Je vais l’écrire ici avant de l’oublier définitivement : les parents de ce corps s’appellent Jian et Xiu Huang. Ce sont de bonnes personnes qui m’ont élevé, je crois, avec amour et bonté.
J’ai quitté mon époque d’origine sans hésitation, j’ai emporté ma meilleure amie dans ma quête avec confiance et forcé mon amour à nous suivre sans douter un instant de la revoir. Ce soir, j’éprouve mes premiers remords, et ils ont le regard trahi et blessé de monsieur et madame Huang.
J’ai essayé d’expliquer que je n’étais pas leur enfant, je crois avoir émis des paroles de ce genre au fur et à mesure des années, mais je n’y ai gagné que des sessions chez le psychologue. Ce soir, j’ai dit des choses horribles à ces deux bonnes personnes, et je leur ai claqué au nez la porte de mon appartement.
Alors j’écris en espérant me débarrasser de ma culpabilité.
Ça aurait été mal de poursuivre mon existence en faisant semblant, n’est-ce pas Sybèle ? J’ai tant besoin de t’entendre encore. La nuit, je rêve que je te serre dans mes bras. Où êtes-vous, Fèdre et toi ? J’écoute les infos toute la journée et je n’entends rien. Je commence à faire parler de moi sur Internet mais aucune de vous ne me contacte.
Pourtant vous devez vous rappeler, maintenant.
Est-ce que vous m’en voulez ? Je n’avais pas envisagé que notre mémoire reprendrait peu à peu le dessus. Je n’avais pas prévu de me souvenir d’anniversaires qui n’ont pas encore existé, de découvrir des paysages pourtant déjà visités, de ne pas retrouver le chemin d’une maison qui ne m’évoque presque rien, de regarder Jian et Xiu dans les yeux et ne plus pouvoir les appeler « maman » et « papa ».
Vous avez forcément vécu ça, hein ? Vous m’en voulez ? Est-ce que tu regrettes, Fèdre ? Est-ce que tu m’évites, Sybèle ?
Dans mes rêves, tu me serres dans tes bras. Dans mes cauchemars, tu t’en extirpes en criant.
23
Le tonnerre lui arracha un cri qu’il n’entendit même pas, mais quand la vitre s’ouvrit en se brisant sur les murs, il se plaça instinctivement devant Nérée. Les éclats de verre glissèrent sur son visage. Un vent glacial lui cingla les joues.
Nérée le tira hors de la chambre par le dos de son pull. L’averse était devenu un déluge biblique. De la grêle martelait l’immeuble sous le grondement de l’orage. Les éclairs illuminaient l’appartement en flash aveuglants. Des points noirs devant les yeux, Sofiane hurla :
— Leïla ! Fatou !
Elles s’étaient réfugiées sous la grande table du salon. Il pleuvait à l’intérieur. Des grêlons gros comme des balles de golfs se fracassaient sur le sol et les murs pendant que le vent hurlait comme un dément.
— Le couloir ! cria Nérée en indiquant l’entrée.
— Vas-y ! ordonna Sofiane.
Il se plia en deux pour avancer vers les filles, avec un horrible sentiment de déjà-vu. Il sentait ses muscles crispés à se rompre, sa peau froide comme du métal. Il tendit la main à Fatou qui se cramponna à lui, puis à Leïla qui se cacha tant bien que mal dans son dos. Ils se pressèrent de rallier la porte d’entrée, que Nérée claqua après leur passage.
Le couloir n’était pas aussi silencieux qu’ils l’espéraient, mais il n’y avait pas de fenêtres. Ils se laissèrent tomber le long du mur avec l’orage pour couvrir leurs pensées. Le cœur de Sofiane battait juste sous sa pomme d’Adam et il serrait les doigts de Leïla à lui craquer les phalanges ; elle avait fermé les yeux et remonté les genoux sur sa poitrine. Sofiane posa la tête sur la sienne et essaya d’entendre son souffle, de se caler dessus pour oublier tout le reste.
Il lui sembla attendre des heures avant que le tonnerre ne s’éloigne, mais ses oreilles bourdonnantes entendaient encore la pluie et les projectiles de glace heurtant sols, murs et étagères.
Leïla fut la première à se lever et à ouvrir, prudemment, la porte de l’appartement. Elle laissa échapper un « merde » en poussant complètement le battant, encourageant les trois autres à suivre son mouvement. Les membres de Sofiane étaient ankylosés d’être resté prostré si longtemps. Il pénétra dans le logement en dernier.
Le salon n’avait plus rien de chaleureux et coquet. Les deux fenêtres qui donnaient sur la rue ressemblaient désormais à des gueules hérissées de crocs, béant sur un extérieur soudain beaucoup trop calme. Des grêlons tapissaient le sol, avaient laissé des marques dans la tapisserie et s’étaient abattus un peu partout. La vaisselle sur la table était en partie détruites ; il y avait des livres sur le sol et des morceaux de vases dans les poils du tapis.
L’alarme d’une première ambulance fendit le silence, réveillant en Sofiane une colère brûlante. Il saisit Nérée au col et cracha :
— Tu le savais ?
