Nicoleï ouvrit les yeux. Le moindre de ses muscles était douloureux ; des courbatures lancinantes parcouraient son corps. Il se sentait lessivé, comme s’il avait couru des heures, et volé à travers une tempête. Ses plumes étaient ébouriffées : voler ainsi serait possible, mais lui couterait bien plus d’énergie.
Plus grave, il n’avait aucun souvenir des dernières heures.
Surtout, il était seul.
Nicoleï frissonna. Son estomac gargouilla. Il était seul, il avait faim, il avait froid. Il se releva, brossa son uniforme. À quelques pas, il discerna son sac, soupira de soulagement. À l’intérieur, il trouva une barre de céréales, l’engloutit avec plaisir. Quelques fruits secs complétèrent ce maigre repas ; déjà il se sentait mieux.
Il regarda autour de lui. La nuit était tombée, même si une lueur diffuse lui permettait de distinguer les contours. Il était tout près d’une masse sombre, qui s’agitait dans le vent. Une forêt. La forêt des Cargues, même, d’ailleurs. Ça, il s’en souvenait. Ils la survolaient quand il avait perdu le contrôle et… par Eraïm, il s’était même écrasé !
Et aucun signe des deux Messagers, ni du Veilleur.
Nicoleï massa ses tempes douloureuses. Chuter d’aussi haut et survivre, c’était impossible. Ou alors… un dernier souvenir remonta. Les Vents ! Il avait essayé d’amortir sa chute, et s’il était encore là pour en parler, c’est qu’il avait réussi. Il ne put s’empêcher de sourire. Quand Axel saurait ça !
Son sourire disparut aussi.
Axel.
C’était pour lui qu’ils étaient là. Qu’est-ce qui les avait empêchés de lui porter secours ? Combien de temps avaient-ils perdu ? Et si les ravisseurs d’Axel en avaient profité pour le déplacer ?
Nicoleï jura tout bas.
Essayer de retrouver les Messagers, de nuit, était trop compliqué. Et si eux le cherchaient, bouger ne ferait que leur compliquer la tâche.
Il ne pouvait qu’attendre, encore une fois. Quelle galère. Dire qu’il avait cru qu’obtenir la première Barrette serait l’étape la plus compliquée ! L’Impatience, bien nommée. Depuis qu’il l’avait, il avait l’impression de passer son temps à attendre.
Et il détestait ça.
Nicoleï soupira de nouveau, se résigna. Il s’approcha des arbres, trouva un chêne fourchu et s’y installa en attendant que le jour se lève.
*****
Trois silhouettes ailées survolaient la canopée. Le soleil était levé depuis peu ; ils profitaient de chaque minute depuis leur réveil inquiétant, où ils s’étaient retrouvé isolés les uns des autres. Grâce à leurs Compagnons et au lien qu’ils partageaient au travers du Wild, ils avaient pu se retrouver rapidement.
Un soulagement provisoire, qui avait soulevé une autre inquiétude : où était Nicoleï ?
Le Messager Ishim se rongeait les sangs. La sécurité de son Envoyé était sa responsabilité et sa priorité. Pas pour la première fois, il se demanda s’il avait eu raison de le confier à Maitre Kenog. L’artisan lui avait pourtant été chaudement recommandé de par la finesse de la maitrise de son Don du Vent, sa pédagogie. Hélas, l’homme était Niléen, et il regrettait maintenant d’avoir fait confiance. Après la disparition inexpliquée d’Axel, puis de Maitre Kenog, Nicoleï s’était retrouvé seul. Il n’avait qu’une seule des Trois Barrettes des Envoyés ; bien trop jeune, à seize ans à peine, pour rester livré à lui-même.
Nous le retrouverons, transmit Otal.
La prévenance de son Compagnon le toucha ; Ishim reporta son attention sur la forêt des Cargues. Il volait plus haut cette fois, méfiant. Quand ils avaient survolé cette clairière, la veille, quand ils avaient cru apercevoir Axel, un étrange maléfice les avait frappés. Désorientés, ils avaient été séparés, soumis à des visions étranges. Leurs Compagnons avaient été épargnés, mais n’avaient pas réussi à communiquer avec leurs Liés ; ils en avaient conçu une vive inquiétude et se montraient d’autant plus protecteurs.
Itzal a trouvé quelque chose, dit Otal.
