Chapitre 23

Par Notsil

Il rêvait.

Axel en était certain. La forêt dans laquelle il s’était aventuré était une forêt de feuillus, typique du climat continental du centre de Niléa, or il était entouré d’épicéas. La maison favorite de son oncle Aioros était entourée d’épicéas, elle aussi.

Ils n’étaient juste pas roses comme ceux d’ici.

Axel leva les yeux. Au-delà des cimes, le soleil dardait des rayons chaleureux. Il était rose, lui aussi. Le ciel même était rose. Il secoua la tête. Avec du mauve, il se serait presque cru dans le domaine du dieu Eraïm, que lui avait décrit tant de fois sa sœur Surielle.

Il eut un pincement au cœur. Sa famille lui manquait. Comment les rejoindre ? Il avait vu des silhouettes ailées le survoler avant de sombrer dans cet étrange sommeil. Des silhouettes familières. Il aurait juré les reconnaitre, et pourtant ne s’en souvenait pas.

Axel frissonna. Qu’est-ce qui lui arrivait ?

Sa mémoire était constellée de trous.

Il ne comprenait pas ce qu’il faisait là. Ce décor était irréel. Où aller ? Que faire ?

Axel gémit et s’assit sur le sol. Il était perdu. Des larmes roulèrent sur ses joues ; il les essuya d’un revers de manche. Rose. Pourquoi ce monde était-il rose ?

Il avait envie de se rouler en boule et pleurer ; il en avait assez de lutter. Il voulait juste que tout redevienne comme avant.

Même s’il ne savait pas exactement « quand » se situait ce comme avant.

Axel fouilla ses souvenirs morcelés. L’un des derniers « clairs » en sa possession était l’éveil de son Don du Vent. Était-ce lié ? Son Don était-il en réalité une malédiction ?

Il n’avait jamais demandé à avoir un autre pouvoir. Celui qui lui avait échu à sa naissance était déjà un fardeau. Comment pouvait-il avancer, avec un deuxième ?

Il n’en voulait pas.

Il aurait tellement aimé être « normal ». Comme les autres. Où qu’il aille, tout le monde se retournait sur son passage. Tout le monde murmurait. Tout le temps. Il se sentait pesé, jugé, mesuré. Était-il digne ? Était-il à la hauteur de leurs attentes ?

Il en avait assez. Rien n’était jamais suffisant. Rien ne serait jamais suffisant.

Il en avait assez de vivre à travers et pour les autres.

Comment faire autrement ? Il ne connaissait pas d’autre moyen. Il n’avait pas d’autre choix.

C’est donc là que tu te caches.

Axel sursauta, releva la tête. Quelqu’un avait parlé. Qui ? Il n’y avait personne, ici. Personne d’autre que lui.

Pourtant, une forme longiligne ondula entre les feuilles mortes. Roses, elles aussi. On n’était plus à une absurdité près.

La forme se redressa, s’aidant de deux petites ailes placées juste sous sa tête triangulaire. Axel plissa les yeux. Il se souvenait de quelque chose en rapport avec cette… chose. Créature. Puis il réalisa qu’elle n’était pas rose. Alors que même ses habits étaient roses, comme tout élément du décor sur lequel il posait son regard, la créature avait un long corps sinueux couvert d’écailles vertes, terminé par un plumeau bleu, et les plumes de ses ailes étaient d’un bleu métallique. Rien, vraiment rien, de rose.

Tu ne devrais pas être ici. C’est dangereux.

Axel éclata de rire. Voilà qu’en plus la créature lui parlait. De mieux en mieux.

— Je suis perdu, s’entendit-il répondre.

Je sais. J’ai voulu t’aider.

— M’aider ? Curieuse façon d’aider les gens.

Tu étais sous l’emprise d’un homme. J’ai voulu te rendre ta liberté.

— Ma liberté ? Quelle liberté ? Je n’ai pas de prise sur ma vie. Les gens décident pour moi.

