Les branches d'Yggdrasil perçaient le flot continu de lumière. Leurs ramifications semblables à des mains calcinées cherchaient la fraîcheur des ténèbres après la chaleur torride du bûcher. Le Bifröst les enjambait avec indifférence mais Torunn ne pouvait détacher le regard de ce spectacle d'une terrifiante beauté. C'était un océan peuplé de cadavres et de cauchemars qui ruisselaient sous ses pieds, s'agitant au gré des vagues, menaçant de surgir de l'écume pour la dévorer. C'était là le spectacle de l'agonie d'Yggdrasil. La rumeur affirmait que rendu fou par la perte de sa Grande Enchanteresse, l'Ancien Dieu s'en était allé, en laissant la marque de la cruauté d'Asgard à la vue de tous ceux qui prétendraient le remplacer.
Son feuillage épars offrait en pâture ses ramifications les plus fragiles à la gueule d'Eikthyrnir, le Cerf aux bois hérissés d'épines et aux sabots terminés de griffes. Ses branches s'affaissent sous le poids des royaumes, harde de marcassins affamés tétant une laie mourante. Tous se disputaient les dernières gouttes de sève, aveugles à la famine qui se profilait. Peut-être que Torunn se trompait sur ce point. Peut-être s'armaient-ils déjà en vue d'une chasse au Cerf rendu gras de son festin. De quoi se nourriraient-ils après cela ?
Aux abords d'Asgard, un brouillard dense enveloppa ses chevilles. L'air glacé referma ses serres sur son cœur. Il se débattit avec hardiesse et tout à coup, cessa toute pulsation. Torunn comprit de quoi était faite cette brume. Quelle était cette odeur qui piquait jusque dans sa gorge.
Les cendres des Jardins d'Idunn saturaient encore l'atmosphère. Aucune tempête ne les avait dispersées. Aveuglée, Torunn enfonça ses ongles dans la pierre de la rampe. Un courant d'air acide lui griffa le visage. De mauvaise grâce, elle remit ses larmes à la fumée qui les lui réclamait. L'insaisissable bandite, dès lors qu'elle fut dûment payée, se dispersa.
Une lueur chatoyante s'éveilla entre ses volutes. Une flamme dansant au sommet d'une torche pâle. Avant de reconnaître son visage, Torunn identifia la voûte légère de son dos. Les loques qui flottaient sur ses membres nonchalants en autant de fantômes attachés à leur demeure. Elle pressa le pas sans plus se laisser étreindre par la moindre hésitation.
Loki se tenait à l'autre bout du pont. Avant qu'un mot ne quittât sa bouche, Torunn serra ses bras autour de lui, inquiète de le sentir s'échapper, diable qu'il était. Ses côtes saillaient à en tendre sa peau, son odeur âcre et poisseuse était celle des injustes châtiments. En y regardant de plus près, Torunn décela le mince relief blanchâtre de cicatrices, barrant ses lèvres gercées. Probablement infligées à la suite d'un énième outrage, elles scellaient le visage de celui qui aimait répondre au nom de dieu de la malice à un rictus éternellement moqueur. Le bourreau s'était puni lui-même en voulant effacer le sarcasme de ce délicat visage. Loki se délectait sans aucun doute de cette ironie.
« De nouveaux stigmates de ton insupportable honnêteté ?
— Oh, cela ? fit-il en passant les doigts sur sa bouche. Rien qui ne doive t'inquiéter, chère Torunn.
— T'efforces-tu toujours de clamer tout haut ce que tout le monde devrait penser tout bas ?
— Qu'est-ce qui peut bien te faire penser que mes paroles eurent pu être en cause ?
— Tes paroles, promesses, mensonges ou vérités partielles, sont toujours en cause, Loki.
— C'est ce qui fait mon charme, paraît-il.
