Je fais un pas en avant. Je peux presque entendre la respiration inquiète de Rafael derrière la cascade.
– Je vois que tu as réussi mon épreuve, murmura la Reine. Tu es donc digne de la mission que je souhaite te confier.
– Puis-je vous poser une question ?
– Quelle était exactement cette épreuve que j'ai passée ?
– Elle n’est pas totalement terminée. Tu dois encore faire tes preuves auprès de moi. Mais tu n’as pas besoin de le savoir pour le moment. Assieds-toi. Toi aussi, jeune homme.
Je m'agenouille sur la roche dure et humide, et je sens Rafael faire de même.
– L'épreuve consistait principalement à survivre à l’homme que vous avez affronté.
J’hoche la tête, même si la Reine ne peut pas me voir.
– Nausicaa… Je peux voir que ton âme a changé. Les pouvoirs de Orinn se sont donc éveillés… Formidable. Cela a été plus rapide que je ne le pensais.
Inutile de lui préciser que c’est grâce à la malédiction et l'énergie magique de Karan.
– Cependant, sache une chose, continue la Reine. Tu dois encore obtenir ma totale confiance, et ça ne sera pas chose facile. Au moindre faux pas, tu pourras dire adieu aux misérables que sont les vôtres.
Je déglutis difficilement.
“Tu n’es pas au bout de tes peines”, fait remarquer Karan.
Merci de ton soutien.
“Je crois sentir de l’ironie dans ta voix.”
Vas savoir.
J’esquisse un faible sourire.
– Bien sûr. Vous pouvez me faire confiance. Vous ne serez pas déçue.
– Bien. Vous pouvez vous retirer. Demain matin, vous reviendrez ici pour que je vous explique le but de la mission que je vais vous confier.
En dehors de la salle, un nouveau guide nous attend. Il nous fait signe de le suivre. Nous nous mettons en marche, dans un silence lourd. Je jette un coup d’œil à Rafael. Il a l’air contrarié.
“Tu ne dois pas oublier tes objectifs, Nausicaa : dissiper la malédiction qui nous pèse à toutes les deux” murmura Karan.
Sans mot dire, je soupire discrètement. Je pensais que le but de Karan était de prendre le contrôle de mon corps. Ça, c’est le but de Shadow, pas le mien.”
Si tu le dis. Mais tu n’as pas peur de disparaître lorsque la malédiction aura été dissipée ?
“J’ai déjà vécu trois cent ans. La mort ne me fait pas peur. À vrai dire, elle me fait même envie. Mais tu sais, il est possible qu’on arrive pas à faire effacer la malédiction…”
Je sais, mais j’espère que ça n’arrivera pas.
– Voici vos chambres, annonce notre guide.
Nous sommes arrivés devant deux ouvertures sans portes, uniquement couvertes par un petit rideau de perles. Rafael soulève celui de gauche, et se glisse à l’intérieur sans un mot. J’entre dans celle de droite, tandis que notre guide tourne les talons et s'en va.
Je découvre une grande salle, séparée en deux parties par des algues qui pendent du plafond. La partie de droite, la plus petite, contient uniquement un bassin d’eau. Sur le mur du fond, des alcôves ont été creusées.
La partie principale, à gauche, contient un lit, qui semble plus confortable que ce à quoi je suis habituée. Près de l’entrée est placée une table faite d’un large rocher. D’autres, plus petits, semblent pouvoir servir de sièges. Sur l’un d'eux, une pile de vêtements m’attend sagement. Contente de pouvoir me changer, je me déshabille et enfile ma nouvelle tenue sans attendre. Elle est composée d’une longue tunique blanche m'arrivant aux genoux, retenue par une ceinture de cuir, d’une cape mauve, et de bottines noires.
Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici. J’espère que ça ne durera pas trop longtemps : ma marque continue de grandir, et je ne sais pas ce qui pourrait m’arriver si ma situation empire.
“Je te l’ai déjà dit” souffle Karan.
Je soupire.
– Nausicaa, je peux entrer ? m’appelle Rafael, de l'autre côté du rideau.
– Bien sûr.
Je m'assois sur mon lit, et Rafael me rejoint.
