Chapitre 23 : Les funérailles

Notes de l’auteur : Bonne lecture à ceux qui seront arrivés jusqu'ici, et bonnes fêtes de fin d'année !

 

Le soleil bas déployait de gigantesques ombres sur les pavés ternis d'Asgard. L'odeur de la terre, imprégnée de pluie, enterrait profondément dans le passé le parfum des fleurs et des épices, inondant autrefois les allées et les grandes halles. Diluées par les orages, les dorures et les éclatantes couleurs de la Cité s'en étaient allées.

Durant ses plus jeunes années, Torunn avait passé de longues après-midis, cachée au milieu des taillis, à observer les vastes résidences des dieux. Elles s'emparaient alors de l'éclat du soleil, que leurs marbrures, leurs dorures et leurs vitraux façonnaient comme la plus précieuses des pierres. Tout scintillait autrefois. Torunn se souvenait des épis de blés tressés encadrant des portes et des fenêtres de la demeure de Freyr, des perles nacrées sertissant le portail de Njörd, des couronnes de fleurs sauvages dans les cheveux de Freya, des tuniques richement brodées de Baldr. Parce que Frigga se plaisait à célébrer et bénir tout et n'importe quoi, de l'éclosion des premiers bourgeons au départ de certains oiseaux à la fin de l'été, les danses, les chants et les jeux emplissaient le royaume qui, à présent, ne revêtait plus qu'un triste silence.

Torunn entraperçut l'écho d'un éclat de rire à moins que ce ne fut le tintement des pieds nus d'une danseuse sur le pavé. Nombre de jeunes femmes avaient dévoué leurs charmes à la séduction de l'un de ces dieux égoïstes. Tout cela remontait au temps où Asgard ne redoutait pas son propre empire. Les Elfes, les Géants, les Nains y étaient les bienvenus. Beaucoup venaient pour Baldr bien entendu– mais c'était pour Freyr et Freya qu'ils revenaient. Leur Sanctuaire, quelque peu à l'écart, se dissimulait dans la rondeur d'une colline et l'on disait l'intérieur tapissé de peaux de bêtes si douces qu'il était impossible de ne pas s'y étendre en la douce compagnie des maîtres de maison. Freya croulait sous les offrandes et les promesses et Freyr cédait à toutes les sollicitations, d'autant plus nombreuses qu'elles émanaient des deux sexes, chose dont ne pouvait se targuer Baldr. Les jouvencelles qui gouttaient à ses lèvres d'une parfaite rondeur devenaient très souvent des femmes qui préféraient s'en remettre aux mains expérimentées de son rival vane. Freyr s'en amusait mais de toute évidence, cela bafouait la fierté de Baldr. Freyr aimait là où Baldr possédait. Freyr aimait démesurément, infiniment, excessivement et sur les différentes branches d'Yggdrasil, on lui attribuait autant d'amants et de maîtresses que le ciel ne comptait d'étoiles. Torunn y pensait, parfois, quand venait la nuit. Et certaine de ne pas être vue, elle souriait en se rappelant Nanna, déesse de la Lune, abasourdie par de telles absurdités.

Guidée par les éclairs invoqués par Thor, Torunn rejoignit la grande demeure d'Odin. Les vitraux maussades, qui avaient auparavant présenté une introduction glorieuse au Père de Tout, ne constituaient plus qu'une oraison grotesque. Le voile gris de la cendre collait aux statues bordant l'entrée. Plus rien ne tenait debout. Pas plus les constructions que les arbres, courbés par le vent. Ses pieds couverts de boue avaient emprunté des chemins seulement délimités par l'aplatissement d'herbes folles. Dans la demeure du Vieux Dieu, le sentier de glaise remplaçait les tapis. Les boucliers et les lances forgées jonchaient les sols. Dehors, le tonnerre grondait de plus en plus fort. Les éclairs lacéraient le ciel gris.

