Chapitre 24 : Dent pour dent
Toute la nuit, des paires d’yeux bleus translucides ont scruté mon sommeil. Tantôt ils avaient le calme froid de Pavel Konstantin, tantôt ils avaient l’innocence instable de Mikhaïl. Toujours, ils me jugeaient.
Quand je me lève, c’est comme si je n’avais pas dormi. Je descends le café noir d’un trait. Ça ne suffit pas à me réveiller. C’est seulement quand on se met à tambouriner contre ma porte que je sursaute, brusquement sortie de ma torpeur matinale.
J’ai à peine le temps de me lever du fauteuil dans lequel je m’étais lovée qu’on tambourine encore, qu’on tambourine plus fort.
Alertée, je sors mon arme avant de déverrouiller.
— Tu vas bien !
Faucon a poussé la porte d’un grand coup d’épaule et pénètre dans la maison pour jeter un regard furtif dans le salon.
— Bien sûr que je vais… Qu’est-ce qui se passe ?
Il se tourne vers moi et me détaille de la tête aux pieds avant de m’approcher et de plonger son regard dans le mien.
— Tu n’as rien fait, n’est-ce pas ?
Je hausse les sourcils, sincèrement surprise.
— De quoi tu parles ? Fait quoi ?
Il pince les lèvres et détourne le regard.
— Héron… il est mort, cette nuit. Tué chez lui. On est en train de vérifier les maisons de tout le monde.
Ma bouche s’entrouvre.
« Demain matin, tu recevras un cadeau de notre part. J’espère qu’il suffira à acheter ton indéfectible loyauté. »
Mon cœur se met à battre fort. Si Faucon m’approche suffisamment, il comprendra que l’innocence m’élude peu à peu. Mais il ne s’attarde pas davantage.
— Tu… as besoin d’un coup de main ? Pour faire… les autres maisons ?
Il a déjà un pied dehors mais se retourne tout de même pour me répondre :
— Non. Non, je vais simplement aller le dire à Béa, elle ne doit pas encore être au courant.
— Ça m’étonne que tu sois venu ici avant d’aller la voir.
— Vraiment ? Alors que tu oublies de fermer ta porte une nuit sur deux ?
Il a un petit sourire et celui d’Hermès se rappelle à moi. J’ai un pincement au cœur et m’efforce de parler d’un ton dégagé :
— Comment tu sais ça ?
— Parce que je veille sur toi, Solange. Tu veux m’accompagner chez ta tante ?
Je secoue la tête de droite à gauche.
— Dis-lui que j’irai le jour où elle mettra du chauffage.
Un petit rire agite ses épaules et il me lance un clin d’œil avant de s’engouffrer dehors.
Quand la porte s’est refermée, je sens mes jambes se dérober sous moi.
Tout se relâche en même temps.
Ma respiration, au contraire, s’accélère. Je peux sentir la sueur perler au-dessus de mes lèvres.
« Demain matin, tu recevras un cadeau de notre part. J’espère qu’il suffira à acheter ton indéfectible loyauté. »
Est-ce son cadeau… ? Parce que je me suis plainte… ? Est-ce ma faute s’il est mort ?
Je plaque la main contre ma bouche face au haut-le-cœur qui me secoue.
Ce n’est pas un cadeau.
C’est une menace. Parce que malgré ce qu’il a fait, Héron était fidèle à la cause. Ce qu’elle m’a offert, c’est la preuve que personne n’est irremplaçable. Sauf Béa, peut-être. Mais moi, je suis remplaçable. Moi, je pourrais finir comme Héron, sauf indéfectible loyauté.
Je m’efforce d’inspirer. Lentement. Mes jambes tremblent toujours et je dois me faire violence pour parvenir à me remettre sur mes pieds.
Plus que jamais, je dois me montrer prudente.
***
— L’heure de la vengeance.
Faucon sourit dans le vide. Sur le siège passager, Béatrice vérifie pour la énième fois son code. Son modèle d’ordinateur le plus compact sur les genoux, je devine ses yeux qui bondissent sur chaque ligne, chaque signe. Ses doigts, suspendus à quelques millimètres du clavier, sont près à rectifier des erreurs qu’elle ne trouvera plus.
— Je suis certaine que c’est parfait, tata. Tu peux arrêter ?
Ses yeux ne décrochent pas mais un soubresaut agite ses épaules.
— Merci, ma chérie.
À l’arrière de la voiture, je m’enfonce dans mon siège. Je ne cherchais pas particulièrement à la complimenter. Est-ce que ça sonnait comme un compliment ? D’après le sourire approbateur de Faucon qui se dessine dans le rétroviseur, c’était sûrement le cas.
— Solange a raison, Béa, dit-il néanmoins. Décroche un peu, on ne va pas tarder à arriver. Les autres doivent déjà être sur place…
— Combien on est ? je demande.
Il me jette un coup d’œil via le petit miroir.