— Ma sœur le pensait. »
Torunn souriait mais Loki baissa les yeux. Rabattant ses cheveux roux sur sa nuque, frottant ses joues creuses hérissées d'une jeune barbe, il réalisait comme cette plaie-là pouvait encore être vive, en dépit des années écoulées. La mort de la Vane avait enveloppé Asgard dans un voile sombre, que les averses avaient changé en une toile d'araignée collante. Nul ne s'était débattu. Tous s'étaient accoutumés à y être empêtrés, baignés dans l'odeur de la cendre et piétinant dans la poussière moite. Telle était la malédiction jetée par Torunn. Le deuil de sa sœur, qu'elle avait été incapable de porter seule, ils croulaient dessous depuis des décennies.
« Quelqu'un sait que tu es là ?
— Seulement ceux qui m'ont invitée.
— Bien, tant mieux, » dit-il avec un regain d'enthousiasme.
Torunn leva le regard vers l'horizon endormi. Le Pont s'était estompé du ciel. Ses couleurs demeuraient, prisonnières d'un vaste balcon suspendu à hauteur des nuages. Le Sanctuaire de Heimdall. Il se distinguait par l'omniprésence de ce verre qui absorbait autrefois chaque rayon du Soleil et dont celui-dont-les-yeux-voient-au-delà aimait s'attribuer les pouvoirs. N'étaient-ils tous donc que des magiciens de pacotille ? A présent, son observatoire des neuf royaumes, voilé de suif, avait autant de clairvoyance qu'un œil atteint de cataracte.
Asgard était paisible à cette heure ; du moins le crut Torunn un instant, avant qu'un puissant éclair de lacère le ciel, dénonçant à vif la putréfaction de la Cité.
« Thor ?
— Lui-même, claironna Loki.
— Qu'est-ce qui lui prend ? »
Loki souriait autant qu'il en était capable. Torunn le crut même sur le point d'éclater de rire.
« Je préfère te laisser la surprise. Si je te racontais, tu ne croirais pas qu'une telle bêtise put être possible.
— Tu m'intrigues. »
Le ciel se déchira une seconde fois, dans une complainte assourdissante. Torunn plissa les yeux sans qu'aucun autre secret ne lui fut révélé.
« Tu ne m'arracheras pas un mot de plus, chère Torunn ! Pressons-nous. Nous rejoindrons les festivités demain, si tu l'acceptes. »
Torunn accepta. Les festivités. Il avait encore dû jouer quelques mauvais tours. A chaque nouvelle manifestation du dieu du Tonnerre, elle guettait en vain. Qu'avait bien pu manigancer Loki ? Cela finirait tôt ou tard par lui valoir de nouveaux supplices, de nouvelles cicatrices car c'était là sa principale caractéristique : jamais il n'apprenait.
Loki l'entraîna à l'extérieur d'Asgard. Ils contournèrent soigneusement les anciens Jardins d'Idunn et s'enfoncèrent dans l'obscure Forêt de Fer, frontière admise par les Elfes et les Ases. Les hauts spectres noirs des pins obstruaient les regards indiscrets de la lune et des étoiles. Une flammèche bleue, née de la main de Loki, filait en projetant sa maigre lueur sur la voie. Elle virevolta entre les branches qu'elle chatouillait doucement et taquinait les hiboux qui le lui rendaient en coups de bec. Elle se glissa parmi les ronces, survola les flaques de neige fondue et tout à coup, embrasa un cercle parfait, au centre duquel se dressait une cabane toute chancelante.
Assemblage de bois divers, d'étoffes, de feuilles et de peaux, aux petites fenêtres luisantes. Une elfe à la peau aussi sombre que la nuit en sortit. La douceur de la lueur, exquise caresse, flattait ses contours. Tanagra en croisa prestement son châle sur sa poitrine. Ces flammes rampant à ses pieds se montraient aussi libidineuses que ce visiteur qui la rejoignait. Pareille indécence égaya son visage rond d'une moue taquine.
