Cela faisait plusieurs jours à présent et la tempête ne diminuait pas.
Les premières neiges de Chioné avait vite laissé place à une pluie glacée et une terre boueuse.
Les jours étaient mornes et nos nuits mouvementées. Je faisais de mon mieux pour pallier aux cauchemars les plus virulents, mais l’exercice se révéla plus ardu qu’à l’accoutumé.
Calista en particulier fut prise d’une monotonie inhabituelle. Je la voyais souvent assise devant le piano du grand salon, le regard dans le vide. Elle semblait complètement ailleurs. Tout le monde au manoir commença à s’inquiéter de ne plus l’entendre chanter à tue-tête dans toute la maison. Elle ne prêtait même plus attention à Rhen où à sa garde-robe, passant presque toutes ses journées en chemise de nuit. Elle ne riait plus et son regard d’ordinaire si pétillant semblait hanté. Mais j’eus beau visiter ses rêves pour découvrir ce qui rongeait ma sœur, je ne trouvais rien. Calista rêvait toujours de concerts et de château de conte de fée.
Je notai toutefois une différence notable. Dans ses rêves, elle voyait souvent un même jeune homme aux boucles noires. J’avais tout de suite pensé à Ciaran qui venait directement hanter ses nuits, comme semblait me l’avoir soufflé Asling. Portant, l’homme ne me regardait pas, il n’avait d’yeux que pour ma sœur et semblait dépourvu de la moindre existence réelle. Ses yeux étaient également différents, d’un vert d’eau hypnotisant. Rien à voir avec les iris lavande et la sclère noire du Dieu des Cauchemars.
Il n’était ni plus ni moins que le fruit de l’imagination de Calista. Mais il apparaissait si souvent que je ne pus m’empêcher de poser des questions autour de moi.
Dans la salle à manger, je trouvai Vitali en train de décrocher les guirlandes d’argents avec Gideon.
– Tante Vitali ? Je peux te parler un instant ?
– J’arrive, dit-elle avec son sourire habituel. Laisse-moi juste le temps de… Voilà ! s’exclama-t-elle en réceptionnant la guirlande.
Puis elle sauta de la chaise sur laquelle elle était perchée et rendit la guirlande au majordome qui s’en fut la ranger.
– Alors, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en s’essuyant les mains sur le tablier rose qu’elle avait enfilé.
– C’est à propos de Calista, dis-je prudemment.
Le sourire de ma tante retomba aussitôt et elle m’invita à m’asseoir.
– Tu ne saurais pas quelque chose ? demandai-je en prenant place à côté d’elle.
– Je suis aussi perdue que toi, avoua-t-elle tristement. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans cette boutique, mais elle en est ressortie toute chamboulée.
– Quelle boutique ? l’interrompis-je perplexe.
Ma tante parut surprise. Puis son regard s’illumina.
– Ah, oui, tu ne dois pas être au courant. Excuse-moi, je pensais que Rhen t’en avait parlé.
Elle soupira, croisant les doigts sur ses genoux.
– Quand nous sommes allés en ville il y a quelques jours, Calista a insisté pour passer par une petite bijouterie. Pour tout te dire, je ne crois pas avoir jamais vu cette boutique avant, mais bon, ça faisait tant d’année que je n’étais pas resté aussi longtemps… Enfin, bref. Rhen et moi l’y avons accompagné. Tu connais ta sœur, fit-elle avec un sourire mi-figue mi-raisin, elle est capable de traîner n’importe qui n’importe où.
– Tout à fait son genre, approuvai-je avec un faible sourire.
– C’était une très jolie boutique et tenue par un jeune homme tout à fait avenant.
L’image du garçon aux boucles noir du rêve de Calista me revint tout de suite en mémoire.
– Ils ont discuté un bon moment ensemble, poursuivit ma tante. Comme je n’avais pas le temps de l’attendre, Rhen et moi sommes partis finir nos courses pour le voyage. Nous sommes revenus quelques heures plus tard devant la boutique. Calista en sortait tout juste et regardait sa main comme inquiète.
– Sa main ?
– Elle avait acheté une nouvelle bague, tu ne l’as pas vu ?
Je fis non de la tête.
– Une très jolie pièce en forme de rose, sculptée dans une pierre noire.
– Mais Calista déteste le noir, fis-je remarquer, dubitative.
– Tu comprendras ma surprise quand je l’ai vu à son doigt, approuva Vitali. Ça n’était vraiment pas le genre de bijou que j’aurai cru Calista capable de porter. Enfin bon, en sortant de la boutique elle tenait sa main comme si la bague la lui brûlait. J’ai eu beau lui demander pourquoi elle l’avait acheté si elle semblait tant le regretter, elle n’a rien voulu me dire et n’arrêtait pas de jeter des regards vers la boutique. Puis, dans la voiture, ce fut comme si rien ne s’était passé, termina Vitali avec un haussement d’épaule. Calista n’arrêtait pas de nous parler des magnifiques yeux verts de ce garçon et de son bon goût. C’était à peine si elle adressa le moindre regard à Rhen.
Je pinçai les lèvres. Des boucles d’obsidiennes et une mystérieuse bague que ma sœur n’aurait jamais porté en temps normal ? Ciaran avait-il fait tant d’effort pour finalement porter son dévolue sur ma sœur plutôt que moi ? Calista aurait bien été du genre à s’enticher d’un dieu, peu importe lequel.
Quelqu’un appela Vitali. Elle s’excusa et disparut à l’étage.
