Chapitre 24

Une gigantesque fête improvisée fut organisée dans la cour du château, tous les habitants de Coloratur étaient invités pour célébrer la fin de la guerre et de la tyrannie de Jahangir. Il y eut bien quelques larmes pour pleurer la disparition de Cosimo, mais le peuple a la mémoire courte et avait déjà oublié le règne de ce prince qu’il jugeait frivole. Le vent avait chassé les nuages et le ciel était à nouveau bleu sous un soleil chaleureux.

 

L’arbre de paix occupait une place majestueuse au centre de la cour, il avait diminué de volume et sa ramure s’étendait magnifiquement, les branches abritaient désormais des nuées d’oiseaux. Tout autour du château, les montagnes rouges étaient désormais couvertes de végétation luxuriante. Le palais avait retrouvé une atmosphère digne dans son écrin de nature.

 

De grandes planches avaient été posées sur des tonneaux et des rondins de bois, des guirlandes ornées de drapeaux multicolores et des branches de feuilles vertes mêlées de fleurs étaient accrochées sur la muraille. Depuis la ville les habitants apportaient la nourriture car il n’y avait plus rien au palais, que du vin. Des poulets et des agneaux rôtissaient sur des broches installées à même le sol, et les convives riaient et s’amusaient après les souffrances imposées par le despotisme de Jahangir.

 

Dans le hall du château, le prince Cosimo reposait dans un sarcophage peint. Il avait été revêtu de ses plus beaux atours, une riche chemise longue bleu nuit brodée d’or, fermée de haut en bas par des boutons précieux sur de magnifiques chausses étroites en satin cramoisi, et des souliers de cuir fin assortis. Ses cheveux noirs bouclés qui retombaient en cascade sur son front et sa peau dorée trahissaient encore son charme et sa présence. Le sarcophage serait fermé et brûlé après la fête, les cendres seraient éparpillées au vent, ne laissant plus aucune trace de son existence.

 

En l’absence du prince, retrouvant sa stature de roi, Matabesh faisait le tour de la cour, saluant le peuple, embrassant les enfants et prenant les mains des femmes qui pleuraient sur son passage pour les rassurer de leur délivrance totale.  

 

Rassemblés autour d’une même table, les amis festoyaient pour oublier les heures terribles qu’ils avaient vécues. Enfin ils osaient parler d’avenir. Esesmos les avait rejoint et participait activement à la conversation. Il avait pris goût à l’aventure, et surtout il ne quittait pas des yeux Zilia qui le fascinait depuis qu’il l’avait aperçue dans la cour. Sa fière allure de guerrière et son port de reine le rendaient fou, il n’avait jamais vu une telle créature. Zilia était flattée par cette admiration, mais elle était trop indépendante pour se laisser influencer par des regards alanguis et des beaux discours. Elle voulait rentrer chez elle au plus tôt, revoir sa mère et son pays, et continuer à découvrir le monde.

 

Assis l’un à côté de l’autre, Tizian et Girolam réfléchissaient ardemment, car ils ne pouvaient pas quitter Coloratur en laissant le château de Cosimo en ruines et la population orpheline. Il était impensable et même inacceptable d’abandonner le peuple après ce qu’il avait vécu et de partir au loin sans rebâtir ce qui avait été détruit. Pensifs et indécis, ils écoutaient Clotaire parler de son histoire et exposer ses idées pour aménager le palais et améliorer la ville d’une oreille distraite. Ils réalisèrent simultanément avec étonnement que le forgeron savait tout faire, tailler la pierre, travailler le fer et qu’il avait même des notions d’architecture, et ils eurent soudain la même idée. 

 

  • Clotaire, est-ce que tu n’aurais pas envie de rester à Coloratur pour mettre en oeuvre tes suggestions ? demanda Girolam
  • Que veux-tu dire, Girolam ? interrogea Clotaire, tu as raison de te moquer de moi, je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais en voyant ces ruines tristes, des images viennent dans ma tête, j’imagine comment on pourrait transformer ce qui a été si abîmé par la folie de Jahangir.
  • Détrompe-toi Clotaire, nous apprécions ta vision des choses, et nous voulions te proposer de devenir intendant du palais, et même premier ministre, et pourquoi pas prince de Coloratur !.
  • Quoi ? s’exclama le forgeron. Je ne puis être un usurpateur qui prendrait la place de Cosimo !
  • Tizian et moi voyons que tu as des idées pour réparer le palais et la ville. Que dirais-tu si nous te donnons la possibilité de les reconstruire à ta fantaisie ? et aussi de gouverner car Cosimo n’a pas de successeur et cette ville doit être dirigée.
  • C’est beaucoup trop d’honneur, Girolam, tu ne sais même pas de quoi je suis capable.
  • Je sais que tu es très courageux et talentueux. Nous t’avons vu à l’oeuvre depuis notre rencontre. Notre désir est de rentrer chez nous tout en assurant l’avenir de ce pays. Alors, qu’en dis-tu ?
  • C’est un défi qui me plait, je sens que je vais pouvoir m’exprimer comme je n’ai jamais pu le faire. Je crois que je devrais réfléchir avant de répondre, mais après toutes les aventures que nous avons vécues, je me sens plus habile que jamais, alors je dis oui.
  • Eh bien l’affaire est faite ! s’écria Girolam en levant son verre vers Clotaire. Notre avenir à tous est tracé !
  • Buvons à cette merveilleuse opportunité qui m’est offerte, répondit Clotaire sous le coup d’une émotion intense et dont le visage était aussi rouge que les flammes des rôtissoires.

 

La fête se poursuivit avec la nuit tombée. La guiterne d’Olidon qui était restée dans la bergerie lors de la fuite, avait été remplacée par un luth en bois précieux, trouvé dans le palais de Cosimo. Le troubadour se mit à jouer et à chanter, vite rejoint par Rose. Tous deux semblaient si à l’unisson que leurs voix ne faisaient plus qu’une et tous les auditeurs étaient happés par l’émotion. Quand ils eurent fini de chanter, des musiciens de Coloratur prirent le relais avec des violes, des flûtes et des tambourins, et l’on dansa dans la cour du château jusqu’à l’aube. 

 

Tous les compagnons étaient encore sous le coup de la trahison et de la disparition brutale de Désie. Le coup de théâtre orchestré par Jahangir les avait ébranlés, ils réalisaient qu’ils avaient trop facilement accordé leur confiance à la petite bonne femme boudeuse, ils n’avaient pas été suffisamment circonspects ni critiques. Zeman les avait pourtant alertés dès le début de sa défiance vis à vis de Désie mais personne ne l’avait écouté.

 

Les compagnons ressentaient la tristesse du grand vide laissé par Zeman. Son souvenir hantait leurs pensées, ils avaient tant vécu de choses ensemble, et le guérisseur avait été un ami fidèle, il avait sauvé leurs vies et guéri leurs blessures de nombreuses fois. Il n’avait jamais ménagé sa peine, et si parfois il avait montré un caractère ombrageux, il avait toujours été à sa place dans leur groupe.

 

Tizian était conscient qu’il avait désormais une dette envers Zeman, il devait vivre à tout prix pour honorer son sacrifice et continuer à défendre leurs valeurs. Un peu avant le petit matin, il descendit sur une plage au delà de la baie de Coloratur. Il s’approcha du bord de l’eau, où l’écume des vagues venait mourir à ses pieds. Il méditait depuis quelques instants sous le clair de lune, quand il vit venir vers lui Lamar dans son char.

 

  • Hola Tizian ! je sais que tu as réussi ! tu sais tenir tes promesses. J’ai pu pénétrer dans le port de Coloratur pour constater la débâcle de Jahangir !
  • Merci, roi Lamar, oui c’est la fin de notre aventure. Ca se termine bien, Jahangir n’est plus rien, il s’est enfui, le monde est débarrassé de lui. Nous avons perdu des amis, mais notre but est atteint.
  • Est-on jamais débarrassé d’un monstre pareil ? questionna Lamar.
  • Je l’espère, répondit Tizian.
  • Tu vas repartir ? demanda Lamar
  • Oui, nous n’avons plus rien à faire ici, le peuple de Cosimo va panser ses blessures puis reconstruire sa ville et son pays, Jahangir a fait tant de mal !
  • As-tu un bateau pour traverser la mer ?
  • Non, mais je peux revenir avec Matabesh, il a une flotte.
  • Reviens ici demain soir avec tes amis et j’aurai l’honneur de vous ramener tous sur mes chars.
  • Merci, ô Lamar !
  • C’est bien peu de choses en comparaison de ce que tu as fait, de ton courage et de ta détermination.
  • C’est entendu, demain soir nous serons là.