Tant d’amertume… Préférais-tu une vie d’asservissement ?

Axel fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas tout ce que tu me dis. Je n’ai jamais été asservi.

La créature siffla.

Tu ne te souviens pas.

— Me souvenir de quoi ?

Laisse-moi t’aider.

— Et si je ne veux pas ?

Je ne peux pas te contraindre.

— Tu veux dire que tu es capable de me rendre toute ma mémoire ?

Oui.

— Sans condition ?

La créature s’approcha, et Axel frissonna en plongeant son regard dans les noires ténèbres de ses yeux.

Ce ne sera pas indolore. Si les champignons n’étaient pas suffisants… il est fort. Très fort.

— De qui parles-tu ? Quels champignons ?

Solerys. Le destructeur d’œufs.

Le nom titillait un souvenir dans la mémoire d’Axel ; impossible pourtant de mettre sa main dessus, il lui glissait entre les doigts chaque fois qu’il croyait s’en approcher. Souffrir et savoir, ou rester ignorant ?

Axel déglutit.

— D’accord.

La créature s’approcha encore, et doucement, glissa sur ses épaules. Sa queue s’enroula autour de son cou, et Axel résista à la tentation de l’enlever immédiatement. La petite tête toucha sa joue ; le monde explosa en fragments de lumières.

Il se revit sur la berge de la rivière Ys, en train de sécher les vêtements de Nicoleï.

Il revit cet homme qui se présentait, apparemment en quête de renseignement.

Il se souvint d’un grand trou noir.

Il se souvint de son réveil dans un grand lit de bois.

Il se souvint du sourire de Lucille.

Il se souvint de la bienveillance de Solerys.

Les flashs accélérèrent. Les regards de connivence. Leur inquiétude qu’il découvre la supercherie. Les messes basses des villageois. L’insistance de prendre cette potion. Ce poison.

S’y ajouta le goût amer de la trahison. La confiance trahie. Ses questions sans réponse.

À bout de souffle, Axel prit une grande inspiration. Cligna des yeux. Sa tête douloureuse bourdonnait. Il avait du mal à classer ses souvenirs, comme s’ils étaient revenus en vrac, comme si on avait bourré son esprit d’un surcroit de données. Il haletait comme s’il avait couru des heures. Un frisson le traversa.

Eraïm ! Il avait encore du mal à croire que tout soit vrai.

Tu te sens mieux ?

Et il en avait oublié la petite créature. Ce qu’il venait de vivre était-il réel ?

C’est réel. Tu avais besoin d’aide.

— Merci, dit-il doucement.

Que vas-tu faire ?

Axel se leva, épousseta sa tenue, fronça les sourcils. Ils lui avaient aussi pris son épée ! Ses mains se refermèrent en deux poings rageurs. La vengeance n’était pas la voie des Mecers.

— Je ne sais pas. Pas encore.

En es-tu certain ? Je vois des flammes dans ton esprit. Je vois un brasier qui dévore le village.

Axel ferma les yeux.

— J’en ai envie, oui. J’ai envie de les détruire. Comme ils ont voulu me détruire.

Ce n’était pas une pensée très honorable. Mais eux ne l’avaient pas été envers lui. Ils l’avaient manipulé. Ils avaient tous participé à cette vaste supercherie. Un village entier ! Certes petit, mais quand même.

Et Nicoleï, resté seul, qui avait dû s’inquiéter.

Plus préoccupant, restait la question de qui les avait trahis ? Les abords de la rivière avaient été déserts, et la route passait bien plus au nord. Non, celui qui l’avait attaqué, endormant sa méfiance, avait su où le trouver.

Un piège, soigneusement préparé pour lui.

Axel serra les dents.

Ce n’était pas la première fois qu’on s’attaquait à lui pour ce qu’il représentait.

Mais c’était l’une des premières fois depuis qu’il était membre des Mecers.

L’un de ses premières missions seul, également.

Devait-il y voir une coïncidence ? Le Messager Itzal avait-il toujours pris soin de le surveiller à distance, avec ses nombreux Compagnons ?