Au centre du Sanctuaire, Torunn prit une grande inspiration. Son cœur lui battait contre les oreilles. Elle se sentit étriquée dans sa robe. Elle se sentit ridicule. Stupide. Exactement telle qu'elle l'avait été dans ses plus jeunes années. Elle, la petite sorcière vane dépourvue de talent et qui ne devait sa survie qu'à celui de sa sœur. Elle passa une main nerveuse sur sa bouche ; cette bouche que les Ases moquaient pour sa difformité. Torunn bascula sur une jambe pour apercevoir les jardins sur lesquels frappait la foudre avec acharnement. Elle ne vit rien qu'un trait d'acier s'abattre au milieu d'une foule composée du spectre rapiécé des Asgardiens. Son courage, elle le retrouva en apercevant la chevelure rousse de Loki. Il se tenait en retrait. Elle pouvait l'atteindre sans avoir à affronter seule les autres. Enfin, elle franchit le seuil de la cour.

Nul ne la remarqua. Tous étaient trop absorbés par le spectacle de la foudre. Rassemblés en demi-cercle autour d'un autel de pierre, ils en oubliaient de tressaillir à l'éclat aveuglant de l'éclair ou à son rugissement tonitruant. Ainsi, l'arrivée de Torunn n'attira pas leur attention.

Ses paupières suivaient le rythme des coups de marteau portés par Thor. Le fils ainé d'Odin transpirait comme un bœuf. Une grosse veine battait au niveau de sa tempe. A vrai dire, transpirait-il, pleurait-il ou n'était-ce que le reflet de la pluie sur son visage cramoisi ? Hurlait-il de rage, ou n'était-ce que le tonnerre ? Il frappait, il frappait sur l'autel et parfois, les asgardiens poussaient un petit cri, une main plaquée sur la poitrine.

Les yeux de Torunn se frayèrent un chemin entre les capuches et les manteaux. L'effroi la saisit, au plus profond de ses entrailles. C'était de loin le phénomène le plus atroce, le blasphème le plus grossier dont elle eût jamais été témoin.

Le cadavre calciné d'Odin sursautait à chaque nouveau choc. Les restes de sa chevelure et de sa barbe avaient la teinte du charbon. Son visage, par Yggdrasil, que restait-il de son visage ? Que restait-il du plastron de son armure, enfoncé entre ses côtes calcinées ? Ses membres brisés pendaient de part et d'autre de la pierre, inertes. Et Thor continuait de frapper. De défigurer, de briser des os sous la masse de marteau.

Le grand Dieu du Tonnerre n'était rien d'autre qu'un enfant désespéré devant la dépouille de son père. Torunn aurait aimé se réjouir de sa détresse mais s'en trouva incapable. Les mutilations que subissait le cadavre ne la soulagèrent pas. La mort amplement méritéee d'Odin lui suffisait. S'il avait seulement été de bonne foi, Idunn serait encore là.

En fin de compte, ce vieux fou était mort de vieillesse, comme les humains qu'il avait tant méprisés, et il les rejoindrait au royaume de Hel. Là où résident ceux qui meurent sans les honneurs de la guerre.

« Thor a entendu parlé d'un midgardien qui aurait rendu la vie à un cadavre rapiécé en l'exposant à la foudre, murmura un timbre suave derrière elle. Il est totalement acharné, depuis. »

Son cœur s'accéléra en reconnaissant les intonations de la voix.

« Qui lui a raconté de telles sornettes ? Demanda-t-elle sans même regarder Loki.

- Votre humble serviteur n'est jamais avare de bons conseils.

- Depuis combien de temps frappe-t-il ?

- Aujourd'hui, fit-il en comptant sur ses doigts, cela fera neuf jours.

- Neuf jours ! s'exclama Torunn avant de coller précipitamment les mains sur sa bouche. »

Heureusement, le grondement du tonnerre couvrit sa voix.

« Thor a toujours fait preuve d'une grande persévérance, » raillait Loki.