Les fins sourcils de l’homme se froncèrent, une grimace de dégoût déforma son visage.
— Pour qui tu me prends ?
Il se dégagea d’un geste sec.
— Tu le savais forcément ! s’emporta Sofiane. Avec ton God complex, là, tu savais forcément que ça allait arriver !
— J’ai retenu autant de dates de catastrophes que je pouvais en trouver, répondit Nérée. Mais y avait aucune trace de celle-là.
Il croisa les bras sur sa chemise. Il faisait désormais très froid.
— C’est pas possible, s’entêta Sofiane.
— C’était qu’un petit évènement, intervint Fatou, et elle haussa la voix avant qu’il ne la coupe : un évènement terrible mais au périmètre réduit. Le nombre de victimes n’a sûrement pas justifié qu’on le consigne dans les livres.
— Toutes les catastrophes ne sont pas recensées à disposition du grand public, souffla Leïla. Je vas descendre, voir si je peux aider.
— Je viens, répliqua aussitôt Sofiane.
— On vient, corrigea Nérée d’un air sombre.
Il parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais se retint et leur indiqua de partir devant. Il les rattrapa à la cage d’escalier, vêtu d’un pull épais et équipé de deux bonnes lampes de poche.
Le froid et la fumée lui piquèrent le nez. L’alarme d’une ambulance lui transperça les tympans. Son cœur lui faisait l’impression d’un oursin cognant dans sa cage thoracique. Il leva la tête vers le ciel, comme un noyé cherchant une ultime bouffée d’air.
Il ne restait de l’averse qu’une bruine légère, du cataclysme un voilage gris sur le ciel nocturne. On devinait la lune derrière les nuages. On aurait dit un abat-jour en papier.
— Sofiane, tu viens ?
Le ton autoritaire de Leïla le tira de sa torpeur, et il emboîta le pas aux trois autres qui l’avaient distancé. Son amie s’empara de sa main comme pour le retenir de se défiler, et il fit un signe de tête à Fatou pour la rassurer. Il ignora le regard perçant de Nérée.
Le fleuve avait débordé. En courant vers deux voitures qui s’étaient percutées, ils pataugèrent dans la boue et la flotte. Fatou leur passa devant d’un pas élastique et arracha une portière. L’airbag dissimulait en partie le visage d’une femme aux longs cheveux noirs, collés à son visage par le sang.
— Je vais chercher le Samu, annonça Nérée en se dirigeant vers une ambulance au loin.
Il leur fit des signes avec sa lampe allumée. Le faisceau peignait un tableau effrayant que Sofiane décida d’ignorer au maximum. Sous ses yeux, cette femme avait un besoin urgent de soins. Ses vieilles habitudes de pompier prirent le dessus et, alors que Fatou et Leïla s’occupaient de l’autre véhicule, il vérifia les constantes de la conductrice, et essaya de la réveiller.
— L’épaule est démise, annonça-t-il à la secouriste quand elle vint prendre le relais. Elle s’appelle Maria. J’ai pas l’impression qu’il y ait d’hémorragies.
Il aida à installer la femme sur le brancard, qui ouvrait des yeux paniqués, le cou coincé dans une minerve.
— C’est fini, lui dit-il en souriant.
Elle souffla quelque chose qu’il n’entendit pas. Autour de lui, le monde hurlait, et le tableau qu’il essayait d’ignorer se développa sous son regard.
Il y avait un incendie, plus loin dans la rue, dont le halo crevait la nuit. Sirènes et cris, appels à l’aide, formaient un brouhaha incohérent. Sofiane sentit l’angoisse grimper le long de sa gorge, mais son regard croisa celui de Fatou, à trois mètres, et il eut l’impression de retomber brutalement dans ses godasses trempées.
On avait besoin de lui.
Il fit de grands gestes vers l’incendie et, quand Fatou acquiesça s’y précipita.
Cette histoire est vraiment TROCOOL. J'ai l'impression que tu as tout poncé et sublimé, il n'y a rien de superflu, que de l'essentiel. Je trouve que c'est une évolution super positive de ton écriture : j'ai lu et adoré des histoires à toi plus anciennes et je trouve que tu as conservé toutes les qualités de ton écriture dans celle-ci, tout en améliorant énormément le rythme et le contenu "essentiel". Genre : il se passe des trucs !! xD Et pourtant la douceur est toujours là !! Donc franchement voilà je sais pas comment le dire moins maladroitement, mais ça me fait méga plaisir et j'ai envie de t'envoyer tout plein de bravos ♥
Le rythme a été mon focus number one en l'écrivant xD Je m'étais dit que c'était le genre d'histoires qui pouvait facilement être traversée d'actions. Miracle, j'ai réussi !
Quelle pression pour les prochaines, après tous tes compliments sur celle-ci xD
Moi je sais plus quoi te répondre à part des gros merci ><
Bon, on dirait que sofiane retrouve ses reflexes de sauveur...
Sinon, oui, cette cohabitation, on ne sait pas trop comment la penser, surtout qu'elle n'est pas la même pour tous, mais cela peut aussi rester un "impensé" de l'histoire...