Il était un ami de son père. Était-ce la raison pour laquelle Axel lui avait été attribué ? Les affinités personnelles n’étaient pas censées entrer en ligne de compte lors de la cérémonie. Les Messagers choisissaient leurs Envoyés, c’était un fait. Axel n’avait pas été le premier sur la liste, loin de là. Peut-être que les Messagers s’organisaient entre eux auparavant. Peut-être qu’on avait spécifiquement demandé à Itzal de le prendre ?

Non, il ne voulait pas y croire. Il n’était pas le premier Envoyé d’Itzal. Le Messager était respecté au sein des Mecers, connu pour son Don du Wild, pour avoir été l’Envoyé du Messager Lucas sey Garden. Il avait participé à de nombreuses missions, bien avant la naissance d’Axel.

Axel prit une grande inspiration.

Il se sentait nu, sans son épée à ses côtés.

Mais tu as d’autres pouvoirs.

Il hocha la tête. S’ils le croyaient désarmés, ils allaient en être pour leurs frais.

Jamais plus il ne se laisserait mettre en cage. Il était un être libre. C’était à lui de choisir son destin, et personne n’avait à lui imposer autre chose.

Axel réalisa que la clairière était redevenue une clairière normale, avec son herbe d’un vert séché, couverte par endroits de feuilles morts jaune et rouge.

Et en son centre, un cercle de champignons, larges et blancs, cerclés de rose ou avec de gros points violets.

Avait-il rêvé tout ce qu’il s’était passé ?

Tu n’as pas rêvé. Tu t’es réveillé. Et je suis toujours là.

Axel baissa son regard sur la petite créature qui volait devant lui. Il y avait une familiarité, à son côté. Une sensation étrange quand il la regardait, comme s’il était capable de deviner ses pensées, comme si elle était capable de lire dans les siennes.

D’ailleurs, il savait mettre un nom sur son espèce. Un serpent des vents. Et il connaissait même son nom : Telclet.

D’où lui venaient toutes ces informations ?

La créature – le serpent des vents – siffla doucement.

Vous, les humains, êtes parfois vraiment lents d’esprit.

Axel fronça les sourcils, vexé, jusqu’à ce qu’il ait une révélation. Eraïm ! S’il n’avait pas eu l’esprit embrumé par ses réflexions, il aurait compris immédiatement. Avec hésitation, il tendit la main.

— Enchanté de faire ta connaissance, Telclet.

Plaisir partagé, Axel.

C’est… totalement différent de ce que j’avais imaginé, avoua-t-il.

Cette compréhension mutuelle, cette façon de réfléchir différente de la sienne, cette curiosité réservée…

Émerveillé, Axel ne pouvait que se demander pourquoi il n’avait pas franchi le pas plus tôt.

Pourquoi ? Parce que je n’étais pas là.

Tu veux dire qu’il y a une sorte de destinée qui associe Compagnons et Liés ?

Le destin ? Non. Mais l’évidence du Lien n’apparait qu’en présence de celui qui nous complète.

Ça ressemble à la destinée, ça, commenta pensivement Axel.

Je ne t’ai pas attendu. C’est notre rencontre qui a été décisive. Le destin aurait été de t’attendre pour vivre.

Je crois que je vois ce que tu veux dire. M’accompagneras-tu ?

Toujours.

Ne le regretteras-tu pas ?

C’est mon choix.

Alors allons-y.

Axel bondit dans les airs, s’adonna à quelques acrobaties, inspira l’air pur de l’altitude. Autour de lui, Telclet décrivait des cercles. Axel s’inquiéta un instant de sa capacité à le suivre ; il fut soulagé de constater qu’il tenait le rythme. Il grimpa encore, jusqu’à avoir un aperçu d’une bonne partie de la forêt. Le village se découpait à sa droite, large cercle presque parfait, trouée dans cet univers végétal.

Il était temps d’aller régler ses comptes.

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