 

Sentant une présence derrière lui, Tizian se retourna et vit surgir de l’ombre Esesmos qui s’approcha à son tour du bord de l’eau.

 

  • Contenant de te revoir Esesmos, dit Lamar.
  • Moi aussi Lamar, répondit le jeune homme, je n’ai pas eu l’occasion de te remercier mais grâce à toi, nous avons pu aller jusqu’au bout et défaire les armées de Jahangir.
  • Je me suis vengé de lui moi aussi, tout est bien qui finit bien, Jahangir est exterminé, il a cessé d’importuner l’océan avec ses expérimentations lamentables et sa folie destructrice, poursuivit Lamar. Et puis notre petite escapade à Tacomir a été une cure de jouvence pour moi ! Percer les coques de bois avec mon trident et me faufiler entre les épaves, ce fut un divertissement sans pareil !

 

Tizian regardait Lamar échanger avec Esesmos comme s’ils étaient de vieux amis, il en éprouva une estime toute nouvelle pour le jeune homme qu’il considérait jusqu’à présent comme le protégé de Matabesh, un neveu gâté sans personnalité à la laideur repoussante. Avoir gagné la confiance de Lamar était la preuve que Esesmos était un chevalier valeureux.

 

  • Je partirai avec toi demain Lamar, si tu veux bien, dit Esesmos.

 

Lamar hocha la tête en signe d’acquiescement et lança ses dauphins sur les flots, Son char léger disparut dans un nuage d’écume. Tizian et Esesmos remontèrent vers le château à pas lents et croisèrent Girolam qui descendait vers la plage à son tour.

 

  • Nous voici à nouveau réunis tous les deux, mon frère, dit Tizian, nous avons fait beaucoup de chemin depuis notre alliance.
  • Oui, et plus rien ne nous séparera désormais. Rentrons chez nous, notre pays nous attend, répondit Girolam.
  • Esesmos et moi-même venons de rencontrer Lamar, il nous ramènera sur son char dès demain, ajouta Tizian. Esesmos et Lamar ont accompli de hauts faits ensemble, ils auront eux aussi bien des choses à nous raconter.
  • J’avoue que j’ai hâte de partir et de retrouver ma ville et mes amis, une vie normale, répondit Girolam.
  • Nous avons tant appris, et rencontré tant de gens sur notre route, nous nous ennuierons peut-être dit Tizian.
  • Peut-être, mais notre place n’est pas ici.
  • Je me joindrai à vous, ajouta Esesmos, j’ai envie de voir du pays avant de rentrer à Vallindras

 

Girolam renonça à descendre jusqu’à la grève et tous trois remontèrent lentement le chemin jusqu’au château. Ils rirent en voyant le roi Matabesh danser au milieu des villageoises. Rose s’approcha de Tizian et passa son bras sous celui de son prince. Ils se regardaient en souriant, ils n’avaient pas besoin de se parler pour savoir qu’ils ne se quitteraient plus. Ombeline regarda Girolam, il n’y avait aucune doute pour elle, la longue aventure avait scellé leurs destinées mais Girolam semblait perdu dans ses rêveries et il ne disait rien. Cléomène et Olidon bavardaient sans conviction, leurs cerveaux étaient embrumés et leurs idées floues. Ayant reçu l’héritage de Zeman, Olidon se devait d’aller dans la petite boutique de Skajja, mais il rêvait de repartir sur les routes avec son nouveau luth et Fleur de Coton. Cléomène suggérait à Olidon de rester avec elle à Coloratur et d’ouvrir une école de musique. Elle adorerait apprendre à jouer du luth ou de la flûte ou de n’importe quel instrument, pourvu que ce soit avec Olidon. Olidon, flatté par cette proposition inattendue réfléchit pendant moins d’une seconde et refusa, il ne pouvait pas trahir Zeman et il s’était toujours promis de progresser en sorcellerie (en l’occurrence ce serait en herboristerie et soins !).

 

Quand Rose sut que Clotaire ne repartirait pas avec eux, elle vint le trouver pour lui laisser quelques graines de l’arbre de paix. Le géant sacré de la cour pourrait certainement en donner rapidement de nouvelles, mais les graines de l’arbre mort originel étaient symboliques de leur long voyage ensemble, et elle voulait qu’il y ait toujours ce lien entre eux. Clotaire prit les graines et les mit soigneusement dans sa poche. Puis il serra fort les mains de Rose, et ce geste d’amitié représenta une fin et un commencement pour chacun d’eux, ils furent soudain bouleversés par l’émotion.

 

Le jour se levait doucement et tous partirent se reposer, toutes les  chambres du palais de Cosimo étaient disponibles. Peu après, le château se vida de ses invités et les habitants de Coloratur regagnèrent leurs logis.

 

Quand la communauté se réveilla dans l’après-midi, ils décidèrent de se promener dans la ville avec Matabesh et ses généraux. Avant de sortir, Le roi expliqua avec emphase la stratégie de ses attaques et montra les lieux où ils avaient combattu sur une carte qu’il avait dessinée et annotée au fur et à mesure des conquêtes. Il éluda habilement quelques épisodes peu glorieux et aborda très succinctement l’anéantissement de Tacomir, dont il ne savait presque rien. En l’écoutant, Esesmos avait un petit sourire qui en disait long.

 

Puis ils descendirent en ville. Sur les champs de bataille, les nombreux cadavres étaient entassés pour être enterrés par des volontaires, les blessés étaient soignés et les soldats des armées de Matabesh avaient investi les tentes des vaincus, n’en ayant plus eux-mêmes depuis l’attaque des titans. Il régnait une cacophonie et un désordre indescriptible dans le camp militaire, mais Matabesh semblait parfaitement à l’aise au milieu de ses hommes. Tizian et Girolam savaient qu’Esesmos leur raconterait plus tard le déroulement réel des batailles, ils n’étaient pas impatients de connaître le détail des massacres et surtout ils voulaient conserver de bonnes relations avec le roi de Vallindras.

 

  • Nous allons réparer nos bateaux et repartir très vite, dit Matabesh, nous ne craignons plus d’invasion intempestive désormais, ni la flotte de Jahangir. Et nos soldats ont envie de rentrer chez eux après tout ce temps pour retrouver leurs familles. J’ai envie moi aussi de revoir mon pays de Vallindras.
  • Nous sommes également impatients de retourner chez nous, Matabesh, nous allons repartir très vite, répondit Tizian, en fait dès ce soir.
  • Avez-vous un bateau ? demanda Matabesh. Et il est déjà prêt ?
  • Oui, dit Tizian.
  • Alors c’est parfait. On se retrouvera sur l’autre rive, répondit Matabesh en éclatant d’un bon gros rire joyeux.
  • Je partirai avec eux, mon oncle, dit soudain Esesmos, je retournerai à Vallindras plus tard.
  • Oh oh !!! que vais-je dire à ta mère ? répondit Matabesh, elle va terriblement s’inquiéter !
  • Ce que tu voudras, dit Esesmos avec un sourire désarmant.

 

Tizian et ses amis firent leurs adieux, quittèrent le camp militaire, Matabesh, ses généraux et ses armées pour remonter vers le palais et préparer leur départ. Esesmos leur fit un signe de connivence, leur indiquant qu’il les rejoindrait pour le départ avec Lamar. Clotaire le nouvel intendant les attendait dans la cour, et s’apprêtait à entrer dans ses nouvelles fonctions. Il offrit à Cléomène une petite maison en dehors du palais pour ouvrir son école de musique, elle pourrait bien évidemment venir au château aussi souvent qu’elle le voudrait.

 

Il donna un merveilleux cheval de l’écurie de Cosimo à Tizian, qui s’appelait Timophane. Clotaire se rappelait la mort tragique de Borée, et il avait aussitôt pensé à offrir ce cheval exceptionnel à son ami pour remplacer celui qu’il avait perdu.

 

D’abord réticent car il ne se jugeait pas digne de recevoir un cadeau si somptueux, Tizian finit par accepter devant l’insistance de Clotaire parce qu’il ne voulait pas le fâcher. Il était bouleversé de posséder à nouveau un coursier et caressait son encolure avec émotion. Il pensait aux chevauchées qu’il ferait avec cet animal, tout ce qu’ils pourraient partager, les courses en forêt, les longues balades par tous les temps, les découvertes aux tournants des chemins et il s’en réjouissait à l’avance. Le souvenir de Borée lui revenait tandis qu’il admirait Timophane, et il sut que même s’il n’oublierait jamais son cheval tragiquement disparu, son nouveau destrier saurait trouver sa place dans son coeur.