Le spectacle que livraient le marteau et la foudre ne surpassait pas celui donné par l'ensemble des Ases réunis, sérieux et attentifs. Aucun d'eux ne protestait. Attendaient-ils qu'il ne restât aucun os à briser pour accepter la vérité ? Croyaient-ils encore le voir se dresser sur ses deux pieds ? On disait Thor bêta comme un ours, mais il n'était pas le seul. Aucun d'eux n'émettait le moindre doute. Leurs yeux pétillaient, ravivés à chaque nouvel impact comme si c'était le premier.

Avides. Le mot s'imposait à Torunn. Tous étaient avides de retrouver le confort de l'absence de responsabilités. L'époque où Odin absolvait tous leurs excès venait de s'achever, incontestablement et définitivement.

Même avec ses vêtements imbibés de boue, Torunn se savait bien moins misérable que les autres résidents d'Asgard. Ils se voûtaient sous des capuches alourdies par la pluie. Autrefois garnis de parures scintillantes et de coiffures élaborées, ils n'arboraient plus que des bijoux ternis, auxquels manquaient pierreries et perles. Le temps les avait démunis de leurs manières délicates et de leurs fiers ports de tête.

A la réflexion, le voisin de Torunn était le seul à présenter une allure décente, bien qu'il n'eût pas réussi à fuir totalement l'âge. La maturité lui convenait assez, cela dit. Ses traits effilés et narquois sertissaient son élégance si singulière. Torunn le guettait, du coin de l'œil tandis que Thor frappait encore et toujours. Ses bras musculeux semblaient sur le point d'exploser.

« Pourquoi lui avoir raconté une si cruelle idiotie ?

- Parce que je savais qu'il la croirait.

- Tu le savais ?

- Je le supposais très fort, rectifia Loki.

En dépit du poing serré devant la bouche de Torunn, son rire ébranla l'équilibre de la scène. Ce fut d'abord Skadi, qui se retourna. Ce qui attira l'attention de Njörd. Puis celle de Hermod, et ce fut bientôt toute une vague de murmures qui se répandit dans leur triste assemblée. Frigga frôla la crise cardiaque et Sif vola à son secours. Épaulant la vieille Déesse, elle fit signe à Thor qui, en dernier, porta son regard de bovin hébété vers la raison du trouble. A la vue du visage de Torunn, il sembla réfléchir, ce qui aurait pu déclencher un nouveau fou-rire chez n'importe qui en d'autres circonstances.

De toutes ses forces – et tous savaient qu'il en avait –, il projeta son marteau au travers des Ases, qui s'écartèrent de justesse. Mjölnir s'écrasa à un pas de Torunn. Le choc la fit vaciller. Loki empêcha sa chute.

La haine transpirait de tous les pores de Thor. L'écume aux lèvres, le groupe de Ases et de Vanes se scinda à nouveau pour lui laisser le passage. L'onde de sa fureur se propageait dans le sol. Son teint rougi par l'effort muta en un violacé complètement dément.

Les pieds ancrés dans le sol, Torunn s'obligea à soutenir son regard en réprimant tout recul. Une vingtaine de pas les séparaient encore lorsqu'il brandit le marteau dans sa direction, beuglant à son adresse :

« C'est ta faute ! Mon père est mort par ta faute !

La lèvre de Torunn tremblait faiblement. Un bref instant, sa gorge serrée se roidit, brûlante de toute la haine qu'elle gardait depuis des années. Thor n'était plus qu'à une longueur de bras.

« Il est mort de la sienne, rétorqua-t-elle froidement.

Il l'empoigna par la gorge. Souffle coupé et crispation de tous les muscles. Autour d'elle, Torunn ne vit qu'une expression générale de surprise et de terreur.

La prise se serrait. Thor la secoua avec impatience.

« Pourquoi es-tu revenue ? »

Le corps de Torunn s'agitait, comme celui d'un poisson sorti de l'eau. Puisqu'il la soulevait au-dessus de lui, Torunn le méprisa ainsi qu'elle avait toujours voulu le faire. Sa gorge ondula contre la paume du monstre, de ce minotaure enragé. Sur le point de suffoquer, elle lui cracha en pleine face.