– Maintenant que nous sommes sortis de cette caverne, tu vas pouvoir m'expliquer ce qu’il se passe avec toi…
J'hoche la tête avec un faible sourire.
– J'imagine que je ne peux plus y échapper… Je ne sais pas vraiment par où commencer.
– Peut-être par ta malédiction… Ou alors cette ombre qui vit en toi, cette Karan…
J’ai un mouvement de recul, interdite. Comment peut-il connaître son nom ?
Voyant mon visage éberlué, il soupire.
– J’avais déjà remarqué qu'une ombre vivait dans ton corps. Mais ce n’est qu’il y a quelques jours que je t’ai entendu parler avec elle.
– Karan est ma malédiction, en quelque sorte, je murmure. Cette marque noire sur mon dos le prouve. Chaque jour qui passe, elle s’étend un peu plus…
Je prend une légère inspiration.
– Je ne sais pas ce qu'il pourrait m’arriver à cause de cela.
Je fais de mon mieux pour éviter le regard perçant et inquiet de Rafael.
– Pour le moment, Karan ne peut pas prendre forme humaine, je continue, mais plus ma marque s'étend, plus elle gagne en puissance.
Je ferme les yeux. Rafael ne dit rien.
Sur mon épaule, le chat d'ombre apparaît, les yeux brillants. Elle foudroie mon ami du regard. Les pupilles de celui-ci brillent d’une lumière dorée alors qu’il scrute l’aura de Karan.
“Je ne lui fais pas confiance”, grogne-t-elle. “Tu devrais te méfier de lui.”
Ah oui ? Parce que je devrais te faire plus confiance ? Rafael est mon ami.
Karan-le-chat lève les yeux au ciel, puis disparaît dans un petit nuage de fumée noire.
– Voici Karan, dis-je simplement.
Je me force à croiser le regard de Rafael. Ses pupilles ont arrêté de briller.
– Voilà, je crois t’avoir tout dit. C'est tout ce que tu voulais savoir ?
– Oui, c'est tout.
Cependant, je ressens du doute dans sa voix. Puis il se lève brusquement et quitte ma chambre, me laissant presque seule.
“Presque.”
Le chat noir réapparaît. Il s'assoit sur le bord de mon lit, et me fixe de ses yeux brillants.
“Ne lui fais pas trop confiance.”
– Arrête avec ça. J’ai compris, Karan. Mais maintenant que j’ai des amis, peux-tu au moins essayer de ne pas briser cette relation ?
“Ne viens pas te plaindre plus tard, dans ce cas.”
– Toi aussi, tu me caches des choses. Alors ne sois pas hypocrite.
“Je t’en ai déjà dit bien assez !”
– Pas assez à mon goût, je rétorque.
“Mais qu’est-ce que tu veux savoir, à la fin” s'écrie Karan.
– Qui tu es ! Comment es-tu devenue une ombre ? Tu connaissais Orinn et Azarielle, donc tu peux forcément m’en dire plus à propos d’elles, non ? je m’agace.
“Elles s’aimaient” lâche l’ombre. “Et ça les a tuées.”
– Elles s'aimaient ? je répète.
“Tu m’as bien entendue. Elles étaient lesbiennes, et ça n’a pas plus à l’impératrice Tinsarell. Et à moi non plus, d’ailleurs.”
Le chat soupire.
“Enfin, bref. Oublie ça. Allez, continue de poser tes questions.”
– Quand es-tu morte ?
“En 1084, quatre ans après la mort d'Orinn et Azarielle.”
– Et comment sont-elles mortes ?
“Elles ont été exécutées par l’impératrice. Ou alors par un membre du Conseil.”
– Pourquoi…?
“L’amour homosexuel était interdit, à cette époque.”
– Et maintenant ?
“Je ne suis pas sûre.”
Je pousse un léger soupir las, et baille.
“Tu ferais mieux d'aller dormir. On en reparlera demain.”
– Je vais bien, je réponds. Et depuis quand t'inquiète-tu pour moi ?
“Je m'inquiète pour ton corps, pas pour toi.”
Je lève les yeux au ciel, mi-amusée, mi-agacée.
“En tout cas, il vaut mieux que tu sois en forme pour demain matin.”
J’hoche la tête, et me glisse sous les couvertures. Sans surprise, je ne tarde pas à trouver le sommeil.