Nous partons en début d’après-midi chez mes grands-parents. L’heure de route passe vite, plus j’ai peur plus le temps raccourcit. Mon père me demande, un peu avant que nous arrivions :
– Pourquoi tu n’es pas venue avec Éléphant d’ailleurs ? Elle ne se déplace pas avec toi ?
Sa question m’étonne. Il se justifie :
– J’aurais bien aimé la voir en vrai. Ça doit être impressionnant.
– Certains des animaux ont disparu – la plupart en fait.
– Je sais, mais pas Éléphant non ?
– Je ne pouvais pas l’emmener. On l’aurait trop regardée.
Nous replongeons dans le silence. Bientôt, nous quittons l’autoroute, puis nous nous enfonçons dans la campagne. Nous passons près d’une chapelle, nous engageons dans une longue rue bordée de maisons de pierre blanche. Tout au bout se trouve celle de mes grands-parents. La voiture s’arrête. Je descends. Je chancelle. Mon père me tend ma valise, que je traîne jusqu’à la porte d’entrée. J’embrasse le jardin d’un regard : je sais qu’au printemps, un parterre de fleurs le gonfle de couleurs éclatantes. Des souvenirs d’enfants, de bons souvenirs, de vrais souvenirs, me reviennent. Des parties de loup surtout. Ça me fait sourire. Nous sonnons à la porte et entrons sans attendre qu’on nous ouvre. Ce n’est jamais fermé.
Le hall d’entrée donne sur la salle à manger, nous jetant dans les bras de nos hôtes. Mes grands-parents, ainsi que ma tante, son mari et ses trois filles, sont installés autour de la table. La nappe ornée de coquillages découpe un bout de plage à des kilomètres de la mer. Je salue tout le monde, à la chaîne, puis m’assois à côté de la cheminée. La conversation se lance. J’écoute. J’observe les visages, et ce petit air de famille qui se balance entre nous. Cette légère ressemblance. Je sais que dans mon dos, ainsi qu’à ma gauche, presque dans mon champ de vision, se trouvent des photos. Je sais que parmi elles il y en a de mon oncle. Je sais qu’il nous ressemble aussi. À défaut de gommer cette correspondance, j’ignore les clichés. Je reste bien droite et bien dos à la cheminée. Je souris quand il faut rire, je hoche lentement la tête quand il faut compatir. Ils parlent de politique et ma famille, intriguée, me demande de raconter mon périple à Paris. Auparavant je ne me faisais pas prier pour aborder ce genre de sujets, mais c’est un peu plus dur avec cette peur rampante au fond de mes entrailles. Je m’exécute tout de même. Ils ont vu les vidéos, alors je parle de Rose. C’est quelque chose que j’aurais voulu éviter. Prononcer son prénom dans un lieu empli de photos de mon oncle.
Plus tard, je monte m’installer dans ma chambre, à l’étage. Je l’occuperai seule. Ma tante habite tout près de chez mes grands-parents, et ni elle ni le reste de sa famille ne restera dormir. Ils nous rejoindront tôt le matin pour ouvrir les cadeaux. Ça sera un bon moment – une fois la nuit passée.
Les escaliers me font arriver presque en face de la salle de bain. La porte est fermée. Elle est en bois sombre, le même que celui des marches, et que celui des poutres qui veinent la maison. Je reste un instant immobile, interdite. Il me semble que la pièce m’appelle. Je refuse d’écouter. Je refuse d’entendre quoi que ce soit. Je traîne ma valise dans le couloir, jusqu’au fond. C’est là que se trouve ma chambre. Elle me paraît plus vide et plus vaste qu’avant, quand j’y dormais avec mes cousines. De fines araignées stagnent au plafond. Une petite fenêtre dispense un rai de lumière. Je m’assois sur le lit – de simples matelas empilés au sol. Je soupire. Un sourire m’échappe. C’est bon aussi de revenir. Ça me calme, étonnamment. Ça me fait du bien d’être emplie de souvenirs qui ne soient pas imbibés de douleur. Des souvenirs dont je ne doute pas de la véracité. Je me sens nostalgique soudain, de ce temps où je courais pieds nus dans le jardin et adorais prendre des bains. De ce temps où je n’étais sûre de rien et de tout à la fois. De ce temps où j’étais entièrement moi.