Thor la projeta violemment par terre et, alors qu'elle reprenait à peine ses esprits, il s'apprêta à le lui abattre Mjölnir sur le crâne.

« Ne fais pas ça. »

Un sang chargé d'oxygène afflua enfin vers la tête de Torunn. Trop vite pour que ses idées ne fussent claires. Elle crut cependant bien distinguer le contour filiforme de Loki qui venait de s'interposer en dessous de la masse métallique, comme un petit diable sorti de sa boîte. Un petit diable qui, sans équivoque, horripilait Thor.

« Dégage de là ! menaça le géant au marteau.

- Très bien. »

Thor soupira, et redonna de l'élan à son geste.

« Mais tu ne viendras pas dire que je ne t'ai pas prévenu. »

Thor roula des yeux et une fois de plus, interrompit son geste.

« De quoi m'aurais-tu prévenu, Langue-de-Serpent ?

- Torunn est venue jusqu'ici proposer une offre qu'il serait sage d'écouter. »

Torunn fut reconnaissante du temps que les babillages de Loki lui accordaient. Elle se releva en décrottant grossièrement le jupon de sa robe. Quand Thor la vit, recrachant plusieurs dents, un sourire barbare déforma son menton. Ce n'était pas l'envie de la massacrer qui lui manquait. Il s'abstint cependant, car Frigga s'avança.

« M... Mon enfant, bafouilla la vieille déesse.

- Je ne suis pas ton enfant, Frigga.

- Je n'es... Nous ne pensions pas te revoir un jour. Ô, pauvre Torunn ! Comme je regrette que tu aies eu à affronter le deuil de ta pauvre sœur seule. Et Heimdall ! Mon fils, mon tendre garçon, où est-il ? Pourquoi n'est-il pas ici ? Le pauvre doit être complètement perdu. Son père est mort, pleurnichait-elle.

- Il suffit ! Tais-toi !

- Pourquoi es-tu ici ? Demanda Sif avec la plus grande prudence tandis qu'elle resserrait le châle sur les épaules tombantes de Frigga.

- Je suis venue profiter du spectacle, bien sûr !

- Je t'en supplie, ne sois pas cruelle Torunn. Tu ne l'as jamais été. Nous sommes tous très éprouvés, tu peux comprendre cela.

- T'attends-tu à me voir compatissante pour un seul d'entre vous ?

- Ce n'est rien face à ce que tu as enduré, ajouta la princesse avec empressement. J'ignore ce que tu veux mais laisse-nous une chance de régler tout ceci dans la paix. Nous en avons tous besoin, plus que jamais.

- C'est précisément pour la paix que je suis ici, Princesse. »

Le mépris de Torunn ne déstabilisa pas Sif. Le port de tête à peu près digne, elle acquiesça lentement, l'encourageant à poursuivre.

« Vous êtes terrifiés de connaître le sort du Vieux. Je vous vois, ricanait Torunn. Vous avez vieilli. Vos cheveux sont parsemés de gris, vos visages sont pareils à de vieilles pommes flétries et vos membres perdent leurs forces. Une âme cruelle se contenterait de le constater et de s'en aller.

- Que veux-tu Torunn ? Tremblait Frigga.

- Ce que je veux ? Ce que je veux ! Ce que je veux, je suis prête à l'acheter à un bon prix, Vieillarde ! Je veux ce qu'Odin a refusé à ma sœur, je veux justice pour Idunn ! Je veux la tête de celui qui lui a fait du mal. En échange, je suis prête à vous offrir ce qu'elle vous offrait autrefois.

- Tu mens, Sorcière ! Accusa l'un.

- Idunn s'est pendue et tu voudrais nous le faire payer ! S'indignait l'autre.

- C'est la faute de l'un d'entre vous, rétorqua calmement Torunn.

- L'un d'entre nous ! La belle affaire ! Le coupable pourrait aussi bien être l'un de ces sauvages d'Elfe ! Ta sœur avait la maudite manie d'errer seule dans les Bois ! s'emporta Tyr.