Tanagra les salua, d'un baiser pour Loki, et d'un signe de tête plus réservé pour Torunn. Les deux sorcières se considéraient sans qu'un mot ne parvienne à démêler la forte émotion dans leurs gorges. Tanagra fut la première à s'y essayer. Un trémolo informe s'échappa de sa bouche. Un mot avorté, une parole insignifiante au regard de ce qui grondait. Ses yeux noirs se voilèrent de larmes qui ne coulaient pas. Ses lèvres se chiffonnaient, miroir de celles de Torunn. Les mots échangés par écrit avaient été ceux de l'espoir, de la vengeance enfin possible, de la réjouissance face aux malheurs d'ennemis communs. Mais Tanagra incarnait bien plus que cela. Toutes deux avaient été des otages des dieux ; Torunn avait été enlevée aux siens par la guerre, Tanagra, par des rumeurs calomnieuses et obscènes. Elles avaient été sœurs, elles avaient été perdues. Amusées par ces babillages informes, elles rirent à mi-voix, retenues par la crainte d'éclater en sanglots.
Finalement, brisant la pudeur, Tanagra franchit le pas qui les séparaient. Son corps se blottit fermement contre celui de Torunn, qu'elle serrait de toutes ses forces.
« Je suis si heureuse de te revoir, ma sœur. »
Un murmure glissé dans son oreille auquel Torunn répondit en plongeant la tête dans sa chevelure épaisse. Leur étreinte avait la chaleur d'un foyer, la tendresse d'un refuge. Une minute, Torunn s'y lova, tout entière. Elle s'imprégna de son parfum, elle glissa ses larmes dans le châle de Tanagra et relâcha la tension de ses muscles entre ceux qui l'enveloppaient. Une autre sœur l'avait attendue tout ce temps et aujourd'hui, elle l'accueillait comme si elle n'avait douté une seconde de son retour.
Torunn la suivit dans sa cabane. Une odeur puissante flottait dans l'air. Les effluves d'une viande, d'un gibier qui masquait complètement l'acidité de la cendre. Il y faisait chaud, un feu crépitait sous une marmite, la fumée de l'encens se superposait aux douces lueurs de quelques bougies dispersées. Les peaux de bêtes recouvraient les sols. Tanagra dégagea la table des bocaux qui l'encombraient, s'excusant à demi-mots pour le chaos ambiant. Torunn eut envie de l'en empêcher. Ce joyeux désordre lui rappelait la maison qu'elle partageait autrefois avec sa sœur. Idunn s'épanouissait dans ces accumulations d'étagères rendues concaves par les dizaines de pots, de bibelots et de friandises entassées. Mille couleurs légèrement ternies mouchetaient les murs, témoins de la succession de recettes, de potions, d'onguents, de mixtures diverses préparées à la hâte ou murement réfléchies, et parfois ratées. Ce terrier désordonné la rassurait.
Loki, en agile félin, s'était déjà hissé dans un hamac suspendu aux hauteurs du plafond, duquel pleuvait tout autant de bizarreries qu'il n'en escaladait déjà les murs. Ses jambes battaient mollement dans le vide tandis qu'il s'étira paresseusement.
Dans un recoin laissé à l'ombre, les corbeaux couronnés de perles noires se mirent à croasser gaiement dans leurs cages. Tanagra acheta leur silence par quelques morceaux de viande qu'ils gobèrent tout rond. Torunn avait certes reçu la visite de l'un d'entre eux, elle n'en croyait pas ses yeux pour autant.
« Les Asgardiens te craignent-ils autant qu'ils le devraient ?
— Ce ne sont que des oiseaux, répondit Tanagra. Il leur a suffi de quelques morceaux de vermines, de rats et de musaraignes pour qu'ils répondent à ma voix. »
Attestant de leur docilité, les deux oiseaux, repus, se calmèrent. Le bec dans l'aile, leurs yeux s'éteignirent un à un. Tanagra leur accorda un regard maternel avant de s'en retourner à sa marmite. La viande avait mijoté de longues heures dans un bain de bouillon gras, de légumes et de racines. Le festin ne tarderait plus. Elle se redressa laborieusement et dut prendre appui sur une chaise le temps de chasser les vertiges. Sa peau luisait de sueur et ses profondes inspirations étriquaient sa robe, déjà déboutonnée au niveau de la poitrine. Torunn s'approcha en lui tendant une main qu'elle refusa doucement, un sourire qui ne rassurait qu'elle sur les lèvres.