— Ceux que tu as vu la dernière fois.
— Ça fait beaucoup de monde. Pas très discret, pour infiltrer le bâtiment le mieux protégé au monde.
Il exhale avec mépris puis tapote plusieurs fois sur le volant.
— Tout le monde n’est pas programmé pour la mission au Symbiose. On sera dispatché sur place, puis il y a les renforts qui resteront en retrait. On a du monde prêt à intervenir pour récupérer ta tante. En cas de besoin. On ne peut pas la laisser là-bas.
Béatrice se tourne brusquement. Elle fronce les sourcils derrière ses lunettes et quand Faucon croise son regard, il pince les lèvres.
— N’oublie pas, murmure-t-elle.
— Oublier quoi ?
Elle se tourne vers moi et secoue la main avant de pivoter une nouvelle fois vers son écran
— Tata, qu’est-ce que…
Je ne termine pas ma phrase. Ses doigts viennent finalement de rejoindre le clavier.
Je la vois enregistrer le programme.
Je la vois le déposer sur la puce.
Je vois la puce être enfermée dans une boîte sécurisée. Comme celle dans lesquelles elle dissimulait la clé de son bureau, quand j’étais gamine.
Puis elle regarde enfin devant elle, et je comprends que tout est près à présent.
Rien n’arrêtera plus Béatrice Trivia.
***
Faucon. Colibri.
Ce sont ceux que je connais. Les autres, je les ai à peine croisés.
Toucan. Kiwi. Coq.
Ils m’ont saluée à mon arrivée.
Aigle. Lagopède
Puis des dizaines d’autres.
Tout le monde parle à voix basse et mon estomac se crispe avec violence. Je n’aurais pas pensé y retourner déjà, mais les pions ne choisissent pas la destination.
Colombe.
Laquelle d’entre elles est-ce ?
Elle n’a pas prononcé le moindre mot. Elle ne me regarde même pas. Même quand je la fixe.
À cet instant, une étrange idée me traverse : « celle-là est une copie ». Peut-être. Inconsciemment, je le devinais peut-être déjà. En y réfléchissant, cela me semble plus que probable. Mais ça n’est pas une projection, comme les holographes d’Éliane Cassan. Elle est palpable. Elle accepte les poignées de main pleines de déférence des Oiseaux qui participent à la mission à ses côtés. Oui, une déférence toute acquise… Et pourtant, Béa et Faucon reste à distance, indifférent.
Je glisse vers ma tante pour me pencher à son oreille :
— Qu’est-elle, exactement ? Pas un holo… Une sorte de cyborg ?
Béatrice tourne la tête vers moi. Sur son visage, se peint un air ravi.
— Je savais que tu finirais par t’en rendre compte. Et pourtant, tu les as rencontrées moins souvent que d’autres.
— C’est de toi ?
Elle sourit et devant ce sourire, il me semble entrevoir la Béatrice d’un autre temps.
— Oui.
Elle jette un œil autour d’elle puis me fait signe de la suivre un peu à l’écart, alors que le reste de notre équipe, rejointe par Faucon, s’affaire à charger nos munitions dans les hélicoptères que nous utiliserons pour rejoindre Port-Céleste.
— Elle a été mortellement blessée lors du conflit contre Larouel, murmure Béa sur le ton de la confidence. En fait, c’est la raison principale pour laquelle je suis rentrée en Esthola au beau milieu de mes études. Faire visiter Esthola à ta mère, c’était une excuse… D’ailleurs, je suis d’abord partie seule, ta mère m’a rejoint plus tard. Elle ne savait pas les raisons qui m’ont poussée à partir… Elle savait seulement que c’était important pour moi.
— Pourquoi, important ?
Béa ouvre de grands yeux.
— Quelle question… Colombe est une héroïne de guerre. Sans elle, nous aurions perdu face à Larouel. Elle a été l’architecte de notre victoire. Ils ont voulu la détruire… Ils ont failli réussir. Faucon… Tu sais que je le connais depuis longtemps. Il m’a prévenue dès qu’ils l’ont récupérée de l’opération qui a failli lui coûter la vie. Je suis arrivée juste à temps pour la sauver.
— Mais… Alors l’originale est un cyborg, aussi ?
— Oui. En fait il serait techniquement plus correct de dire qu’il y a un cyborg, et deux robots parfaitement synchronisés à celui-ci. Comme celle-là, là-bas.
Je suis son regard vers la Colombe qui supervise nos préparatifs. Voilà pourquoi Béa est si importante pour les Oiseaux… Voilà pourquoi elle a été protégée.
— Tu as du génie, tata. J’ai aucune idée de comment on fait un cyborg.
Elle hausse les épaules.
— Je ne m’y étais pas intéressée avant d’avoir à en créer un.
— C’est d’autant plus impressionnant…
— Merci, ma chérie.
Elle pose une main caleuse sur la mienne. Je risque un coup d’œil vers elle. Il y a une sorte de soulagement qui apaise ses traits aujourd’hui.
