Chapitre 24

Par !Brune!

— Où sont Milo et Leïla, doc ? demanda Owen, le regard fiévreux.

— Et le commandant ? Et les autres ? Où sont-ils ? signa Eyan tout aussi impatiente.

— Plus tard, murmura Marguerite, éludant avec précipitation les interrogations alarmées des enfants. Laissez-moi d’abord accueillir vos amis.

Sur l’invitation d’Estelas, Manyara engagea la tribu à emménager dans les maisons du village. Accoutumés à vivre sous les tentes, les Touaregs rechignèrent à s’installer à l’abri des murs, comparant, avec une ironie mâtinée de convoitise, leur style de vie au modèle sédentaire. Ils se gaussèrent ainsi des lits et des matelas épais, se moquèrent des âtres gigantesques, des tables et des chaises, des fauteuils, des sofas et de la panoplie d’objets que les gens d’autrefois utilisaient pour manger, stocker et présenter leur nourriture. Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient ce genre de choses ; parfois, sur les conseils de la médium, ils s’arrêtaient dans un de ces hameaux abandonnés afin d’y récupérer quelques trésors, une casserole, un livre ou une conserve périmée ! Néanmoins, jamais il ne leur serait venu à l’esprit d’investir, même pour quelques jours, les habitations tant ce qu’elles représentaient était à l’opposé de leur existence vagabonde.

Tandis que les nomades prenaient, à contrecœur, possession de leurs nouveaux domaines, Marguerite qui les avait invitées à partager son logis liait connaissance avec la chef berbère et la vieille guérisseuse. Owen et Eyan, pressentant qu’un malheur était arrivé, ne cessaient de poser des questions sur l’absence des autres explorateurs cependant que, profondément troublée, la docteure s’obstinait à garder le silence. Elle, naguère solide et déterminée, paraissait si fragile qu’Owen et la petite muette, impressionnés par sa métamorphose, n’eurent pas le cœur d’insister.

Sur sa demande, l’adolescent narra, entre deux quintes de toux, les différents épisodes qui avaient marqué leur voyage, n’oubliant pas de préciser comment Néty avait pris soin de lui. Alors qu’Estelas exprimait, avec chaleur, sa gratitude à l’aïeule, Owen, ne pouvant contenir plus longtemps son angoisse, déclara subitement :

— Je vous en prie, docteure… Dites-nous ce qu’il s’est passé, maintenant !

La grande femme, ébranlée par la détresse qui submergeait Owen, finit par obtempérer, les larmes aux yeux.

— Vous étiez partis depuis plusieurs semaines lorsqu’un groupe armé nous a attaqués.

— Comment est-ce arrivé ?

— Je ne sais pas exactement ; j’étais allée ramasser des herbes dans la prairie avec Mouche. Quand on est revenu…

Envahie par l’émotion, elle étouffa un gémissement dans le creux de sa paume avant de reprendre d’une voix brisée :

— Il ne restait que des cadavres.

— Leïla et Milo ? interrogea Owen, horrifié.

— Non, pas eux. Les guerriers les ont emmenés avec Kant.

— Où ? demanda Eyan en signant, ses deux mains rapprochées, doigts serrés, pointés vers le haut. Marguerite secoua la tête, désespérée :

— Je l’ignore, mais je sais que ces gens ne sont pas tombés sur nous par hasard. Ils ont appris que nous venions d’Entias et ils ont capturé les enfants pour qu’ils les conduisent au refuge. Je crois qu’ils font partie du clan qui rôdait près de la grotte.

— Comment le savez-vous ? intervint posément Manyara.

— Jean me l’a dit avant de s’éteindre.

— Charcot est mort ! s’exclama Owen, le souffle coupé.

— Oui, murmura Marguerite, accablée. Je l’ai enterré avec les autres, dans le petit cimetière, derrière la chapelle.

À l’inverse du prieuré des moines franciscains, l’église romane qui siégeait au centre du village n’avait résisté ni à l’abandon ni aux cataclysmes du Grand Effondrement. De ses murs à contreforts et de ses voûtes en berceau, il ne restait que quelques pans épars qui projetaient leur ombre déchiquetée sur la minuscule nécropole. Au pied des ruines, une douzaine de sépultures s’alignait derrière une large tablette d’argile sur laquelle Marguerite avait gravé le nom des disparus. Charcot reposait là, désormais, dans le giron protecteur du vieil édifice, entouré de ses hommes et du cher professeur Alberti. Le visage ruisselant de larmes, la jeune nomade demanda à Estelas de lui désigner la tombe du commandant, puis s’approchant, elle y déposa, d’un geste tragique et doux, le caillou immaculé qui ornait son orbite.