« Qu'est-ce que deux corbeaux à côté d'un cheval, hm ? lança-t-elle pour détourner son invitée de ses évidentes inquiétudes.
Une diversion qui ne fonctionna pas. Les pièces ne mirent pas longtemps à s'assembler. Le contenu des bocaux, dissimulés à la hâte sous un linge. Les malaises caractéristiques de l'elfe. Torunn comprit qu'elle venait de saisir une confidence dont devait rester exclu Loki. Par la suite, elle fit simplement mine d'aider à disposer les écuelles, à servir le vin pendant que Tanagra ôtait sa marmite du feu.
Attablés à la lueur d'une bougie fondue sur le bois, le repas réconforta autant Torunn que le voyage avait épuisé que Loki, encore éprouvé par les derniers jours. Tanagra n'avait de cesse de les contempler tour à tour, avec une émotion vive et qui perlait de ses yeux. Depuis combien de temps deux sorcières ne s'étaient-elles pas retrouvées ainsi simplement ? A ne discuter que des herbes qui parfumaient le ragoût, à complimenter l'étoffe d'une robe ou à questionner sur les banalités quotidiennes ? Depuis combien de temps l'Elfe n'avait-elle pas eu le loisir de décrire la pousse des feuilles au printemps venu, de parler de son potager en promettant de le présenter à cette vieille amie venue la visiter, de s'extasier de la clarté de l'eau lorsqu'elle tombe du ciel et de la douceur du climat et de n'avoir, en retour qu'à écouter une autre lui décrire son propre monde ? A imaginer cette maison creusée dans un arbre ? A imaginer la tendresse d'un sol après une averse sans que la cendre de lui brûle la plante des pieds ? Toute cette légèreté ne durerait pas. Elle en avait la cruelle conscience. Tout s'envolerait à la seconde où Loki s'en irait.
« Je ne pensais pas revoir le Bifröst un jour, confia finalement Torunn à l'adresse de Loki, que les banalités finissaient par lasser.
— Quelques fragments du Pont subsistent dans le Sanctuaire de Heimdall et son absence m'a fait dire que, s'il ne veillait plus dessus, c'est qu'il n'en avait plus l'utilité et que par conséquent, ces restes se tenaient à disposition de quiconque en aurait besoin.
— Le raisonnement paraît logique.
-—La logique n'est pas toujours le cœur du raisonnement des Ases, ajouta Tanagra avec une pointe de sévérité. Ce Sanctuaire aurait pu être un piège.
— Ton amant ne s'est pas assagi, semble-t-il, sourit Torunn.
— La sagesse a-t-elle jamais apporté le changement ? S'il m'était venu le malheur d'en faire preuve, tu ne serais probablement pas ici, Torunn, l'exilée des terres humaines. »
Il la poussa d'un coup de coude et en retour, elle lui marcha sur le pied.
« Et la mort du Vieux est un sacré changement, ne penses-tu pas ?
— Même moi, je ne pourrais prétendre le contraire. La mort du vieux est un changement au même titre que le fut la soudaine vulnérabilité des Dieux. Tous ont vieilli et demain, tu pourras jouer à qui est qui. La charmante Freya s'est fanée et ressemble à une figue déconfite, la sage Frigga a laissé place à une vieille veuve aux portes de la sénilité, Sif qui était une jeune princesse lorsque tu es partie est désormais une misérable intrigante dont aucune intrigue ne soit parvenue à asseoir ses fesses sur le moindre trône. Même sa chevelure d'or a pourri !
— Ce n'est pas tant l'âge que tes plaisanteries qui en sont la cause, Loki, rectifia Tanagra.
— Bah ! Thor est bien trop occupé à jouer les grands Seigneurs avec des gourgandines ramassées au hasard, il n'a rien remarqué !
— Que peut-il bien avoir à dire à ce sujet ? Ce ne sont pas ses cheveux !