— Tata… Tu… Tu attendais depuis longtemps d’y retourner ?
Elle me lance un regard interloqué.
— À Solavie, je veux dire.
Son expression se fait pensive.
Les soldats d’Esthola ont presque terminé le chargement.
— Oui. Depuis que je suis partie.
— Pour te venger ?
Ses épaules sont agitées d’un tremblement.
— Non. Parce que ça a été chez moi, un jour.
Mon cœur se met à battre un peu plus vite. Béa baisse les yeux sur ses chaussures, marque un silence, puis tourne la tête vers moi.
— Mais je veux aussi me venger. Je ne peux pas pardonner à Pavel. J’espère que tu comprends, ma chérie. Je ne peux pas penser pour toi. Je ne peux pas faire tes choix à ta place. J’ai déjà dit tout ce que j’avais à dire, et je crois que j’ai déjà crié cent fois combien je le hais. Mais je ne peux pas te forcer à haïr à ma place.
— Je… Pourquoi… Pourquoi tu dis ça ?
Elle hausse les épaules.
— Parce que beaucoup de choses vont se jouer, et que j’ai peur. Si jamais il m’arrivait quelque chose, j’espère que tu ne garderas pas que des mauvais souvenirs de moi.
Un quelque chose vient compresser ma poitrine. Je serre les dents tandis qu’elle se lève, ne parviens pas à répondre au sourire qu’elle m’adresse.
Je me contente alors de la regarder s’éloigner. Ça fait longtemps que Béatrice a choisi son camp. Elle est entourée de sa famille. Ceux pour qui elle s’est battue. Ceux pour qui elle a tout risqué, ceux auprès de qui elle a trouvé refuge quand tout s’est effondré. Faucon pose une main douce sur son épaule quand elle le rejoint et elle affiche un air surpris. Je pense qu’elle tient à eux. Je crois qu’elle ignore à quel point le contraire est vrai.
La mâchoire toujours crispée, je m’efforce d’inspirer par le nez. Nous arrivons à l’instant que j’ai redouté, celui où les vérités de Pavel et de Béatrice s’affronteront.
***
Harnachée des pieds à la tête, je suis clouée à mon siège dans l’hélicoptère. Le bruit est assourdissant et il me semble que je peux enfin laisser mes pensées s’échapper. J’observe Béatrice et son regard rivé sur l’horizon. J’ai du mal à me repérer dans les airs, mais je sais que ce vers quoi elle regarde, c’est Port-Céleste. On ne peut pas encore l’apercevoir, cachée derrière la ligne d’horizon. Mais Béatrice sait.
***
Nous restons sur le pont du porte-avion. C’est le même qui m’a ramenée chez moi, il y a seulement une dizaine de jours. Serons-nous de retour pour le solstice ?
***
On n’aperçoit pas encore la terre ferme quand les hélicoptères décollent de nouveau. Sur l’eau, le reflet orange du coucher de soleil est aveuglant. Nous arriverons quand il fera noir. Je vérifie mon parachute pour la énième fois. Béatrice sautera avec Faucon.
***
— Prête ?
Dans l’assourdissant vacarme, je devine plus que je n’entends la question de Faucon. Je hoche la tête.
— Ton masque ?!
Encore une fois, je devine davantage, mais en réponse, je sors mon masque de ma poche.
Les premiers hélicoptères ont passé les radars de Solavie avec une déconcertante facilité. Béatrice serait-elle capable de faire tomber des pays à elle seule ? Elle fera trembler Solavie, ce soir, sans aucun doute.
Ils ont lâché du gaz sur la capitale qui a dû s’éveiller sous un nuage de terreur. Une seconde vague d’hélicoptères a été directement au contact de ceux qu’ils ont timidement déployé pour se défendre de nous. Pavel a été pris par surprise.
La troisième vague, nous, approchons à présent le Symbiose. Son immense dôme semble flotter, émergeant à peine du nuage de Nebulatrex.
Mon cœur bat à tout rompre à présent. Je scrute le visage de ma tante, découvre une avidité que je n’y avais encore jamais lu. Faucon tient sa main. Son regard à lui, c’est le feu. Il brûlerait Port-Céleste et jusqu’au dernier de ses habitants. Il brûlerait le monde, pour sa cause et pour Béa.
Puis finalement, il tourne la tête vers moi, et me fait le signe.
Ce n’est plus le moment de penser.
Je saute dans la nuit noire.
Un nouveau chapitre qui nous permet donc d'en apprendre plus sur Colombe et pourquoi elles sont multiples. Un chapitre qui nous au conflit intérieur de Solange entre les deux pays et la menace qui plane sur elle en cas d'incertitude : menace très bien choisie je trouve! On voit bien son tiraillement tout au long. Enfin un chapitre qui semble annoncer du lourd pour la suite et peut être des retrouvailles...
Hâte de lire la suite comme toujours !