« Qu’est-ce qui se passe ? demande Sage, sondant une quelconque blessure sur le vieil homme.
– Après votre départ, j’ai posé le tissu sur son visage, elle a arrêté de souffrir. Je pensais que tout allait bien, mais elle ne mangeait plus, n’avalait plus rien. Tout ce que je lui donnais, remontait… »
Sage le prend dans ses bras, tente de le réconforter, le calmer par petites caresses, puis sifflements harmonieux. Ses sanglots disparaissent, sa salive déborde, lui permet d’articuler à moindre effort.
« Elle est morte, pourquoi ? Pourquoi maintenant. On venait à peine de s’installer, quitter les forges. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?
– Rien, rien, murmure Sage. Ce n’est pas de votre faute.
– J’ai demandé partout de l’aide, mais je ne savais pas que vous étiez le seul médecin. Si j’avais su…
– Rien n’aurait changé, chasse-t-elle. Votre femme était aux portes de la mort. L’anesthésiant lui a permis de partir, sans douleur.
– Mais…
– N’abandonnez pas, interrompt Sage. Ne vous laissez pas envahir par des chimères. Vous n’êtes pas responsable de ses souffrances, ni de sa mort. »
Le silence éteint la tension. Après un court moment, le vieil homme sèche ses larmes sous le commandement de Sage, et la présence de Sesa. Alors que Meos, en retrait, exprime une fascination envers le parfum du sommeil funeste s’échappant de la bâtisse, que lui seul semble ressentir.
Les cloches du village déchire le silence, annoncent la fin du cycle. Des passants rentrant, ou quittant, leur habitat ne peuvent s’empêcher de ralentir à proximité pour lorgner, avant de se retrouver soudainement chassés par l’arrivée de deux gardes.
« Sage ! interpelle l’un d’entre eux. Suivez-nous !
– Elle est occupée, répond Sesa avec mécontentement
– Vous aussi Scribe Sesa, vous êtes attendu chez Monsieur Mer.
– Donnez-moi un moment, coupe Sage.
– Non ça va aller, assure le vieil homme. Merci. Votre présence est plus importante ailleurs. Je pourrais me relever. Regardez mes mains noircis par les forges ! Mon corps est plus résistant que vous ne l’imaginez, finit-il en forçant quelques rires, une tentative ratée d’éloigner l’inquiétude du visage de Sage qui lui tend une fiole.
– Tenez ! Un revigorant, et prenez soin de vous », dit-elle avant d’être escorté, avec de Meos, par les gardes en direction de la sortie latérale du village, tandis que Sesa suit le chemin principal pour atteindre le clocher.
Loin de l’axe principal, à travers les bâtisses éloignées du centre de la ville, sous le nez des quelques villageois admirant le Croc de leur fenêtre, les gardes les guident jusqu’à la porte latérale. Cette porte qui avait accueilli la dépouille de Meos, mais cette fois-ci, dénuée d’attentions. En dehors du village, au-delà de ses murs de fortunes, occultant l’horizon obscur, on peut observer se dessiner d’autres villes frontières. Leurs clochers, leurs voies qui les lient au Croc, ainsi que toutes les ombres qui y grouillent. Uniquement perceptible par quelque foulée, passé l’illusion optique d’une lumière éblouissante, on peut remarquer que la surface de la terre a été façonnée, bosselée, parsemée de petites et larges fosses. Un schéma stratégique pouvant facilement déstabiliser n’importe quel chariot ruant, ou créature imprudente. A vue, à pied, une tente similaire à celle des aventuriers est érigée, légèrement moins élevée, isolée à côté d’une pile de terre fraîchement retournée et un vétuste chariot drapé. Le garde pointe du doigt la tente à Sage, qui obéit, et s’y rend avec Meos.
Devant l’entrée, Sage constate que la pile est le produit d’une fosse commune dans laquelle reposent des corps embaumés. Le spectacle semble obséder Meos, le fige sur place, comme pris d’un soudain appétit.
« Entrez », annonce une voix énigmatique.
Sage accepte l’invitation, puis rentre dans la tente. Elle pose son sac au sol, et en observe les moindres recoins, éclairé par deux petits brasiers suspendues par des coupoles attachées au plafond.
L’intérieur insalubre est fourni en chaînes métalliques ternes, éparpillés d’outils multiples. Coupant, déchirant, accrochant, perçant, leur vocation initiale a été dépassée par leurs usages, et déformations. Nombreuses fioles vides, ou remplies de liquides translucides, parfois étiquetées, parfois tâchées de sang, sont empilées dans des caisses par-ci par-là. Au centre, une large table d’opération métallique doté de caniveaux jumeaux. Dessus gît deux corps, embaumés de tissu sombre, suintant un liquide cadavérique qui s’écoule vers le sol, formant de petites flaques éphémères, d’un rouge pustulant de bulles blanches. Une des caisses, éventrée, est rempli de plaquettes de métal aux gravures lyriques, ainsi que des dessins de scribes aux visages souriants. Reliques d’un futur perdu. Cet ancien hôpital nomade est devenu un lieu de dépeçage d’infectés, et autres créatures. Dans le seul but d’être abandonné à crépiter sous la lumière, par petits morceaux, au fond d’un trou. Une tombe, ici, loin du Croc, à la frontière.