— A propos de Thor, se lança Loki, tout excité. Torunn tu n'y croiras pas et pourtant je puis te jurer dire la vérité ! Ce vieux Thor est certes encore aussi costaud qu'un sanglier, mais je peux te dire que sa carapace de métal protège autant de muscles que de graisse et de bière. Sais-tu qu'il y a peu de temps, je l'ai suivi... Non, en vérité je l'ai guidé - car seul, il s'y serait perdu, jusqu'aux abords de Nidavellir. Vers l’autre frontière, au point le plus éloigné possible de celui que nous visitions autrefois. Et ce vieux fourbe a demandé que lui soit forgé un nouveau marteau, une réplique en tous points identique à Mjölnir à ceci près que sa masse soit aussi creuse qu'une coquille ? Le pauvre a reconnu, les mots grignotés dans sa barbe, qu'il n'arrivait plus à soulever Mjölnir ! Et à en croire les nombreuses concubines qu'il ramasse çà et là, ce n'est pas la seule chose qu'il ne... »
Torunn éclata d'un rire qui lui fit monter les couleurs aux joues et les larmes aux yeux. Elle se tenait les côtes et Loki ne lui laissa aucun répit. Lui aussi riait et faute de réussir à articuler la fin de sa phrase, il se mit à imiter un Thor grotesque, plus idiot qu'idiot peinant à soulever une fourchette. Même Tanagra, qui tenait pourtant un masque plus sérieux, céda. Elle resservit une rasade de vin à tout le monde.
« Et saurais-je te parler de ce bon Njörd, le triton des sept mers et qui n'y voit plus assez pour naviguer ? Je l'ai emmené pour une balade aux abords de Midgard. Son dernier navire s'est dirigé vers un bloc de glace énorme, aussi immanquable qu'un bœuf dans un couloir et qu'un aveugle aurait pu deviner, et ce vieux phoque se l'est pris, pas seulement de face, non ! Toute la coque en a été éventrée et Njörd m'a supplié de le ramener promptement. Tu l'aurais vu ! On aurait dit un enfant qui venait de mouiller son lit ! Et Vidar, à force de se taire, a fini par les oublier et ne ressort de sa boîte à paroles qu'absurdités. Je te parlais de Freya mais même Baldr, jadis aussi radieux qu'un soleil voit sa peau se friper comme celle d'un vieux pruneau.
— Ils n'ont que ce qu'ils méritent tous, cracha Tanagra dans son vin.
Torunn approuva et cracha à son tour. Loki eut encore une bonne dizaine d'histoires honteuses à narrer, toutes aussi absurdes, toutes aussi décadentes. Qui étaient donc ces vieux idiots qui persistaient à se dire dieux ? Torunn aurait pu passer la nuit à les entendre, toutes, ces anecdotes. D'ailleurs, elle en réclama une autre. La tournée de vin suivit.
« Tant de changements depuis le trépas de ma sœur… Cela étant dit, le plus tragique d'entre eux, semble-t-il, reste la fin d'Odin.
— Il me tarde de les voir se déchirer pour le trône !
— Ils t'oublieront un temps et achèveront ce que tu as toujours espéré.
— Je serai trop sage pour mettre un pied nu dans une colonie de fourmis rouges affamées.
— Sage, toi ? Je croyais que là n'était pas ton domaine ? Loki, serait-ce parfaitement fantasque d'imaginer que tu aies pu tenir un rôle dans cette comédie que fut La Mort du Père-de-Tout ?"
Le regard de Tanagra passa de Torunn à Loki, et revint à Torunn.
« Voilà un secret que je tente de lui arracher depuis que le Borgne est tombé malade ! s'exclama-t-elle.
Loki alors, se rejeta tout entier contre le dossier de sa chaise dans un prodigieux étirement. Conscient des regards posés sur lui, il prit tout le temps nécessaire - et plus encore, pour se reverser une rasade de vin qu'il but, à nouveau, dans une agaçante lenteur.
« Un Magicien de révèle jamais ses secrets, disait un dicton de Midgard. Laissez au démon ses démoneries, Mesdames. Vous ne supporteriez pas qu'elles vous éclaboussent.
— Ce n'est pas oui, ce n'est pas non.
— Le Peut-être est des plus charmants, roucoula Loki.