 

Ils rassemblèrent leurs affaires et quand la nuit fut tombée, les compagnons prirent le chemin de la plage avec leurs montures, Esesmos les rejoignit sur son cheval Artémisia. En descendant vers la grève, ils virent que Lamar était déjà là, avec deux autres chars marins.

 

Les adieux furent difficiles, Clotaire et Cléomène restèrent sur le sable, Tizian, Rose, Girolam, Ombeline, Olidon, Zilia et Esesmos embarquèrent sur les chars de Lamar avec leurs chevaux et leurs bagages. Il valait mieux faire vite pour éviter les larmes et la tristesse, aussi Lamar qui n’était pas nostalgique écourta la scène. Il lança les dauphins et les chars s’ébranlèrent, tandis que les mains s’agitaient de part et d’autre. Quelques instants plus tard, les chars filaient à vive allure sur les flots et les petites silhouettes restées sur la plage s’amenuisèrent et finirent par disparaître.

 

Ils longèrent d’abord la côte où se trouvait le port de Tacomir avec sa porte rocheuse à moitié écroulée sous la force de l’incendie et des vents. Elle apparaissait noircie sous les éclats d’argent de la lune, comme une vision romantique d’un monde à jamais disparu. Lamar et Esesmos en profitèrent pour raconter la nuit de leur attaque à Tizian et Girolam et montrer la crique où Esesmos avait fait un plongeon insensé.

 

Puis les conques traversèrent l’océan et passèrent à faible distance de l’ancienne presqu’île où le volcan avait explosé, il ne restait rien qu’une sorte de monticule boursouflé qui émergeait des eaux, à peine visible sous les rayons de lune. Ils virent au lever du jour les ruines de Der-Sheppah couvertes des débris du raz de marée et les hautes falaises plus au sud,  contournèrent Athaba et suivirent la côte jusqu’à Astarax qu’ils dépassèrent sans s’y arrêter.

 

Dans la matinée, Lamar les déposa à l’embouchure du fleuve qui descendait vers la mer, depuis le lac où se trouvait la ville de Girolam. Symboliquement, le roi de la mer offrit un nouveau coquillage magique à Tizian pour remplacer celui qui avait été brisé. Lamar avait également une conque enchantée pour Girolam et une pour Zilia. Celle de Zilia était merveilleuse, avec des épines spiralées et dentelées et garnie de perles, Zilia fut touchée par la magnificence du cadeau. Lamar avait toujours admiré la princesse des ténèbres, si indépendante et si fière. En échange elle lui remit sur sa demande l’une de ses flèches hérissée d’une plume. Esesmos de son côté caressait son propre coquillage caché sous son habit avec un sourire amusé.

 

  • Nous nous reverrons, dit Lamar, venez faire un tour en mer avec moi un de ces jours, j’aurai du plaisir à vous faire visiter des lieux étonnants, des criques et des places merveilleuses. Et peut-être vous montrerais-je quelques fonds marins ...

 

Sur ces paroles, Lamar lâcha ses dauphins et quelques seconde plus tard il avait disparu au loin dans un nuage d’écume.

 

Ne perdant pas de temps, la  petite communauté, désormais réduite, reprit la route pour la dernière étape du voyage de retour. Tizian chevauchait avec fierté Timophane en  tête aux côtés de Rose, et ils se regardaient sans cesse sans croire qu’ils allaient enfin revoir leur pays. Girolam et Ombeline trottaient sur leurs montures derrière eux sans rien se dire, comme si toute parole prononcée aurait été douloureuse. A l’arrière, Zilia suivait sur Breva et Esesmos sur Artémisia, ils n’arrêtaient pas de bavarder, leurs forts tempéraments avaient besoin de s’exprimer et ils étaient si peu discrets que tous profitaient de leur conversation. Olidon fermait la marche sur Fleur de Coton. Il s’était désormais fait à l’idée de reprendre l’apothicairerie de Zeman, il avait hâte d’arriver à Skajja pour découvrir les grimoires, les alambics et les cornues du guérisseur et apprendre à fabriquer de nouvelles potions avec toutes les herbes qu’il avait accumulées dans ses sacs. C’est pourquoi il avait la ferme intention d’abréger l’étape à Phaïssans, voire même de ne pas s’y arrêter. Zilia ne l’entendait pas de cette oreille et voulait absolument qu’Olidon fasse connaissance avec Roxelle.

 

  • Elle a un grand savoir, vous aurez beaucoup de choses à vous dire, j’en suis persuadée, tu es l’héritier de Zeman, disait-elle à Olidon pour le convaincre, mais en vain. Elle a un immense laboratoire où elle fabrique les potions les plus étonnantes !
  • Je suis pressé d’arriver chez moi, répondait le guérisseur, je n’ai jamais eu d’officine à moi, je dois me mettre à l’étude. Et j’ai l’intention d’ouvrir une école de médecine. Je serai un bon professeur, ayant été bien formé par Zeman. Et je ferai faire de la musique à mes élèves, la musique est essentielle pour élever l’âme.

 

Rose trouvait que Odilon avait beaucoup mûri depuis son terrible empoisonnement. Zeman lui avait donné ses secrets et ses clés, c’était un gage de confiance absolue. Elle en admirait encore davantage son ancien compagnon de route, lui qui au départ avait été une simple rencontre due au hasard et qui s’avérait aujourd’hui une présence essentielle.

 

Alors qu’ils remontaient le long des berges du fleuve, l’information du retour des princes les précédaient dans les villages, et de toutes les maisons sortaient les habitants qui regardaient passer la petite troupe de cavaliers. Ils agitaient les mains et criaient de joie. La nouvelle de la mort de Jahangir se répandait comme une traînée de poudre, cela voulait dire que les hommes partis à la guerre allaient bientôt revenir. Et puis les deux frères semblaient s’entendre désormais, le pays allait rester en paix, c’était tout ce qui comptait à leurs yeux.

 

S’arrêtant parfois dans une auberge pour faire boire les chevaux et leur donner du foin, ils bavardaient avec le tavernier et les habitués. Tous racontaient que Roxelle régnait sur Phaïssans, que Xénon était bien affaibli et fabriquait des bijoux. Heureusement, la reine était fort sage et le pays était bien gouverné.

 

Ils arrivèrent enfin au bord du lac où se trouvait la ville de Girolam. Elle n’était plus si belle qu’elle avait été, elle ne resplendissait plus comme avant. Les coupoles avaient terni, des murs s’étaient écroulés, elle ne brillait plus de mille feux dans la lumière du soleil, c’était pitié de voir au milieu des eaux ce joyau d’architecture si diminué alors que la cité avait été une merveille. Girolam en fut peiné, et se jura de redonner tout son éclat à la ville maintenant qu’il était revenu. Mais avant tout, sans même savoir pourquoi car cette idée était irrationnelle, il avait envie de revoir Maroussia, même s’il se doutait qu’après toutes ces années la belle jeune femme avait dû beaucoup changer. Elle s’était sûrement mariée avec un riche et beau prince et avait eu des enfants, quel âge avait-elle maintenant ? songeait-il avec amertume, lui était resté jeune pendant tout ce temps grâce à la pimpiostrelle. Ce sentiment obsessionnel le taraudait sans qu’il puisse se l’expliquer, toutes ses pensées se ramenaient à ce désir presque capricieux qu’il n’arrivait pas à faire taire.  

 

Ombeline l’observait du coin de l’oeil et voyait la tristesse envahir le prince poète. Girolam n’était plus le même homme, lui qui s’était battu comme un lion contre tant d’ennemis, qui avait parcouru le monde et avait défait Jahangir, ne semblait plus que l’ombre de lui-même. Il se courbait légèrement sur son cheval, rentrait les épaules comme un vaincu. Ombeline comprenait que la belle aventure était terminée, Girolam redevenait le prince qu’il avait été, et elle n’était qu’une simple servante, elle avait été bien folle de penser qu’il s’intéressait à elle. D’ailleurs il y avait bien longtemps qu’il ne la regardait plus. Il allait retrouver sa vie d’avant où elle n’avait pas de place. Blessée, elle décida de quitter la compagnie lorsqu’ils arriveraient au pied de la montagne pour aller au château de Xénon. Nul ne s’apercevrait de sa disparition. Elle irait chercher du travail dans une auberge, quelque part très loin où personne ne pourrait la retrouver. Elle aurait une nouvelle vie, mais cette fois elle ne se laisserait pas faire, elle saurait se défendre et se faire respecter par les clients et le tavernier. Elle se sentait déjà partie, enfouissant au plus profond de sa mémoire toutes les heures et les jours passés ensemble, de si bons moments qui ne reviendraient jamais.