Après s’être recueillis sur la tombe de leurs compagnons, Owen et Eyan voulurent rendre un dernier hommage au lieutenant Carduz. Sous le feu mordant du soleil, ils ajoutèrent son patronyme à la liste de leurs défunts amis, creusant dans la glaise sèche, le nom de leur courageux sauveteur. Les poings serrés devant la funèbre plaque, Owen sentit soudain la rage lui dévorer les entrailles. Après avoir assassiné leurs camarades et volé leurs vivres, les Féroces marchaient maintenant sur Entias avec trois des leurs en otages. Les nerfs à vif, il pensa au chancelier et à la mission qu’il lui avait confiée ; s’il avait su quel fiasco elle deviendrait, le vieil homme l’aurait-il quand même exhorté à partir ?

— Il faut aller à leur recherche ! On peut pas laisser ces barbares continuer de massacrer tous ceux qui se trouvent sur leur route ! s’écria-t-il d’une voix encombrée par les mucosités qui perlaient, comme des giclées d’encre, au coin de ses lèvres.

— Owen, murmura Manyara en l’entraînant par la main. Viens ! Nous allons discuter.

Dans la cour de l’école où elle l’avait emmené, la jeune femme attendit patiemment qu’il recouvre son sang-froid avant de lui parler :

— Je comprends que tu veuilles sauver Milo et Leïla, mais tu dois rester lucide. Nous n’avons pas les moyens de nous opposer aux Féroces.

— Many, ils ont à peine dix jours d’avance ! Si on marche vite, on pourra les rattraper avant qu’ils atteignent la colonie !

— Et après ? Regarde-nous ! Nous ne sommes qu’une poignée de nomades affaiblis par la faim et la soif ! Nous ne pouvons pas les combattre !

— Alors ! Tu refuses de m’aider !

— Non, j’essaie simplement de te ramener à la raison. Ta colère est mauvaise conseillère, elle t’emmène sur une voie inutile et dangereuse, qui te détourne de ta véritable mission.

— Ma mission est de sauver mes amis, de sauver Entias !

— Non, ta mission est de trouver la source.

La réplique de Manyara laissa le jeune homme sans voix. Son amie envisageait-elle qu’il abandonne les siens au profit du peuple touareg ?

— Rassure-toi ! intervint la médium comme si elle lisait dans ses pensées. Je n’exigerai jamais un tel sacrifice. Je désire autant que toi triompher des barbares, cependant si nous lançons une attaque aujourd’hui les gens de ma tribu ne nous suivront pas.

— Pourquoi ? Tu es leur chef, après tout !

— Oui, mais je ne déciderais pas à leur place : c’est à eux de choisir leur destin.

— Que faire, alors ? demanda-t-il, avec agressivité.

— Si tu veux que mes hommes se battent à tes côtés, donne-leur une raison d’espérer, une terre à défendre ! Conduis-nous là où nous disposerons des ressources nécessaires pour reprendre des forces et nous nous organiserons afin de lutter efficacement contre les Féroces !

Owen observa la voyante dont le regard turquoise brillait avec exaltation. Au fond de lui, il savait que la proposition de Manyara était préférable à l’embuscade qu’il désirait mener, mais pouvait-il abandonner Leïla, Milo et la timide Kant aux mains de ces monstres ?

— Mes amis risquent leur vie à chaque instant !

— Non, les guerriers ont besoin d’eux, ils ne les tueront pas. En outre, je suis persuadée que tes compagnons sont rusés et qu’ils chercheront par tous les moyens à ralentir la marche. En se basant sur le temps que vous avez mis à venir jusqu’ici, on peut estimer que les Féroces n’atteindront pas la colonie avant plusieurs mois ! Ça nous laisse de la marge pour trouver une solution, tu ne crois pas ?

— À condition de savoir où est la source…

Le regard chargé de reproches que lui lança Manyara prit le garçon au dépourvu ; il ne pouvait décidément rien lui cacher…

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? demanda-t-elle soudain, avec tristesse. Je pensais que nous étions amis.

— Si j’ai gardé le silence, c’est parce que j’ai rien à offrir, Many ! T’as vu comme moi ! Il est impossible de franchir la zone sans succomber aux vapeurs.

— Mais l’eau est derrière, n’est-ce pas ?

— Oui, j’en suis certain.

— Alors nous trouverons un moyen de l’atteindre !

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