Sage quitte le fut hôpital nomade, théâtre de son opération sordide, son sac en bandoulière, vidé par les expériences. Le visage fatigué, les cheveux ébouriffés, des traces de sang séchés sont imprimées sur ses mèches rebelles. Dans chacune de ses mains, deux boules de tissu sombre, dégoulinantes, fumantes sous la lumière. Elle les jette dans la fosse sans égard, accompagné du bruit de chair qui s’écrase, suivi de crépitements. Meos la suit, tenant deux mêmes boules sanguines, l’imite.
Ils se dirigent ensemble en direction de la résidence de Mer, les mains ensanglantées, libérant des effluves rouges, le visage insouciant sous l’intrigue des passants. Sur les marches de la bâtisse, Sesa les observe de loin. À leur approche, elle s’adresse à Sage qui l’ignore, et poursuit afin d’être accueilli par Mer, qui tourne de la joie à la colère.
« Qu’est-ce que ! crie-t-il, assis à son illuminé bureau central. C’était trop difficile de vous nettoyer avant de venir ! Vous mettez du sang partout !
– De quoi avez-vous peur ? menace Sage en frappant la table de sa main, son empreinte sanglante éclabousse de peu Mer qui lève ses manches pour protéger son visage. Je pensais que tout sacrifice est acceptable, on n’a aucune raison d’avoir peur.
– Vous avez perdu la tête.
– Non mieux. Ce remède, je vais le trouver, envoyez-moi tous les corps que vous pouvez.
– Oh ! s’émerveille Mer, les yeux écarquillés, le sourire tranchant. Son maquillage craquelle sous les tiraillements de son visage. Je savais que vous l’aviez en vous, Apprenti Médecin Sage ! »
Sous les éclats festoyant de Mer, Sage quitte la bâtisse. Brusquement, quelqu’un l’agrippe provoquant un sursaut. Ce n’est que Sesa, inquiète, le regret endiguant ses paupières, qui lui tend une lettre.
« De la part d’Iro, pour Meos »
Sage arrache la lettre de ses mains, et continue sa route sans se retourner, avant d’être à nouveau arrêté par le vieil homme, maintenant souriant.
« Médecin Sage ! Merci ! le vieil homme épouse les mains ensanglantées de Sage avec les siennes. J’ai attendu, fais la ronde, et avec les cloches… J’avais peur de vous rater, avant de repartir au Croc. À vrai dire, sans elle, ce lieu n’a plus d’importance. Et le rêve que l’on chassait… n’existe plus. Sage essaye d’ouvrir la bouche, étranglé par la culpabilité. Ne dîtes rien. Je voulais juste vous dire, au revoir. Nous sommes tous les deux fatigués, et je dois me dépêcher d’attraper le prochain chariot, pour assister aux funérailles de ma femme, le vieil homme court à petite allure, comme un enfant qui refuse d’être vu entrain de pleurer. Il se retourne une dernière fois, et vocifère avec une énergie impressionnante. Mes mains sont loin d’être fatiguées ! Attendez-vous à recevoir mes plus belles pièces ! Votre rêve de sauver le plus de vies ! Je le forgerai ! »
De retour au point de départ, la bâtisse de Meos, Sage jette son sac par terre. Dans un dernier effort, elle tente d’ouvrir la lettre, mais ses doigts glissent, la froisse. Exténuée, elle jette la lettre sur la table. La pression de ses épaules se relâche, celle de ses paupières s’alourdit, tandis que Meos ferme les persiennes une par une, coupant la vue aux curieux.
Dans une semi-obscurité, Sage sanglote debout. Sur ses dernières forces, ses yeux fermés appellent au réconfort, incitent à la répétition d’un acte innocent. Meos l’enferme dans ses bras, son voile sombre se déforme, se mute à sa peau, la recouvre des pieds aux épaules. Une nuée de mains émerge, comme des araignées croulant sous la soie. De va-et-vient, le mouvement la réconforte, la berce. Sage perd connaissance, et le cocon se referme sur sa tête.
Tout va bien.
Une voix chimérique fait écho dans la pièce. Tantôt tendre. Tantôt mature. Réconfortante. Fusionnante. Métamorphosant, différente de celle de Meos, et pourtant si familière.
Devant la bâtisse, caché sous son voile sombre, un aventurier s’arrête, et tente de percer l’intérieur de son regard. Il trépigne de remords, avant de se crisper. Son ombre danse comme une flamme derrière l’éclat scintillant du Croc. Il sort un pendentif de sa main droite, puis ôte les bandages de sa main gauche. Sa paume rugueuse, aux ampoules joufflues, traits grossiers et fines coupures, se met à fumer, crépiter, prêt à accueillir une nouvelle scarification. Il y appuie le pendentif, le serre en son poing. La douleur lui apporte un calme, mêlé aux réminiscences d’une promesse perdue. Il reste là à attendre.
À l’extérieur du village, sous la lumière, les abats de chair s’enlacent. Tronc, bras, jambes, pieds, mains, au rythme des ébullitions, ils dansent tous dans le creux de la fosse de fortune. Un dernier bal de décapités. Un réconfort funeste retardant la solitude. On ne peut que les imaginer sourire, avant d’être oublié. Le rêve d’aventure d’un jeune homme. Le rêve oublié d’une vieille femme. L’un se termine, l’autre s’accomplit, et au loin… un autre naîtra… dans les flammes des forges.