- Je sais lequel d'entre vous est coupable."

Et la nouvelle déferla sur l'assemblée, pareille à une vague glacée ; une vague qui gela les visages ases et qui raviva celui des vanes. Skadi, plus renfrognée que jamais, arma lentement, dans un crissement, ses griffes et les ergots. La Panthère blanche semblait attendre un signal, parole ou simple battement de paupières. Freyr et Freya se blottirent l'un contre l'autre. Baldr, Tyr et Vidar, quant à eux, cherchaient le pommeau d'une épée qui n'était pas pendue à leur ceinture ce jour-là.

Torunn avisa Skadi avec un sourire.

" Voyez que je suis de bonne foi. Je connais le nom du coupable et pourtant, pour éviter un bain de sang, je suis prête à le taire. Je suis prête à lui accorder une mort rapide et discrète. Mais n'éprouvez pas trop ma patience, Asgardiens. Les années l'ont déjà bien tannée. Réfléchissez-y. Ce que je vous demande n'est ni plus ni moins que ce vous exigiez des humains lorsque vous en aviez encore le pouvoir. Un sacrifice. Une vie contre celles de tous les autres. C'est une offre honnête et même d'une clémence extravagante au vu de ce que vous mériteriez réellement.

- Qui nous dit que tu peux faire ce que tu prétends ? Seule Idunn parvenait à cultiver ces maudites pommes ! argua Tyr.

- Et si nous n'acceptons pas ? Brailla Njörd.

- Si vous n'acceptez pas, et bien... »

Torunn suspendit sa phrase, le temps de sortir d'entre les pans de son corsage un fruit, à l'éclat d'or. Elle leva la pomme, la présentant à la vue de tous. Ainsi mit-elle un terme aux caquètements.

« Si vous n'acceptez pas, je m'en irais, en emportant avec moi toutes les années de vies auxquelles vous aurez renoncé. Vos vies s'égraineront, pareilles à des sacs de blé troués derrières lesquels cavaleront les rats. Ils vous rattraperont. Le temps vous emportera. Il balaiera votre terre et vous serez oubliés. Je vous offre de ne pas connaître sort aussi vain.

En revanche, poursuivez-moi et je mettrais à nouveaux le feu à l'arbre, père de cette pomme. Brûlez-moi, et ce sont toutes les Sorcières qui viendront me venger. »

La prise de Thor sur son marteau se verrouilla. Bras tendu, muscles saillants, ses mâchoires grinçaient l'une contre l'autre tant sa rage bouillonnait. Il fonça droit sur Torunn, repoussant les mains raisonnables de ses frères.

« N'as-tu pas écouté ? T'en prendre à elle ne t'apportera rien de bon, siffla Loki pour le narguer. Regarde où en est arrivé ton père après avoir ignoré les souffrances d'Idunn.

Le grand barbu le dévisagea, d'un air décidément bêta.

« Ne parle pas de mon Père, vermine !

- C'est évident, non ? Il ne fait pas bon de s'en prendre à ces sœurs.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ? »

Sa main se crispait davantage autour de Mjölnir.

« Tout ce que je peux te dire, c'est que Torunn n'est pas comme ton épouse, Sif, claironna Loki.

Quand la principale intéressée émergea du regroupement, vêtue de son long manteau rouge délavé, il s'inclina excessivement. Sif était une charmante créature et c'était un point sur lequel tout Asgard s'accordait. Cependant, sa beauté n'enlevait rien à sa mine déconfite.

« Avec tout le respect que j'ai pour toi, Dame Sif... Il suffit que Thor parle un peu fort et tu te mets à trembler comme une feuille. Sans vouloir t'offenser, tu en conviendras. Seulement, poursuivit-il à l'adresse du dieu du tonnerre, Torunn n'est pas une petite nature et ce que tu lui infliges maintenant, elle te le rendra une centaine de fois.

- Une centaine de fois ?

- Au bas mot.