« Comme promis. Deux corps. Vous comprenez la nature de cette situation. Pas. Un. Mot ! » précise une voix étouffée, la bouche, le nez et les oreilles masquées. Le corps enrobé d’un voile sombre, trahi par ses cheveux plaqués et son tient bronzé. Mer remet sa capuche, et quitte la tente pressement.
« Meos ! s’étonne-t-il, je ne sais pas si je dois être surpris, ou pas, de vous voir ici.
– C’est mon apprenti, répond Sage en tâtant les corps, avec suspicion.
– Peu importe, je vous laisse ! Dans l’attente de bonnes nouvelles.
– Attendez ! Où sont les têtes ?
– Les têtes ? Qu’est-ce que j’en sais ! la voix de Mer s’éloigne. Probablement croqué par une de ces bêtes ! Faites vos affaires ! »
Du bout des doigts, Sage déplie le haut de la toile sombre qui recouvre l’un des deux corps. Le cou est nettement sectionné, couverts d’une fraîche croûte endiguant le sang. Elle se précipite dehors, bouscule légèrement Meos au passage. Frénétiquement, elle retourne la fosse, fouille, mais ne trouve rien de semblable à une tête manquant.
L’odeur, alliée aux clapotis malaisants, percute ses sens. Elle secoue la tête pour chasser ses idées moralisatrices, afin de se concentrer sur ce que Mer lui demandait. Ce qu’elle aspirait. Trouver un remède à l’infection.
Elle sort de la fosse et conduit Meos dans la tente, pour lui enseigner ce qu’elle sait, lui montrer le prix à payer pour sauver des vies.
« Regardez bien ! Mes gestes. Les outils que je manie. Des occasions comme celle-ci, ne viennent jamais sans sacrifices. Qu’il soit physique, ou moral. Sage s’arrête dans sa lancée, récupère le tube et les aiguilles nettoyées par Gale, puis expose le bras de Meos. Je vais avoir besoin d’un peu de votre sang, et morceaux de peau pour mes expériences… Si vous vous sentez mal, on peut arrêter. »
Meos tend le bras, imperturbable. Sage l’imbibe de liquide, puis procède à l’incision. Le sang ne semble pas couler, elle retente à nouveau. Sceptique, elle place l’aiguille sous un fin rayon de lumière pour s’assurer qu’elle n’est pas obstruée. Elle retente une troisième fois, et ce fut la bonne. Le précieux liquide s’écoule dans le tube, rempli lentement une fiole, aux goutte-à-goutte.
Méticuleusement, elle retire le voile du premier corps. Une femme, de peau pâle. Sage pratique une incision, à l’aide de son couteau à dépecer, à partir du cou jusqu’au ventre, puis autour des côtes. Elle dévoile l’ingénieuse instrumentation charnelle du corps, tandis que le sang ruisselle aux abords de la table, un sang rouge, écarlate. Ses doutes re-surfacent sur son visage.
Elle continue ses explications en direction de Meos, puis en saisissant le bras du cobaye, explique la mécanique des muscles. La complexité de la main, sa précision, sa puissance. La noirceur de sa paume, probablement une personne qui travaillait dans les forges.
Elle procède sur les jambes, mélange ses pensées et paroles, bègue. Puis remonte jusqu’aux organes primaires, et arriver au début du conduit, le gosier. Son gosier, rempli d’une nourriture froide, pâteuse. Le regret et la honte brûlent ses cornées.
La réalisation d’être en train de découper la femme du vieil homme enflamme son cœur, mais elle se force à tuer ses émotions. Elle endigue ses larmes, constate que le flacon de Meos est à moitié rempli, et enchaîne sur le deuxième corps.
Un jeune homme, pâle. Il est estropié de l’épaule gauche. Une fraîche croûte, de ses propres soins. Un espoir de vivre refusé, une promesse qu’elle n’aura jamais à réaliser.
La contradiction de son existence implose, face à son aveu d’impuissance. Son désir de sauver, sans sacrifice, tout le monde, toute seule, a détruit ses limites morales. Elle cri de toutes ses forces, et pour autant serre les dents, pour que personne ne l’entende. Son dégoût envers Mer, ses méthodes, la détresse des aventuriers, infectés, rejetés par la lumière. Les commentaires des villageois, leurs visions obscurcies par la peur. Le destin décidé de deux pauvres ignorants, son ignorance, ses regrets. Elle les fait tous taire à jamais.
« Un remède ! C’est tout ce qu’il me faut. Juste un remède, pitié. Le reste suivra. Tout ira bien. », marmonne-t-elle. Son sourire torturé s’estompe sur son visage, laissant une fermeté inexpressive, obsédé, aliéné.
Elle reprend ses explications sur le corps, sous les yeux gourmands de Meos, dévorant tous les aspects de la scène.
Enfin, le flacon de sang est rempli, elle retire l’aiguille et commence ses expériences, sanguines, interdites, à l’abri du jugement de la lumière du Croc.