Un nouvel éclat de rire retentit dans la maisonnée. Loki incarnait sans doute l'unique aspect que Torunn avait regretté au cours des années. Son effronterie, sa prétention l'avaient souvent divertie. Car tout n'était que non-dits. S'il avait empoisonné le vieillard, alors il préservait Tanagra de toute complicité et se faisait galant homme. S'il n'en était rien et bien... l'ombre du doute persisterait. Quoi qu'il en soit, Loki avait au moins une moitié de couronne de lauriers sur la tête. Qu'on fut réjoui ou accablé de la nouvelle, on lui prêtait un rôle de sauveur ou de menace. Tout était question de points de vue et ce qui importait à Loki fut que tous convergent sur lui.
« Qu'en est-il de ce royaume humain brodé sur les miettes de Midgard ?
— Heimdall règne en berger paresseux et trouillard sur un enclos de moutons qui le sont au moins autant.
— Permets-moi de simuler la surprise ! Heimdall ? Couard ?
— Aux premières années de son règne, il a envoyé toute une panoplie de soldats à mes trousses. Ces hommes étaient aussi patauds que grossiers. Mais au fil du temps, par lassitude de ces modestes escarmouches qui étaient autant de cailloux revenant sans cesse dans mes chaussures, j'ai convaincu l'un d'eux que mes intentions n'avaient rien d'hostile.
— La vile manipulatrice que voilà ! riait Tanagra. Qu'as-tu bien pu lui offrir pour le corrompre ? »
La question chiffonnait Torunn. Sa réponse se fit mesurée et prudente.
« Je crois que... que ces attaques répétitives auraient fini par avoir raison de ma vigilance. Ils auraient fini par m'avoir, à l'usure, à la fatigue, au désespoir. J'ai généreusement considéré que cet homme m'avait offert une vie en prenant mon parti. Alors je l'ai remboursé. Je lui en ai offert une autre. Celle d'un fils.
— Oh, que la vilaine a changé ! s'esclaffa Loki. Torunn ? Notre sainte vierge, laissée chaste, pure, immaculée et indifférente en dépit de toutes les orgies de Freyr ? Un amant ? Un enfant !
Torunn s'empourpra - ce qui ne fit qu'accroître l'hilarité de Loki et fronça durement les sourcils. Sa voix se fit plus froide, son cœur se serra jusqu'à être totalement clos.
« Lazare est un homme d'une grande naïveté. Il a accepté ce marché. Et j'ai porté un fils que les Nornes feront bientôt héros !
— Qu'il me tarde de le rencontrer », railla Loki pour qui les héros n'étaient pas tant une source d'intérêt que d'ennui.
Tanagra, elle, s'agaçait de ses moqueries d'autant plus qu'elles offensaient Torunn. Elle se pencha sur la table et pressa sa main tremblante de colère.
« Je suis heureuse pour toi, ma sœur. Ne te fallait-il pas un peu de cette naïveté pour adoucir le mal qui te rongeait ? Ne te manquait-il par l'amour d'un compagnon ou d'un enfant pour t'en garder ? »
Loki fit mine de se réveiller en sursaut. Les considérations sentimentales l'intéressaient nettement moins. S'agissant de Torunn, il en éprouvait même un certain malaise. Il se leva de table, déposa un baiser sur les lèvres retroussées de Tanagra et salua Torunn.
« Nous nous verrons demain, dit-il avant de s'éclipser.
Ni la Sorcière ni l'Elfe ne s'en étonnèrent. Loki n'était pas de leur nature, et tout espace clos finissait par lui évoquer une prison. Les yeux bas, Tanagra se redressa et commença à débarrasser la tablée. Elle rassemblait distraitement les écuelles, tout éteinte d'une manière aussi frappante que pouvait l'être une chandelle après avoir flamboyé par deux extrémités. Cela dit, un certain soulagement transparaissait de sa posture. Elle pouvait desserrer un déguisement et un masque qui l'étouffaient depuis quelques heures. Elle n'avait pas beaucoup mangé, pas beaucoup bu. Sa coupe trop nombreusement rempli dégoulinait.
« Quand vas-tu lui dire ? demanda doucement Torunn.
