont précipités dans le hall, moi j’ai mis plus de temps à me lever. Elle les a embrassés un peu froidement. Ils se sont écartés pour me laisser passer. Je sentais qu’elle me regardait. Pendant un moment elle n’a pas su quoi dire. Elle m’a appelée par mon ancien prénom. J’ai répondu que je préférais Rose maintenant. Elle a souri et dit : « Tu as raison. C’est plus joli. » et elle m’a serrée fort contre elle, aussi fort que le font les sœurs. Elle m’a chuchoté à l’oreille : « Tu es tellement belle. » et je me suis sentie tout de suite rassurée et très heureuse. J’aurais bien aimé la voir pour la complimenter aussi. Elle a demandé ensuite pourquoi j’avais des bois et une peau étrange, et on lui a expliqué. Elle a ri en disant qu’elle avait cru que je m’étais déguisée, j’ai répondu que je n’avais plus huit ans, et elle l’a reconnu. Ça a un peu tendu l’atmosphère mais c’est vite retombé, tant pis pour nos maladresses. On est allés s’asseoir dans le salon, prendre un apéritif et parler. On avait laissé les cadeaux sous le sapin. Elle a remarqué qu’il y avait son prénom, et des chaussures qu’elle portait quand elle était adolescente. J’ai eu peur qu’elle soit vexée par ça mais ça l’a amusée. On a mangé en faisant comme si elle n’était absente que depuis quelques mois. J’aurais préféré qu’on crève l’abcès tout de suite. Mais on n’a vraiment discuté que le soir, après avoir échangé les cadeaux et fait des jeux de société et dîné. Le film lui a fait très plaisir d’ailleurs ! On a fait la vaisselle tous ensemble dans la cuisine, à vingt-deux heures. Au fur et à mesure on a parlé de ce dont on devait parler. Je te donnerai les détail quand on se verra – je suis désolée de ne pas avoir beaucoup de temps. Pour faire court, Luna nous a dit qu’elle était partie de son plein gré. Ça m’a fait un peu de mal d’abord, puis elle m’a expliqué. Elle est lesbienne. Elle a eu peur parce que mes parents n’ont pas bien réagi à son coming-out. Elle leur a dit qu’elle ne leur en voulait plus de ne pas l’avoir acceptée comme elle était. Je pense qu’ils ont discuté plus tard, sans moi. On a eu une conversation seule à seule aussi le soir, dans ma chambre. Je lui ai dit que c’était triste, qu’elle n’ait pu être elle-même que loin de nous – loin de moi. Et que c’était triste, qu’elle ait eu à partir pour que nos parents m’acceptent moi, d’abord par crainte de perdre leur dernière enfant, puis par amour simplement. Elle a répondu que c’était beau, qu’elle ait pu revenir grâce à mes efforts. C’est vrai que je me suis battue pour ne pas me cacher. J’ai fait ce qu’elle n’a pas pu faire. Et maintenant, elle peut être là.

– C’est joli, murmuré-je. C’est sublime même.

– Ça m’a fait beaucoup de bien, de lui parler, ça m’a beaucoup apaisée. Et c’est quelques heures après que j’ai retrouvé une apparence normale. On a vraiment des points communs, on ne reste pas côte à côte comme deux inconnues. On s’habituera à l’autre je pense. On a toutes les deux très envie d’avoir une relation alors on fera les efforts nécessaires. Ça me rend tellement heureuse et tellement légère. Tu n’imagines pas. On a un peu parlé comme des sœurs aujourd'hui, on s’est dit des secrets, on a parlé de nos vies amoureuses, on a ri. Et après-demain, on part faire les friperies ensemble. On fait de notre mieux pour construire quelque chose et ça fonctionne. Je me sens tellement, tellement soulagée.

Mon large sourire s’efface quand je réalise ce que ça implique.

– Tu as pu dire au revoir à Céphée ? Il a disparu ?

– Oui, chuchote-t-elle plus doucement.

C’était la conséquence inévitable de sa sérénité.

– Je me suis réveillée en plein milieu de la nuit, et par réflexe j’ai allumé la lumière, et là j’ai réalisé que je voyais. Et que Céphée n’était pas avec moi. J’ai paniqué, je me suis levée et je l’ai appelé, mes parents et ma sœur se sont réveillés et ont cherché avec moi – d’ailleurs c’est là que je l’ai vue pour la première fois, j’ai pu lui dire qu’elle était jolie aussi le matin. Céphée était dans le jardin. Je suis venue près de lui même s’il faisait froid. Je le sentais très faible. Il avait encore la couleur du ciel, celle de l’aurore à venir. Il n’avait jamais été aussi beau. Ça m’a fait éclater en sanglot. Il m’a regardée – enfin, tu comprends – et je l’ai serré contre moi. Je l’ai remercié, je lui ai parlé jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il se dissolve entre mes bras.

Elle pleure en me racontant cela. Une larme roule sur ma joue. Pour la consoler je lui promets qu’elle a dit les bonnes choses, qu’il n’y a rien à regretter, et que ça signifie qu’elle avance. J’aimerais faire plus. J’aimerais la rendre assez heureuse pour qu’elle ne verse plus aucune larme de sa vie.

– Merci Estelle. Ça me rassure.

– J’ai hâte que tu me racontes plus quand on se verra. Mais je suis contente d’avoir eu de tes nouvelles et de savoir tout ça. C’est vraiment formidable. Tu es débarrassée d’un gros poids, tu vas pouvoir vivre de très belles choses.

Elle m’approuve, puis reprend aussitôt :

– Et toi ? Éléphant est toujours là ?

– Je ne sais pas. Je ne l’ai pas amenée avec moi.

– C’est vrai.

Un instant sa question flotte dans le silence, un instant ma réponse y plane, mais ni elle ni moi n’avons le courage de parler.

– On pourra s’appeler après-demain ? demandé-je.

– J’aurais bien voulu mais je ne peux pas, c’est le jour où je fais les courses avec ma sœur.

– Oh oui. Tu me l’as dit. Désolée.

– C’est moi qui suis désolée. Je penserai fort à toi.

Elle fait une courte pause avant de demander :

– Ça t’inquiète, cette réunion de famille ?

J’imagine son expression craintive, sa mâchoire plus serrée que d’habitude et ses yeux tristes. Je ne veux pas que ça empire – surtout pas à cause de moi.

– Un peu. Mais ça va aller.

Je mens à peine : je n’ai aucune raison d’avoir peur. Tout est faux, tout ira bien.

– Tu m’enverras des messages. Et je te téléphonerai dès que possible.

– Bien sûr.

Je pourrais l’entendre sourire.

– À bientôt Rose. Tu n’imagines pas à quel point ça m’a fait plaisir de t’appeler.

J’imagine ses yeux scintiller.

– Moi aussi. J’adore ta voix. À bientôt Estelle.

Je ris pour accepter le compliment. Nous raccrochons. Un silence aquatique m’enveloppe. Sous la plante de mes pieds le carrelage est glacé. J’ai envie de m’allonger à même la faïence et de ne plus bouger. Une pensée m’engloutit : il n’y a plus rien de beau entre le vingt-sept décembre et moi (plus aucune Rose pour fleurir mes salles de bain).

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