- Je pourrais l'encaisser. »

Thor frappa. Une fois, deux fois, trois fois. Il déchaîna les foudres et le tonnerre. Le crâne de Torunn se brisa. Sa chair, entamée par son bec de lièvre, se déchira jusque sous son œil. Le sang ruissela sur les herbes, mêlé à la bile visqueuse que Torunn régurgita. Frigga cria et engloutit ses pleurs contre la poitrine de Sif. Freya se serra contre Freyr, pétrifié d'horreur. Mais l'effroi fut total quand s'éleva la voix rocailleuse de Torunn :

« Tu faiblis, marmonna-t-elle.

Son sang souillait la masse de Mjölnir. Thor la contempla avec une satisfaction terrible. Plus. Il en voulait plus. Voilà des décennies que Mjölnir n'avait pas gouté à la guerre. Au sang. Alors, Thor, dieu brutal acclamé par les guerriers berserks, continua à frapper, jusqu'à entendre leurs prières. Son marteau traversa le reste du visage de Torunn, comme s'il avait été fait de mousse.

Torunn ne réalisa pas ce qui lui arrivait. Un vertige nauséeux s'empara d'elle et lui épargna le détail de sa souffrance. Elle perdit connaissance et fut aussi inerte que l'assemblée des Ases et des Vanes. Aucun son, aucun cri ne leur échappait plus. Seulement le craquement des os qui éclatent, du cartilage qui se détache. Et le flot visqueux du sang, qui mourrait aux pieds de Sif. Loki lui-même en resta interdit.

Soudain, troublant l'accablante percussion du marteau, un sifflement fendit les airs. Avant que Thor ne puisse mouvoir son gigantesque corps, une flèche transperça sa cuirasse et s'enfonça dans son torse. Il parut ne pas comprendre immédiatement. Les asgardiens mirent quelques instants à sortir de leur torpeur. Thor arracha la flèche sans la moindre délicatesse et broya ce qui en restait d'une main, la réduisant à un brin de paille sec et mort. D'où cela vient-il ? demandait son grognement. Une nouvelle flèche se planta dans sa cuisse. Il leva la tête en entendant les croassements menaçants de deux corbeaux qui tournoyaient au-dessus du Sanctuaire. Thor les salua d'un brandissement de Mjölnir.

« Huggin ! Munnin ! Rugit-il. Une offrande pour vous ! »

Les corbeaux se détachèrent des volutes anthracites des nuages. Ils fondirent en pic, droit sur lui. Thor rit comme un dément. Du moins, jusqu'à ce qu'une serre ne lui lacère la joue. Qu'une autre ne lui taillada l'épaule.

Derrière eux, au seuil de la cour, Loki eut le temps de la voir. Une silhouette spectrale, sombre, qui disparut avant même qu'il ne lui souffle l'idée. Tanagra.

« C'est cette maudite Elfe ! Gronda Baldr.

Mais personne ne releva.

Les corbeaux disparurent dans les hauteurs du ciel aussitôt, suivant la fuite de leur maîtresse supposait Loki, laissant Thor, pleurant de douleur. Monstrueux bambin qui venait de subir le premier retour de bâton de son existence. Il se frottait les yeux, aveuglé par le sang qui lui coulait sous ses paupières. Frigga se précipita sur lui, le réconfortant comme un enfant. Elle le prit par la main – plutôt par la patte – et l'emmena. A leur suite, accouraient Sif, Baldr et Njörd. Certains, après un dernier regard pour la dépouille calcinée d'Odin, quittèrent les Jardins, ainsi qu'ils l'auraient fait à l'issue d'une représentation théâtrale.

Pathétique, siffla Loki pour lui-même.

Parmi ceux qui restaient, que des Vanes nota Loki, certains se mirent à guetter les alentours, craignant vraisemblablement que Thor ne resurgisse, pendant que deux autres vinrent enfin auprès de Torunn, qui gisait face contre terre.

Loki ne fut ni des guetteurs ni des sauveteurs. Il fut celui qui ramassa la pomme dorée, cachée sous un masque de boue. 

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