Je refuse les jeux de société qu’on me propose : je veux téléphoner à Rose. Je sors. Il fait froid dehors, mais j’ai tant joué au jardin en juillet qu’à mes yeux, il restera toujours un brin estival.
– Allô, Rose ?
– Estelle ?
Elle a une voix étrécie par l’inquiétude.
– C’est moi ! Comment ça va ?
– Je suis vraiment très très angoissée. Ça me fait plaisir que tu appelles.
– Ta sœur arrive bientôt ?
– Demain.
Je la rassure. Je marche en rond sur la pelouse pour me réchauffer. Chaque fois que je promets à Rose que tout se passera bien, j’expire un air blanchi. Elle se calme peu à peu.
– Ça me fait du bien de t’entendre, confie-t-elle. Tout est noir, et il y a ta voix.
– Ton état n’a pas changé depuis qu’on s’est vues ?
– Non, soupire-t-elle. Toujours les mêmes bois, toujours la même peau, toujours aveugle.
– Tu t’habitues ?
– Oui.
Elle me raconte comment elle s’est adaptée. Elle ignore si cet état durera longtemps encore – comme il est sûrement est lié à ses angoisses, il a de grandes chances de cesser si tout se déroule bien demain. Elle espère voir nos photos un jour. Je lui assure qu’elles sont splendides. Nous parlons encore un peu d’elle, puis elle s’enquiert :
– Et toi ? Tout se passe bien ?
Je pourrais lui dire – elle veut savoir, après tout. Je pourrais lui raconter ce que c’est de revenir, ce que c’est d’être ici et avec ces gens, ce que c’est de penser à la salle de bain à l’étage, et d’éviter du regard certains cadres. Je pourrais tout avouer, mais ce n’est pas le moment. Je préfère emplir son esprit de guirlandes lumineuses plutôt que d’images brutales. Je lui parle des décorations de la maison, et des sourires de mes grands-parents, et des discussions que nous avons eues. Elle se réjouit pour moi. Elle est flattée que j’ai parlé d’elle. Je crois que ça la rend heureuse. Je fais bien de mentir. Rassurée par toute la joie qu’elle fait grésiller au téléphone, je suggère :
– Je vais rentrer. Je vais jouer avec eux je pense.
– Amuse-toi bien !
– Merci ! Envoie-moi un message s’il se passe quoi que ce soit. D’accord ?
– D’accord.
Je souris. Nous restons encore quelques minutes ensemble, incapables de raccrocher en première. Une fois seule, je m’éternise au jardin. Je crois que j’aurais aimé y trouver quelques fleurs. Je tremble un peu, puis retourne à l’intérieur.
La soirée s’allonge et s’allonge sans cesse, déformée par un interminable repas. J’aide ma mère et ma grand-mère en cuisine – pour me montrer serviable, et éviter les photos. Parfois ma cousine nous rejoint, mais jamais les hommes. Il y a quelques années j’aurais dit quelque chose. Aujourd'hui, je n’en suis plus capable. En sortant de la cuisine je passe sous l’escalier qui mène à l’étage, à la salle de bain. Chaque fois j’y jette un coup d’œil comme si j’allais le gravir quatre à quatre et entrer et découvrir quelque chose. Je suis à la recherche d’un indice (ou d’une méduse peut-être).
Les femmes qui ont des insomnies restent un peu plus tard que les autres dans la salle à manger. Je suis là aussi, avec ma mère et ma grand-mère. Elles boivent des tisanes. Je regarde les sachets et m’amuse distraitement avec, tout en écoutant la conversation. Tout est plus silencieux, ailleurs. Tout est comme plongé sous l’eau. Je retrouve l’ambiance maritime qu’il y a à ma fenêtre au neuvième étage. Ça pourrait m’apaiser, mais je redoute trop l’heure où je devrai aller me coucher. Je sais très bien ce qui m’arrivera dans mon sommeil. J’écoute ma mère parler des romans qui se sont bien vendus à la librairie. Ma grand-mère en a lu un et elles échangent ensemble. L’éclat des ampoules au-dessus d’elles les drapent d’ombres tranchées. La lumière ne s’étend pas jusqu’au hall d’entrée, et l’escalier reste tapi dans l’obscurité. Il me terrifie. C’est une peur d’enfant, mais je ne veux pas aller dormir.