Je restai là un moment, méditant ses paroles. Une boutique dont elle n’avait jamais entendu parler ? Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il se tramait, mais j’étais certaine que quelque chose n’allait pas.
En passant devant le grand salon, je découvris Calista assise au piano. Elle semblait regarder quelque chose d’invisible. Que pouvait-elle bien voir ? À quoi pensait-elle au point d’occulter le monde qui l’entourait ? Qu’avait-on fait à ma sœur ?
Je m’approchai avec précaution et me glissai à côté d’elle. Elle ne me porta aucun regard, comme un fantôme. J’appuyai sur une touche. Un son aigu émergea de l’instrument, faisant papillonner les yeux de ma sœur qui se tourna enfin vers moi, un sourire bien trop pâle aux lèvres.
– Tu te souviens quand je t’apprenais à jouer du piano ? me demanda-t-elle soudain.
Ses yeux brillaient d’une étrange nostalgie alors qu’elle reportait son regard sur les touches d’ivoire.
– Tes doigts étaient si petits que tu n’arrivais pas à faire la moindre gamme sans moi.
Elle plaça les mains au-dessus du clavier, comme pour jouer, mais suspendit son geste.
– Je dois dire que tu étais mon élève la plus attentive. Les jumelles n’ont jamais eu ta patience.
Avec grâce, ma sœur commença à jouer un morceau, le premier qu’elle m’ait appris. La berceuse de notre mère. J’approchai lentement une main du piano et l’accompagnai. Son sourire s’élargit à peine alors que je me mis à jouer avec elle, ses mains glissant sur les touches avec élégance alors que je balbutiais à en retrouver le souvenir.
– Oh, douce, douce nuit, commença-t-elle à chanter.
Oh, calme, calme nuit.
Ta lune danse, tes étoiles murmurent.
Mais il est temps de se coucher.
Oh, douce, douce nuit.
Ferme les yeux et écoute.
Sa chanson est si douce.
Oh, calme, calme nuit.
Rêve les étoiles, écris la pluie.
Il est temps de s’endormir.
Oh douce, douce nuit…
Quand les dernières notes s’envolèrent dans la pièce, je sentis la nostalgie me serrer le cœur. Calista se tourna vers moi. Son sourire avait quelque chose de si triste… À son doigt je vis briller l’étrange rose d’obsidienne. Lorsqu’elle repoussa une mèche derrière mon oreille, je sentis toute ma rancune et la colère que j’avais pu lui vouer s’envoler. Et je m’en voulus alors de me comporter ainsi, car je comprenais soudain qu’elle comme moi ne nous écoutions plus depuis longtemps. Ce moment si léger que je venais de passer, il me semblait le premier depuis des années.
Les larmes me piquèrent les yeux. Je la serrai dans mes bras. Elle me rendit mon étreinte, si douce, comme si elle avait peur de me briser en me serrant trop fort. Comme je regrettais de ne pas avoir passé plus de temps avec elle !
En m’écartant, je lui souris et vis son regard s’animer un peu.
Nous passâmes le reste de l’après-midi et même une partie de la soirée à jouer ensemble, comme avant. C’était merveilleux. J’avais l’impression d’avoir retrouvé ma sœur, celle que j’avais tant aimé, celle d’avant la mort de Rihite.
Mais, en allant me coucher, j’eus soudain un mauvais pressentiment.
ENfin un chapitre sur Calista qui ne la diabolise pas ! Je suis si conteeeeent ! J'ai trouvé ce chapitre vraiment chouette, le moment entre les deux soeurs très bienvenu.
Je suis un peu perplexe sur cette bague : mon instinct me dit que ça rejoint une intrigue qui existe déjà, et d'un autre côté je me dis que peut-être pas et que pour le moment je ne sais pas si c'est judicieux d'ajouter un nouvel arc narratif à l'histoire... Je verrais bien ce que tu en fais ! Je changerai peut-être d'avis !
Plein de bisous !
Je ne sais pas encore si Ciaran est derrière tout ça, mais je préfère quand il agit ainsi. Ce genre d'attaque pernicieuse, psychologique, empoisonnant toute la belle famille que tu as mi tant de temps à construire est génial. Le fait aussi de se concentrer d'abord sur Calista est super, parce qu'étant jusque là la soeur la moins aimée de toutes, je ne m'attendais pas que tu ferais d'elle la première victime.
Je reviens au début, quand tu écris un autre "résumé de situation" introduisant la dégradation de Calista. Encore une fois, truc difficile à écrire et très subjectif, donc je ne sais pas trop où je vais. Mais dans l'ensemble, je trouve que c'est plutôt réussi. Surtout grâce à l'écriture : plutôt que platement écrire que Calista ne va pas bien, tu notes les symptômes. Elle ne chante plus, n'harcèle plus les garçons, n'est plus obsédés par les vêtements. Toute son identité est sous attaque on dirait, c'est très efficace.
L'entretien avec Adaline est beau, surtout le jeu sur le piano. Je trouve qu'il y a un peu trop de platitude, de trucs que tu dis trop directement (le "toute sa colère s'envola" aurait pu être mieux) et le fait qu'elles se soient toujours "écoutées" n'est pas trop prouvé par l'histoire, mais bon.
Un autre grief serait que la dépression de Calista semble un peu venir de nul part. Le chapitre précédent, tout était normal, et puis là paf. Même ton écriture ne fait pas très bien passer la pilule. Peut-être rendre son état plus progressif (et donc faire un chapitre plus long) serait meilleur. Ou alors mieux l'annoncer dans les chaps précédents (et donc... faire d'autres chapitres plus longs...)
Voili voilou