 

Ils longèrent les berges du lac, passèrent devant le débarcadère et l’auberge au bord de l’eau, et se retrouvèrent au pied de la montagne. Tandis qu’ils démarraient l’ascension en descendant de leurs montures, personne ne fit attention à Ombeline qui resta un peu en arrière puis bifurqua au dernier moment sur la grand route et s’en fut seule vers la proche forêt, laissant ses amis sans même leur dire adieu, c’eût été trop douloureux. Dès qu’elle fut sous le couvert des arbres, elle enfourcha Bise et s’enfuit au galop, les yeux aveuglés par les larmes, ses cheveux détachés et son coeur meurtri à l’extrême.

 

Rose avait lancé son regard par dessus les arbres, jusqu’en haut de la montagne et regardait la magnificence des lieux qu’elle avait presque oubliée, le château dans son auréole de nuages, les montagnes couvertes de verts sapins et de forêts profondes, le lac derrière eux comme un miroir qui reflétait l’éclat du soleil qui commençait à décliner.

 

La petite troupe suivit le sentier qui grimpait jusqu’au château, Poil Noir sur leurs talons et Amédée dans des chemins de traverse. Revoyant les lieux de son enfance et tous les coins secrets d’où elle observait le monde, Zilia éprouvait un plaisir particulier à marcher sans se cacher. Elle promit à ses compagnons de leur faire visiter le palais des Ténèbres en passant sous la cascade ou en empruntant le monte-charge en bois. Lorsqu’ils arrivèrent à mi-hauteur de la pente, ils virent les habitants du palais qui étaient descendus pour les saluer sur le chemin et poussaient des cris de joie en les apercevant. Tout en haut, devant le pont levis Roxelle les attendait, majestueuse dans une robe de satin rouge, couverte de bijoux qui captaient les derniers rayons du soleil, sa couronne d’or et de pierreries artistement posée sur sa chevelure de jais émaillée de fils gris. 

 

Les yeux de la reine étincelèrent de fierté et de joie lorsqu’elle vit Zilia s’avancer vers elle, Eostrix sur son épaule. Sa fille était d’une beauté qui surpassait toutes les jeunes femmes qui existaient, elle avait une allure extraordinaire et était bien supérieure à toutes les princesses de sa connaissance. L’oiseau ne bougeait pas, il donnait des petits coups de becs affectueux dans le cou de la jeune femme, comme s’il était ému par la scène. Puis Roxelle vit à côté de Zilia un jeune homme inconnu très laid, aux boucles blondes et à la peau dorée, qui dévorait sa fille de ses yeux transparents et en conçut une jalousie féroce.

 

Quoi ! Ce jeune impudent était amoureux de sa merveilleuse fille ! Non, Zilia ne pourrait jamais s’éprendre d’un homme si vilain de traits. Allait-il la lui dérober alors qu’elle venait seulement de revenir ? Roxelle oubliait déjà qu’elle avait envoyé Zilia à la mort pour satisfaire sa haine de Xénon et des jumeaux, elle ne ressentait plus que le bonheur égoïste d’avoir retrouvé la belle jeune femme. Puis elle se raisonna, il fallait bien que Zilia vive sa vie. Qui était donc ce jeune homme si entreprenant ? Et les jumeaux ? comme ils se ressemblaient en fait tous les trois, Zilia et eux, déterminés, magnifiques et racés, ils étaient tous fille et fils de roi et de reines, encore plus beaux que dans son souvenir, la vie au grand air leur avait donné bonne mine, leurs corps étaient athlétiques, et ils n’avaient pas vieilli. Son regard se porta sur Rose et devina aussitôt le lien qui l’unissait à Tizian, leurs visages trahissaient leurs sentiments. Et enfin derrière eux elle vit Olidon, un peu bohème dans sa robe de coton avec ses cheveux bouclés,  des bagues aux doigts et un luth accroché dans le dos. Sûrement quelqu’un d’intéressant, il devait s’y connaître en magie. Mais son regard revint à Rose, elle n’était pas celle qu’elle paraissait sous son visage innocent, Roxelle sentait en elle une force inconnue qui imposait le respect, une force magique qui lui fit presque peur tant elle comprit qu’elle était indomptable, une force qui la dépassait sans doute.

 

Zilia regarda sa mère et éprouva à la fois de la peine car Roxelle avait vieilli, et aussi de la joie car elle semblait enfin apaisée. Toute trace de rancoeur avait disparu de son visage, seule demeurait une allure altière qui convenait à une reine et elle dominait son monde naturellement par sa présence, sans avoir besoin de faire preuve d’autorité. Zilia était plutôt fière de cette nouvelle posture qui signifiait que Roxelle s’était enfin libérée de ses vieux démons. La mère et la fille s’étreignirent, puis Zilia s’écarta pour présenter à Roxelle ses compagnons de route. Cherchant des yeux Ombeline, elle ne la vit pas et pensa que son amie était restée en arrière sur le chemin.

 

Après les salutations d’usage, tous entrèrent dans la cour du château pour aller rendre visite à Xénon, Poil Noir bondissait autour d’eux, reconnaissant les lieux. Des palefreniers vinrent chercher les chevaux pour les soigner et les nourrir, tandis que perché plus haut sur un rocher en surplomb et se confondant presque avec la pierre grise, Amédée ne perdait rien de la scène.

 

Le roi était alité, quasi mourant depuis des semaines. Roxelle avait essayé tous ses remèdes pour le soigner, mais rien ne pouvait le sortir de sa léthargie, pas même la perspective de fabriquer de nouveaux bijoux. Il avait terriblement vieilli et maigri, n’était plus que l’ombre de lui-même et avait presque perdu tous ses cheveux. C’était le remords qui le tuait, il n’arrivait pas à accepter la mort de ses fils et la pensée de sa propre mort qu’il sentait venir promptement achevait de détruire ses dernières forces.

 

Ils suivirent Roxelle qui les précéda le long des couloirs dans le palais jusqu’à la chambre de son époux. Les yeux de Tizian, Girolam et Rose regardaient sans surprise ces lieux qu’ils connaissaient par coeur et qui avaient peu changé depuis leur départ. Tous les trois pénétrèrent les uns derrière les autres après la reine dans la pièce confinée, Rose et Olidon se promenèrent dans les couloirs. La lumière était réduite à une simple lanterne, et la chambre était plongée dans l’obscurité. Sur l’oreiller la tête de Xénon reposait, coiffée d’un bonnet blanc pointu. Moorcroft était à ses côtés assis sur un siège en bois, il veillait le malade, son chat couché sur ses genoux, caressant d’une main nonchalante l’animal roulé en boule.

 

Moorcroft faillit s’étrangler de surprise lorsqu’il vit entrer derrière Roxelle Zilia, Tizian et Girolam, il crut pendant quelques instants vivre un cauchemar éveillé, ce n’était pas possible, toutes ces créatures n’étaient que des apparitions et il avait la fièvre. Rotrude avait-elle donc menti ? Elle avait juré qu’ils étaient morts ! C’était pure diablerie ! Quand il les entendit parler, il comprit que tout était réel, il se leva brusquement et fit tomber par inadvertance son chat par terre. Demoninus lui cracha aussitôt dessus et s’éloigna avec mépris. Il ne semblait plus être que l’ombre de lui-même, maigre et déplumé, il ne ressemblait plus au gros chat qu’il avait été. Sans doute, la fin de Jahangir lui avait été fatale à lui aussi. Moorcroft recula dans l’ombre de la chambre jusqu’à devenir invisible, si mortifié de revoir les princes et la princesse qu’ils croyaient disparus à jamais qu’il n’avait plus qu’un souhait, devenir totalement transparent. Quand il réalisa que personne ne le regardait car tous les yeux étaient fixés sur le roi, il s’éclipsa discrètement de la chambre et alla s’enfermer dans la sienne, avec l’intention de n’en ressortir que quand tous ces intrus qu’il haïssait auraient quitté le château.