– Comment va Christophe ? demande ma mère.
Je sursaute. C’est le nom de son frère. Sa mère l’a eu au téléphone très récemment et donne quelques nouvelles :
– Il va bien. Tout se passe comme il veut dans son entreprise. Il est content de fêter Noël avec ses enfants.
– C’est vrai qu’ils sont grands maintenant. Tu es grande aussi, ajoute ma mère pour plaisanter, en me regardant.
Je ris nerveusement. Elles parlent de mon oncle quelque temps encore, puis changent de sujet. Je les quitte ensuite (une fois certaine de ne pas fuir une conversation qui me déplaît, de ne pas agir comme si c’était vrai). J’espère que j’entendrai encore leurs voix étouffées, à l’étage. Elles m’empêcheront peut-être de faire des cauchemars.
Dans ma chambre où il fait trop noir, je me réveille en sursaut. Ici il n’y pas de baie vitrée ouverte sur la nuit pour me calmer. Il n’y a que des recoins sombres et la salle de bain au bout du couloir. Dans mon sommeil je m’y rendais. J’entendais des cris sourds et des respirations suffocantes émanant d’elle. Je m’approchais, sur la pointe des pieds. C’est seulement en collant mon oreille contre la porte que je réalisais ce qu’il se passait. Je tentais alors d’entrer mais la poignée me résistait. Je forçais, forçais, forçais, jusqu’à réussir à pousser la porte. Je découvrais alors la baignoire qui débordait, et mon oncle, seul, propre sur lui, assis sur le rebord de faïence. Il relevait la tête et me dévisageait. Nous restions un instant immobiles, face à face. Puis il m’agrippait par le bras et le petit cauchemar virait au grand cauchemar.
Je me lève. Tout est sombre comme au fond des abysses. Quand je marche j’ai l’impression de flotter. Je traverse le couloir, ignore la salle de bain et descends les escaliers. Je glisse peut-être, je nage un peu. J’aimerais dormir encore – je ne dormirai plus. J’allume la lumière de la salle à manger. Il n’y a personne. Elle ressemble à une épave, elle est inerte et pourrissante. Une méduse pourrait même tourner en rond autour de la table (exactement comme je le fais). Je crois que je voudrais qu’Éléphant me console, et je ris parce que c’est moi qui l’ai enfermée au neuvième étage de la plus haute tour de Rennes. Je pense :
« C’était peut-être un cauchemar, les images. J’étais parfaitement réveillée et parfaitement consciente quand je les ai eues, mais c’était peut-être un cauchemar. Ou alors j’ai juste créé une image de toute pièce, juste parce que j’avais déjà des doutes. J’ai choisi mon oncle comme coupable juste parce qu’on allait le voir le lendemain. J’ai choisi d’avoir été violée. Parce que j’adore attirer l’attention sur moi. Parce que ça serait plus simple d’aller mal à cause de ça et pas à cause de moi. Il ne peut pas avoir fait ça. »
Je me murmure entre mes dents serrées par l’angoisse :
– Regarde-le. Regarde-le, et pas celui qui te fait face dans une image que tu as construite toi-même. Regarde-le, et pas celui qui peuple tes cauchemars.
J’échoue près des photos. Je n’ose pas d’abord, puis j’y jette un coup d’œil, et enfin les regarde. Il sourit un peu. Paraît plus ou moins heureux. Porte une chemise que je trouve assez laide. Il n’a rien d’anormal. Il n’a pas l’air malade, il n’a pas l’air brutal. Il ressemble à un père et un fils et un oncle plutôt exemplaire. Il n’a pas les yeux d’un violeur (mais je crois que ce n’est le cas de personne).