Son corps ?
Je te l’aurais dit. Des plumes, et des affaires. Il ne doit pas être bien loin. Ah, ils l’ont trouvé.
Ishim fonça dans la direction transmise par son Compagnon, bien loin d’afficher la sérénité requise de son grade de Messager.
Il va bien, ajouta Otal.
Malgré les propos rassurants de son Compagnon, Ishim ne serait vraiment rassuré que lorsqu’il verrait Nicoleï de ses yeux.
Quelques minutes plus tard, il atterrit enfin. Un peu sonné par ce réveil en grande pompe, Nicoleï clignait des yeux, hésitant, dévisageant le Veilleur, le Messager Itzal, et posant enfin son regard sur Ishim.
Son regard s’illumina et Ishim eut une bouffée de fierté et soulagement mêlés. En trois pas il combla la distance qui les séparait et enlaça son Envoyé. Soulagé, le jeune ailé resserra son étreinte sur son mentor.
— J’ai eu si peur ! avoua-t-il d’une voix étranglée.
— Tout va bien, le rassura Ishim.
Enfin, ils se séparèrent. Retrouvant un peu de ses réflexes, Nicoleï salua Lucas et Itzal. Le Messager était entouré par trois félins ; les deux autres continuaient de fouiller la forêt à la recherche d’Axel.
— Vous avez retrouvé Axel ? questionna Nicoleï.
— Pas encore, répondit Lucas en se rembrunissant. Cette… mésaventure nous a retardés.
— Je suis désolé, bafouilla Nicoleï.
— Je ne parlais pas de l’effort de te retrouver, précisa le Veilleur. C’était nécessaire. Nous nous sommes retrouvés plus vite parce que nous sommes Liés. Et avec tous nos Compagnons, te trouver fut rapide. Non, je parlais de cette clairière que nous avons survolée, et qui nous a séparés.
— Une malédiction ? s’enquit Ishim.
Lucas pinça les lèvres. Un pli barrait son front ; de façon inhabituelle, il était soucieux.
— Je n’irai pas jusqu’à parler de malédiction. Quelque chose, en tout cas. Et je n’aime pas ça.
Ishim approuva, tout comme Itzal. Quelque chose les avait retardés, quelque chose qui pouvait avoir un lien avec la disparition d’Axel. Avec leur expérience, ils n’auraient pas dû être trompés si facilement.
La forêt brûle, signala Otal.
Ishim fronça les sourcils, reporta son attention vers les hauteurs. Une mince de colonne de fumée était visible, et apparemment, Lucas et Itzal avaient eu la même information.
— Allons jeter un œil, proposa Itzal.
Garde un œil sur Nicoleï, indiqua Ishim. Si nous sommes séparés, reste avec lui. Ce sera plus facile de le retrouver, ainsi.
Tu sais qu’il est parfaitement capable de prendre soin de lui ? répondit Otal, amusé. Mais si cela peut te rassurer… je le couvrirai.
Merci. Je lui fais confiance, mais il reste jeune, et ça commence à faire beaucoup.
Je me fie à ton jugement.
Dès qu’ils furent dans les airs, la fumée devint visible. Et très vite, ils comprirent qu’ils n’avaient pas affaire à un simple feu de camp. Un véritable brasier dévorait une enclave presque circulaire.
Ils passèrent en vol stationnaire, en restant à bonne distance, perpendiculairement aux vents. Le panache était suffisamment épais pour les prendre au piège s’ils s’y aventuraient ; sans visibilité, et avec la toxicité, c’était un suicide assuré.
— J’ai peur que ce feu ne soit pas d’origine naturelle, dit Itzal, les traits tirés par l’inquiétude.
Lucas acquiesça.
— Sa forme est bien trop géométrique. Il est contrôlé.
Il n’ajouta pas ce que tous savaient ; les possesseurs du Don du Feu étaient rares sur Niléa, et la présence d’Axel se transformait en certitude.
— Pourquoi nous n’y…
Nicoleï s’interrompit et Ishim hocha la tête, fier de son Envoyé. Lui aussi avait deviné qu’aucun d’entre eux n’avait envie qu’il s’agisse d’Axel. Ils espéraient encore se tromper.
— Il faut y aller, dit enfin Lucas, cristallisant les pensées de tous. Eraïm nous préserve de découvrir un désastre.