 

Xénon murmurait dans sa demi conscience et ouvrit les yeux quand Roxelle lui parla. Dès qu’il vit ses enfants, il eut un sursaut d’énergie, ce fut comme si un éclair de feu le traversait, il se redressa sur son oreiller et les regarda sans en croire ses yeux. Instantanément dans sa tête et son coeur malades sa méchanceté qui s’était peu à peu étiolée lui revint, et il éprouva une peur absurde et incommensurable à l’idée que ses fils soient revenus pour le remplacer. Il échafaudait déjà dans son esprit malade des scénarios de vengeance et d’élimination tous plus abominables les uns que les autres. Il était si perturbé qu’il n’arrivait plus à parler et balbutiait des phrases incompréhensibles. Sur un signe de Roxelle, ses enfants quittèrent la chambre pour qu’il se calme.

 

La reine avait aussitôt compris le dilemme qui secouait Xénon et qui attisait sa folie, elle le rassura avec des mots apaisants en lui faisant comprendre que personne d’autre qu’elle n’était intéressé par son trône. Xénon finit par s’écrouler sur son oreiller et retomber en léthargie, murmurant des mots inaudibles tandis que de la bave lui coulait entre les lèvres.

 

Roxelle rejoignit la petite compagnie dans le couloir et leur avoua qu’elle craignait pour la vie du roi. Emu par la situation et investi de son nouveau rôle de soigneur, Olidon proposa de lui donner quelques potions de guérison dont il disposait et la reine accepta. Il resterait plusieurs jours pour tenter de guérir Xénon, avant de partir pour le pays de Tchorodna.

 

  • Olidon a été formé au métier de soigneur par le grand Zeman qui habitait Skajja et qui nous a accompagné, expliqua Zilia à sa mère.
  • Zeman ? interrogea Roxelle avec admiration en se tournant vers Olidon, tu dois donc être un grand guérisseur car il n’enseignerait pas son savoir à n’importe qui. Mais où est-il donc ? il n’est pas avec vous tous ?
  • Hélas Zeman n’est plus, foudroyé par la magie de Jahangir, répondit Olidon. Mais il a fait de moi l’héritier de son art, j’ai encore du chemin à parcourir pour devenir peut-être un jour expert et maître comme il le fut.
  • C’est une bien  grande perte, soupira Roxelle qui au fond s’en moquait un peu car seule la guérison de Xénon lui importait. Olidon, je suis persuadée que ta route est tracée vers la réussite ! tu as pris le meilleur départ possible. 

 

Roxelle apprit avec déception que Zilia comptait l’accompagner dans le nord avec Esesmos, car elle aimait la liberté des voyages et ne se voyait plus vivre enfermée dans un château. Visiblement, Zilia se moquait éperdument de la laideur d’Esesmos, ce qui contraria Roxelle qui ne supportait que la beauté esthétique.

 

  • A peine arrivée, elle veut déjà repartir, pensa la reine en observant à nouveau sa fille qui se tenait fièrement debout au milieu de la salle au milieu de ses frères et de ses amis, elle a pris goût à l’aventure, hélas. Je vais la perdre à nouveau alors que nous avons tant à nous dire.
  • Et puis, poursuivait Zilia avec vivacité, nous avons quelque chose à récupérer sur la route, des plantes que nous avions laissé en prévision du futur. Je suis la seule à pouvoir les retrouver car Tizian et Girolam vont rester à Phaïssans. Olidon utilisera les graines pour faire pousser les fleurs dans son jardin.
  • Il doit s’agir de plantes très précieuses, répondit Roxelle rêveusement, non sans un certain mépris, pour que vous y alliez en délégation.
  • Mais non, dit Zilia qui ne voulait pas tout dévoiler à sa mère, la pimpiostrelle devrait rester une herbe secrète connue seulement des initiés de la communauté, qui incluait désormais Esesmos. 
  • Avant que vous ne vous sépariez et que chacun suive son chemin, nous allons organiser une fête en votre honneur ce soir, reprit Roxelle, Vous pourrez rester quelques jours au château pendant que Olidon administrera des soins à Xénon. Tizian et Girolam vous regagnerez ensuite vos terres. J’ai déjà envoyé mes conseillers prévenir les maisons alentour pour le banquet.
  • Allons dans nos chambres pour nous préparer, indiqua Tizian, Zilia verra où nous avons grandi, Rose connaît bien le château mais peut-être pas notre tour !
  • Cher Olidon, fit Roxelle en se tournant vers le guérisseur avec un sourire charmeur, je voudrais vous faire visiter mon laboratoire. Il a été construit à l’endroit où un vieux fou de généalogiste avait aménagé une bibliothèque secrète. Il y avait un dédale de couloirs et de miroirs sans tain qui lui permettaient d’espionner plusieurs pièces du château, dont la chambre du roi, pour on ne sait quels objectifs obscurs. Mais tout a brûlé, alors les secrets du vieil homme ont disparu et les salles sont apparues. Venez donc, que je vous dévoile quelques uns de mes secrets.

 

Olidon n’avait pas d’autre choix que de suivre la reine qui le guida vers la porte du laboratoire tandis que les autres se dirigeaient vers la tour. Rose admira la perspective de la fenêtre de la chambre de Tizian, mais elle avait envie de revoir sa mère et laissa les frères et la soeur évoquer leurs souvenirs d’enfance pour courir vers son ancienne habitation.

 

En voyant les minuscules chambres spartiates des jumeaux, Zilia comprit qu’elle avait été bêtement jalouse de Tizian et Girolam, ils avaient été élevés sans confort et sans affection, ils n’avaient pas connu leur mère et l’atmosphère du château avait toujours été glaciale. Même dans le palais des Ténèbres l’accueil était plus chaleureux et Zilia avait toujours été adorée par sa mère. Esesmos trouvait lui aussi que le palais de Phaïssans manquait de couleurs et de fantaisie, tout était triste et vieux dans ce château. S’il n’avait écouté que son coeur, il aurait proposé plein d’idées nouvelles et étonnantes pour égayer les murs de pierre et les couloirs sinistres, mais il préféra se taire et ne pas suggérer l’organisation de feux d’artifice dans la cour ni de faire venir des troubadours, des jongleurs et des cracheurs de feu, leurs fantaisies n’auraient probablement pas amusé les austères habitants de ce château d’un autre temps. 

 

Parcourant les couloirs dont elle n’avait pas oublié le moindre recoin, Poil Noir sur ses talons, Rose eut l’impression de redevenir une petite fille. Elle poussa avec vivacité la porte de son ancienne chambre et découvrit sa mère assise sur une chaise devant la fenêtre, en train de repriser de vieilles chemises à la lumière tombante du jour. Elle était devenue impotente car la chaise avait des roulettes et levant les yeux vers Rose, reconnut sa fille. Elle hocha la tête en signe de bienvenue et replongea les yeux vers son ouvrage. Les deux femmes restèrent quelques instants sans parler, puis Rose demanda des nouvelles, comprenant que malgré les années passées, sa mère l’aimait toujours aussi peu. La femme assise devant elle lui reprocha amèrement d’avoir disparu un beau jour sans l’avoir avertie, elle n’avait jamais su ce qui lui était arrivé et avait fini par penser qu’elle n’avait jamais eu de fille. Rose était généreuse et décida de ne pas en vouloir à la femme qui l’accueillait si froidement, elle voulait juste savoir si elle allait bien et si elle pouvait lui parler de son père. Sa mère lui avoua enfin que c’était un voyageur de passage au palais, dont elle n’avait jamais su le nom et qui l’avait séduite. C’était peut-être un hobereau du voisinage ou bien venu d’un pays lointain, elle n’en savait rien, était-ce un roi, était-ce un paysan ? nul ne le saurait jamais, mais quelle importance cela avait-il après tout ce temps ? Personne n’avait jamais voulu l’épouser après cette triste aventure, et elle n’avait eu ni mari ni famille ni bonheur. Rose était mortifiée par cette indifférence, elle comprenait que sa mère l’accusait de tous ses infortunes, et elle repartit le coeur triste après avoir dit adieu à cette femme qui n’éprouvait plus rien ni pour elle-même ni pour personne, et qui l’avait enfantée. Elle ne reviendrait plus jamais la voir, c’était trop douloureux de penser qu’elle n’avait jamais compté pas pour sa propre mère.

 

Retrouvant Zilia et ses frères dans les chambres de la tour, elle se précipita dans les bras de Tizian, recherchant auprès de lui l’affection que sa mère ne lui avait jamais témoignée. Comprenant sa détresse, Tizian embrassait ses cheveux et la serrait tout contre lui.