Tanagra haussa les épaules, avec une fausse indifférence et, aussi brutalement qu'un barrage cède au torrent, elle fondit en larmes, tout en silence.
« Torunn, je t'en supplie, ne lui dis rien. Il ne doit pas savoir. Il... Oh, tu sais comment il l'est, il empirerait tout.
— Ce... ce n'est pas son enfant que tu portes. C'est cela ? Oh, Tanagra, Loki ne t'en tiendrait pas rancune. Il ... Non, je ne crois pas qu'il t'en voudrait. Il n'est pas ainsi possessif, il ne s'offusquerait pas de te savoir...
- Ce n'est pas cela, Torunn. Je... C'est... »
Le cœur de Torunn manqua un battement. La détresse qui ruisselait sur les joues de l'Elfe, gorgée de khôl, de peur et de honte, elle l'avait déjà vue, dévalant les joues de sa pauvre Idunn. Tanagra tremblait de tout son corps. Elle frissonnait. Torunn la fit asseoir, la couvrit d'une peau étalée sur sa couche. Tanagra pleura de longues minutes contre son épaule. Et pendant ce temps, tout en Torunn se mit à bouillir.
« Torunn je... je n'ai rien pu faire. Il est venu jusqu'ici, j'étais toute seule et je n'ai pas pris garde...Je n'ai pas réussi à...
— Ce n'est pas ta faute, Tanagra. »
Tanagra chuchota quelque chose que le crépitement du feu couvrit. Une chose qu'elle craignait entendre ricocher sur les murs de sa cabane. Un nom.
« Baldr », articulèrent péniblement ses lèvres.
« Je t'en supplie Torunn, Loki ne doit rien savoir. Il irait aux devants de problèmes et je ne veux pas qu'il lui arrive d'autres malheurs. Son besoin de vengeance, c'est l'une des rares choses que je n'ai pas réussi à dompter.
— Je ne lui dirais rien si c'est ton souhait, je te le promets.
— Torunn, je... Pendant qu'il... Pendant que Baldr... Il a dit que... »
Qu'avait-il dit ? Il s'était présenté aux abords de la cabane, silencieux comme un chat, de l'amusement plein son sourire débordant de dents. Qu'avait-il dit ? Il avait posé son regard licencieux, avait insinué des obscénités prétentieuses. Il s'était approché, toujours sans bruit et son ombre s'était refermée sur Tanagra. Qu'avait-il dit à cet instant ? Il avait dit que les Sorcières avaient tort de se balader seules à l'écart de tout. Qu'elles se terraient comme des bêtes. Que les arbres étaient de forts mauvais amis, indifférents aux débâcles et aux cris. Il s'était demandé tout haut si les Elfes et les Vanes, couinaient de la même manière. Comme des souris.
Tanagra se recroquevilla avec violence. Espérait-elle étouffer le petit parasite qui grandissait dans son ventre ? Elle pleurait de douleur. Torunn l'imagina, épongeant elle-même le sang, se nettoyant seule de l'invisible crasse qu'elle percevait alors sur son corps tout entier. Elle s'empêcha de s'effondrer en imaginant ce souvenir, ce cauchemar, pourrissant à chaque seconde sans qu'elle pût le confier.
« C'est lui qui a fait du mal à Idunn. »
Et Torunn n’éprouva aucun soulagement de l’apprendre.
« Ton secret est le mien et, sur le nom d'Idunn, je jure ici et maintenant que plus jamais ce fils d'Odin ne blessera l'une d'entre nous. C'est pour lui que je suis venue et je ne partirai pas avant d'en être assurée. »
Tanagra lui offrit un sourire brisé, complètement noyé. Sa main, crispée, agrippait les replis de son ventre avec méchanceté. Si telle chose avait été possible, elle aurait arraché cette graine pourrie de sa chair.
« Que feras-tu de cet enfant lorsqu'il viendra au monde ?
— Il n'y aura pas d'enfant. Il ne restera aucune trace de ce démon qui me l’a imposé. Je ne m'abaisserais pas à lui donner une descendance, fût-elle bâtarde. Au moment propice, je me rendrais chez ma sœur. Gullveig connaît ces choses-là. »