 

Plus tard ils descendirent pour le banquet. Croisant Roxelle et Olidon qui revenaient du laboratoire, ils suivirent la reine qui les emmena vers leurs chambres respectives, et leur fit visiter le cloître avant de passer dans la salle de réception. De nombreux convives étaient arrivés et avaient pris place autour de la grande table. Des musiciens jouaient des mélodies agréables et un jeune enfant habillé de blanc et de jaune bondissait et dansait au centre de la pièce, tel un lutin espiègle, et frappait son tambourin en suivant le rythme.

 

Se levant pour saluer la reine, les princes et leurs amis, les invités esquissait une révérence et soudain parmi les femmes qui se trouvaient là, Girolam reconnut Maroussia. Elle ne ressemblait plus à la merveilleuse jeune fille qui avait hanté ses souvenirs, c’était désormais une femme dans la force de l’âge. Elle avait beaucoup grossi, sans doute après avoir eu de nombreux enfants. Ses traits s’étaient épaissis et son corps était alourdi, elle avait perdu toute son élégance, son charme et son joli sourire d’autrefois avaient disparu. Son visage était d’une banalité effrayante et la coiffe sophistiquée qu’elle portait ne pouvait lui donner la grâce qui lui faisait défaut.

 

  • Comment peut-on changer à ce point, pensait Girolam avec déception, tandis qu’il entendit Maroussia éclater de rire à l’écoute d’une plaisanterie de son voisin, sans doute son mari, ou peut-être son amant.

 

Reconnaissant ce rire qui l’avait tant charmé jadis et qu’il trouva irritant, il comprit pourquoi ces éclats sans discrétion agaçaient Tizian, ses yeux croisèrent à cet instant ceux de son frère et tous deux se comprirent sans avoir besoin de se parler. Ce fut comme un coup de fouet qui réveilla Girolam, il reprit ses esprits, sortit de ses rêveries stériles et se retrouva assis à la table du banquet à côté de Roxelle et de Zilia sans tout à fait avoir réalisé comment il était arrivé là. Il regardait autour de lui et cherchait des yeux Ombeline, ressentant brusquement un besoin impérieux de la voir et de lui parler. Mais elle n’était pas là, et demeurait introuvable. Se penchant vers Zilia, il demanda à sa soeur où était Ombeline, mais Zilia ne savait rien. Girolam dut attendre la fin du repas pour s’approcher de Rose. Elle n’avait plus revu Ombeline depuis la montée vers le château, mais ne s’en était pas inquiétée. Personne n’avait prêté attention à l’absence de la jeune femme car ils s’étaient éparpillés dans différentes salles du château sans se préoccuper de l’endroit où se trouvaient les autres. Et maintenant ils se rendaient compte qu’aucun d’entre eux n’avait vu Ombeline depuis des heures.

 

  • Que lui est-il arrivé ? demanda Girolam, mortellement inquiet, s’est-elle fait attaquer ? pourquoi a-t-elle disparu ? où est-elle ?
  • Il n’y a aucun risque, le rassura Tizian qui comprenait l’angoisse soudaine de son frère, elle sait se défendre.

 

Ils se précipitèrent sur le parvis du château et Zilia envoya Eostrix en éclaireur tandis que le regard de Rose survolait les arbres et cherchait Ombeline de tous côtés, dans les plaines, dans les bois, sur les chemins et sur les routes. Et soudain elle la vit, recroquevillée au pied d’un arbre dans la forêt, enveloppée dans une couverture et regardant le ciel étoilé, son cheval broutait à ses pieds et un petit feu se mourait à côté d’elle. Des larmes coulaient dans discontinuer sur ses joues et ses yeux étaient rougis. Brusquement une boule de plume tombée du ciel s’abattit sur elle et lorsqu’elle reconnut Eostrix elle se mit à rire, mêlant hoquets de joie et de peine tandis qu’elle caressait les plumes de l’oiseau.

 

A cette nouvelle, Girolam qui avait fait chercher et seller Joran de toute urgence, sauta sur son cheval et partit comme une flèche, dévalant la pente avec une seule pensée en tête, retrouver Ombeline et se faire pardonner. Sans même faire attention aux dangers du sentier, il faisait voler son cheval sur les pierres qui roulaient autour de lui, Amédée le suivait en bondissant, sa gueule largement ouverte en un sourire amusé.

 

Arrivé en bas de la pente, Girolam accéléra encore l’allure et poursuivit sa chevauchée sur la route et à travers bois et champs comme un fou, sans prendre le temps de réfléchir. Eostrix le rejoignit bientôt pour le guider et le prince le suivit aveuglément jusqu’à l’endroit où se trouvait Ombeline. Elle l’entendit arriver de loin, car les sabots de Joran frappaient le sol en un galop nerveux et à cette heure, seul ce bruit troublait le silence nocturne. Lorsqu’il parvint à la clairière, Ombeline s’était levée, Girolam ralentit et sauta à bas du cheval. Il s’approcha de la jeune femme et mit un genou en terre en tendant la main vers elle.

 

  • Pourras-tu me pardonner ? dit-il

 

Sans parler elle hocha la tête et prit sa main pour l’aider à se relever. Il la prit dans ses bras et elle s’y réfugia comme un oiseau qui retrouve la chaleur du nid. Entre eux ils sentirent le museau humide d’Amédée qui venait réclamer une caresse, puis le loup s’écarta et se mit à hurler. Eostrix qui s’était perché sur un arbre lui répondit de sa voix rauque.

 

  • Je crois qu’on nous attend au château, reprit Girolam en riant, soulagé et heureux comme il ne l’avait jamais été.
  • Oui, allons-y, répondit Ombeline qui esquissa enfin un sourire et essuya ses yeux et ses joues.

 

Ils mirent quelques heures à regagner le château car ils n’étaient désormais plus pressés. Rose qui avait tout vu avait annoncé la bonne nouvelle à tout le monde. Ombeline et Girolam arrivèrent au petit matin et admirèrent le lever du soleil sur la vallée et le lac en montant au palais, avant d’aller se reposer.

 

Tandis qu’ils dormaient, Rose et Tizian rendirent visite à la tour qui abritait la bibliothèque du palais, où se trouvait le cartographe. Ils venaient donner à celui-ci des informations et des renseignements pour qu’il puisse compléter la carte du continent de Jahangir. Ensemble ils travaillèrent toute la matinée pour corriger les erreurs des vieilles cartes et dessiner de nouveaux planisphères avec toutes sortes de détails. Malgré toute leur bonne volonté, il était difficile d’expliquer leur téléportation depuis la forêt tropicale jusqu’à la vallée où ils avaient rencontré Cosimo. Esesmos les rejoignit pour détailler d’autres territoires qu’il avait traversé. Le cartographe s’efforçait de suivre leurs descriptions, mais le continent de Jahangir, ou plutôt Odysseus comme il s'appellerait désormais garderait encore bien des secrets.

 

Tandis que le cartographe écoutait les souvenirs de Tizian et d’Esesmos pour les transcrire sur la carte et s’ébouriffait les cheveux à chaque nouvelle révélation, gommant avec énergie les fautes lorsque l’un ou l’autre des jeunes hommes avouait s’être trompé, Rose grimpa à l’étage où Generibus avait autrefois habité et fait ses recherches généalogiques.

 

Seul le roi Xénon était parfois venu en ces lieux pour fouiller dans les bibliothèques lorsqu’il cherchait des informations qu’avait récoltées le vieux généalogiste. Depuis des lustres, personne n’avait touché à rien sur les étagères ni sur les tables et une couche de poussière épaisse recouvrait les masses de papiers et de livres. Rose ouvrit la croisée qui donnait sur un précipice et regarda par la fenêtre la perspective sur les montagnes et les vallées visibles depuis la tour. La falaise rocheuse tombait à pic jusqu’à un mince ruisseau qui coulait en bas et dont les reflets argentés étincelaient au soleil,

 

Generibus n’avait dû laisser dans la tour que des papiers sans importance. Sans réellement chercher quoi que ce soit, Rose se mit à regarder sur la table les rouleaux de papier et les vieux grimoires qui dormaient là depuis la mort du vieil homme. Les fragments de l’arbre généalogique qui avait presque entièrement brûlé avait été rassemblés et collés sur une feuille de papier vierge, pour tenter de reconstituer l’arbre originel. Le document se trouvait sur une pile de livres. La partie la plus importante de l’arbre avait été sauvée, les branches qui descendaient jusqu’à Tizian et Girolam. Une main avait dessiné une nouvelle branche, celle de Xénon sans doute, qui unissait Roxelle et le roi, et avait donné naissance à Zilia.

 

Rose déplaçait distraitement les feuillets sans leur accorder la moindre importance, perdue dans ses pensées, se remémorant le temps où Generibus l’avait prise sous son aile pour lui enseigner son savoir.  Soulevant un dernier papier, elle découvrit enfoui sans doute depuis des années sous la masse de pages manuscrites, caché ou oublié ? impossible de le savoir, un petit carnet en peau fermé par un lacet de cuir noué. Défaisant le noeud raidi par le temps, elle tourna les premières pages et reconnut l’écriture si caractéristique de son vieux maître. Elle se pencha pour lire les hiéroglyphes presque effacés qu’elle avait eu l’habitude de déchiffrer. La plupart des inscriptions était des notes sans intérêt, mais elle tomba sur une page dont la lecture attira son attention.

 

  • Voyons …. un frère cadet a usurpé l’identité de son aîné … les âges correspondent … et donc la branche de Xénon n’est pas apte à régner … mais il s’avère qu’un ascendant du père de Rose est un descendant de ce roi … qui fut envoyé en prison  dans une terre lointaine … et s’en échappa …

 

Rose écarquilla les yeux en lisant les gribouillis de Generibus.

 

  • De quoi parle-t-il ? le père de Rose ? était-ce de mon père dont il s’agit ? Generibus connaissait mon père, il ne m’en a jamais rien dit … ce sont des chimères ...

 

Plus loin elle lut encore : …. le sort d’invisibilité … il n’est pas éternel, on peut perdre la compétence …. si l’on tombe amoureux .. enfin je le crois. Je suis devenu incapable de lancer le sort … après avoir vu cette créature diabolique qui m’a ensorcelé … cette brune aux yeux de feu … Kaalasara … quand je prononce son nom j’en ai des frissons d’angoisse, depuis je n’ai jamais pu le réutiliser … j’en ai averti Rose, mais m’écoutera-t-elle ? …. elle ne m’écoute pas, elle n’en fait qu’à sa tête.

 

Rose souriait en lisant le charabia de son vieux maître, il avait toujours été dans l’erreur. Elle-même était amoureuse de Tizian et elle pouvait lancer le sort d’invisibilité quand elle le voulait. Ce devait être autre chose qui avait annihilé la capacité de Generibus, mais en même temps il n’était pas un grand magicien, toutes ses ruses avaient été éventées, et sa cachette secrète n’avait servi à rien. Dans l’une des dernières entrées de son vieux maître, elle vit qu’il avait écrit quelques notes au sujet de l’arbre de paix. Pensant au merveilleux pouvoir de cet arbre magique, elle laissa son esprit vagabonder par la fenêtre ouverte, et rebondir d’arbres en arbres jusqu’à la mer d’où ils étaient venus. Partout les villageois se réjouissaient de la réapparition des princes qui annonçait le retour des soldats et donc des hommes du pays. Il semblait même que quelques voiles étaient visibles au loin en regardant bien la mer du haut d’une tour. Rose pensait à Lamar qui les avait tant aidé et qui devait envoyer des souffles porteurs pour les navires qui rentraient au port. Toute cette aventure avait été extraordinaire, elle avait rencontré tant de gens et vu tant de lieux. Machinalement elle se pencha et caressa Poil Noir couché à ses pieds et qui dormait paisiblement, puis elle plongea la main dans sa poche et caressa quelques graines de l’arbre de paix qui ne la quittaient jamais.

 

  • Il me faut en planter un dans la cour du château, c’est indispensable, et partout où nous passerons. C’est un pouvoir merveilleux de répandre la paix.

 

Alors qu’accoudée à la fenêtre, elle rêvait à un avenir qui lui semblait radieux, elle n’entendit pas Tizian entrer dans la salle et s’approcher d’elle. Il l’entoura de ses deux bras et elle sentit la puissance de cet homme l’envelopper toute entière.

 

  • Nous avons vaincu Jahangir avec des armes qu’il ne connaissait pas, pensa-t-elle, c’était là notre force. Pauvre magicien solitaire dévoré par sa haine, il n’a pas compris combien nous étions supérieurs à lui, parce que nous étions amis et que nous nous sommes soutenus sans jamais faillir, quelles que soient les circonstances.

 

Avec un sourire, elle se tourna vers Tizian, si fort, si puissant, si sauvage et en même temps le meilleur des hommes, certainement le meilleur des pères et un jour le meilleur des rois.

 

  • Retournons au palais dit-il, nous en avons fini avec le cartographe, il est temps que je t’emmène voir mon château. Esesmos est déjà reparti retrouver Zilia et Olidon.
  • Je n’ai plus rien à faire ici, répondit Rose en reposant le petit carnet en cuir et en le cachant sous un fouillis de feuilles de papier froissées. Mais avant de refermer tout à fait le livre de mes souvenirs je voudrais aller déposer des fleurs sauvages sur la tombe de Generibus qui fut mon maître.

 

Lorsqu’ils furent descendus dans la cour, Rose resta quelques instants immobile en cherchant des yeux un endroit propice où planter un arbre de paix. Ayant trouvé le petit coin qu’elle voulait, elle fouilla dans sa poche où se trouvaient toujours les graines prêtes à être mises en terre et se courbant vers le sol enfonça un petit fruit dans la terre. Aussitôt un petit tronc émergea qui grandit et devint puissant, puis des branches poussèrent, s’étendirent au dessus de la cour et se couvrirent de feuilles. Le vent agitait doucement la frondaison magnifique qui frôlait le mur de la tour, apportant ombre et fraîcheur en ce endroit habituellement nu et sec. Les paysans et les soldats qui se trouvaient dans la cour criaient au miracle et venaient toucher l’arbre pour s’assurer qu’il était bien réel. Rose riait de leur surprise et expliquait que la paix règnerait désormais à Phaïssans, puis elle rejoignit Tizian qui l’attendait et la regardait étendre son pouvoir pacifique et ne pouvait que l’approuver.

 

  • J’ai accompli la promesse que je m’étais faite quand j’étais une petite fille, dit-elle.

 

Ils sortirent du château et allèrent cueillir des fleurs de montagne au milieu des rochers. La brise soufflait doucement sur le petit tertre où se trouvait la pierre tombale, oubliée au milieu des herbes hautes. Rose arracha quelques tiges qui masquaient l’inscription et posa au pied de la stèle le petit bouquet.

 

Tizian et Rose regagnaient le château quand ils entendirent un bruit d’ailes familier au-dessus de leur têtes, et levant les yeux ils virent passer au dessus du palais deux oiseaux dragons qui volaient majestueusement. 

 

  • D’où viennent-ils ? questionna Tizian, ce sont les oiseaux de Matabesh ! Ainsi il ne les a pas récupéré, se sont-ils enfuis ? ont-ils traversé l’océan sans lui ?
  • Ce sont bien les siens, répondit Rose qui suivait la progression des volatiles depuis la cime des arbres. Ils vont en direction de Vallindras.
  • Rejoindre les deux oiseaux dragons qui sont restés pour surveiller la pimpiostrelle ? demanda encore Tizian
  • C’est possible, je ne sais pas, dit Rose.
  • Nous aurons l’occasion de rencontrer Matabesh quand il sera de retour. Nous pourrons lui poser la question.

 

Au même moment, dans le palais, Olidon sortait en compagnie de Roxelle du laboratoire où il fabriquait des potions pour soigner Xénon. Il expliquait à la reine qu’il avait tout essayé mais qu’aucun remède connu ne guérissait le roi. Il n’avait plus d’espoir de le sauver, sauf peut-être en utilisant de la pimpiostrelle, mais il n’y en avait plus un atome, tout avait été utilisé et il fut obligé de parler de la plante magique à la reine.

 

Zilia qui les avait rejoints proposa alors d’aller chercher la pimpiostrelle qu’ils avaient cachée dans une cavité rocheuse, et tant pis s’il n’en restait plus assez pour en planter, ce serait peut-être suffisant pour soigner Xénon. Olidon l’arrêta de sa main et répondit qu’elle était très généreuse, mais qu’une noirceur rongeait le coeur de Xénon qu’aucune potion ne pourrait jamais guérir, pas même une préparation de pimpiostrelle. La course à la plante magique et miraculeuse était inutile, Xénon survivrait encore quelques temps puis s’éteindrait et avec lui la flamme infernale qu’il avait en lui qui était trop ancienne et trop ancrée pour être soignée.

 

Roxelle et Zilia écoutaient avec douleur et désespoir ce constat, que la reine avait déjà fait elle-même car malgré ses soins attentifs elle n’avait jamais pu améliorer l’état du roi.

 

  • D’où vient ce mal inguérissable ? demandait Roxelle en tordant ses mains.
  • Un homme qui a envoyé ses fils à la mort ne peut que se sentir coupable du pire des crimes. Ce sentiment l’a rongé depuis des années, et toutes ses tentatives pour l’oublier n’ont jamais pu effacer la tâche qui a grandi en lui, attisée par les mauvaises nouvelles et par son orgueil. Ce sont le remords et la peur de tout, sa propre lâcheté qui le tuent, Xénon ne pourra plus jamais se regarder dans un miroir tant il déteste son image et tout ce qu’il est, dit Olidon.
  • Mais je n’ai pas été meilleure que lui, avoua Roxelle en regardant Zilia droit dans les yeux, j’ai laissé partir Zilia pour m’assurer que ses frères étaient morts, elle aurait pu mourir elle aussi, elle n’avait pas de protection. Et je ne suis pas malade.
  • Il faut croire que tu as su mieux gérer ta culpabilité, répondit Zilia, et puis tu ne m’as pas envoyée pour mourir, tu voulais juste satisfaire ta curiosité et nourrir ta vengeance.
  • Ne suis-je pas tout aussi coupable que lui ? interrogea encore Roxelle sentant qu’un poids tombait soudain sur ses épaules.
  • Tu as un pays à gouverner, mère, tu ne peux faiblir, dit Zilia non sans une certaine dureté, c’est ce que tu as toujours désiré et maintenant tu l’as. Tu dois l’assumer.
  • Certes, fit Roxelle, mais c’était plus facile quand nous étions deux, même si Xénon ne fait plus rien depuis longtemps, il était cependant un soutien moral.
  • Il a commis bien des erreurs dans sa vie, et il a beaucoup de chance d’avoir eu des fils aussi exceptionnels, répliqua Zilia. Ils ont mené à bien la mission impossible qu’il leur avait confiée, et ils sont revenus vivants et riches d’une expérience que nul autre n’aurait été capable d’acquérir.
  • Si, toi, ma fille, tu les as accompagnés depuis le début, dit Roxelle.
  • Mais sans eux je n’aurais rien fait, je serais restée ici, entre le jour et les ténèbres à ne jamais savoir ce que serait ma vie. Grâce à eux, je suis devenue une autre personne, moi-même, et je leur en suis reconnaissante. Et ce sont mes frères. Moi qui était si seule, j’ai maintenant une famille, j’ai une histoire, et j’ai un avenir.  

 

Roxelle comprit en cet instant qu’il n’y avait plus rien à dire, Zilia avait conquis son indépendance et plus aucun lien ne la retiendrait. Elle tendit les mains vers celles de sa fille et l’attira contre elle. Cette aventure avait transformé tous les caractères de cette famille.

 

Olidon s’avança à son tour vers la reine.

 

  • Ô Reine Roxelle, dit-il, j’ai accompli mon devoir en tentant de soigner ton époux et n’ai pas réussi malgré mes efforts. Je souhaite désormais quitter ces lieux et rejoindre ma destination, ma nouvelle maison à Skajja, pour y exercer mon métier de guérisseur. Quand puis-je partir ? Je dois remplir la promesse que j’ai faite à un mort. Et pour moi c’est une question d’honneur.
  • Esesmos et moi viendrons avec toi, ajouta Zilia, nous partirons dès que tu seras prêt.
  • Je suis prêt, répondit Olidon.
  • Nous partirons demain, annonça Zilia, le temps de préparer nos sacs.
  • Oh, dit Roxelle dont le coeur était près de se briser.

 

Dès le lendemain matin, tous les invités quittèrent le palais. Tizian et Rose  partirent pour le château du prince suivis par Poil Noir. Girolam emmena Ombeline découvrir sa ville merveilleuse. Il savait qu’après tant d’années sans bouger il ne serait malheureusement plus possible de la déplacer, tous les rouages avaient dû rouiller et se gripper. Il avait hâte de réécrire des poèmes et de voir des pièces de théâtre, des tableaux, des tapisseries et toutes les beautés de l’art qui lui avaient tellement manqué. Il faudrait du temps aux deux frères pour reconstruire tout ce qui avait été laissé à l’abandon depuis des années, mais l’avenir était ouvert désormais, il n’y avait plus de risques et plus de guerres fratricides à craindre.

 

Zilia confia les chevaux à un palefrenier et descendit au Palais des Ténèbres avec Esesmos et Olidon par le monte-charge. Elle ne trouva pas la descente aussi amusante que dans son souvenir, sans doute que les aventures qu’elle avait vécues avaient changé son point de vue sur l’exotisme et l’insolite. Ils ne s’attardèrent pas dans le sombre palais et  sortirent des galeries obscures en passant sous la cascade. Le Palais n’était plus habité depuis le départ de Roxelle, tout était décrépi, poussiéreux et envahi de parasites.

 

  • Je m’en occuperai à mon retour, pensa Zilia en regagnant le château de Phaïssans par le monte-charge.

 

Devant le pont levis relevé, leurs chevaux les attendaient, chargés et prêts à partir. Zilia caressa Breva puis grimpa lestement sur son dos. Tout comme elle, Esesmos et Olidon enfourchèrent leurs montures et tous trois s’éloignèrent en direction du pays de Tchorodna, reprenant la vie de bohème qui leur plaisait tant.

 

Restée seule sur le parvis du château en haut de la montagne, Roxelle avait le coeur lourd. Elle avait aimé l’atmosphère pleine de vie du château rempli de monde, les fêtes familiales et l’énergie des compagnons qui avaient vaincu Jahangir. Elle vit s’approcher d’elle Moorcroft, si maigre, si tordu et si déglingué, son chat sur ses talons. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, son visage émacié et blanc, sa barbe blanche et éparse, ses yeux ternes enfoncés dans leurs orbites.

 

  • Il ne survivra pas à la mort de Xenon, pensa-t-elle, son pire ennemi était sa raison de vivre. Allons Moorcroft, dit-elle à voix haute, rentrons au château, il nous faut veiller sur le roi et gouverner notre pays.

 

Sans un mot, ayant constaté que les princes et Zilia étaient bien repartis, Moorcroft suivit en traînant sa jambe infirme la reine qui repassa le pont levis dans un froissement de soie. Demoninus fermait la marche avec une sorte de rictus sur sa face méchante. Il était si imbu de sa supériorité qu’il n’entendit pas approcher derrière lui une silhouette souple qui bondit sur son dos et planta ses griffes acérées dans sa nuque, le tuant sur le coup. Le cadavre décharné du chat félon tomba aussitôt en poussière qui fut éparpillée par la brise légère. Après son forfait, Amédée, car c’était lui, s’enfuit lestement à travers les rochers rejoindre Tizian, un sourire fendu sur sa gueule. 

 

Loin, bien loin de là, après avoir traversé les océans et les terres sur le dos de l’un des deux oiseaux dragons qu’il avait dérobé à Matabesh, Jahangir s’était réfugié sur le troisième continent inconnu, au delà des montagnes de Vallindras. Il n’était plus que l’ombre de lui-même après avoir repris forme humaine, il était devenu un gnome très laid, quasiment aveugle et sourd, assoiffé de haine et ne songeant plus qu’à une chose, préparer sa vengeance, renforcer ses pouvoirs, reconquérir tout ce qu’il avait perdu et redevenir ce qu’il n’avait jamais cessé d’être à ses yeux, le maître de l’univers.

 

 

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haroldthelord
Posté le 27/06/2021
Bye bye

C’est la fin de l’histoire et Jahangir pourrait revenir pour jouer d’autres mauvais tours dans un second tome, bien joué.
Mon conseil relis toute ton histoire, il y a des bons points comme ton titre je l'ai adoré, une bonne équipe les princes, les magiciens et la voleuse, une bonne progression mais la rythmique est mauvaise.
Belisade
Posté le 27/06/2021
Bonjour haroldthelord
Merci pour tes remarques tout au long de ta lecture.
J'espère m'être améliorée sur la rythmique pour une prochaine lecture, si toutefois tu veux connaître la suite des aventures de Jahangir.
Bye
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