De retour au manoir
La première chose que je fais en arrivant, le temps que mes compagnons récupèrent leur corps, c’est d’aller voir Laure. Je la trouve éveillée et en bien meilleure forme. Un soupir de soulagement passe la barrière de mes lèvres qui s’étirent en un sourire un peu confus.
Elle m’accueille avec son éternelle bienveillance et me bombarde de questions. Certaines choses ne changent pas et je n’en suis pas chagrine. Je retrouve ma cousine telle qu’elle a toujours été… enfin presque car désormais une certaine insouciance a disparu de son regard. Je le déplore mais elle semble s’en accommoder. C’est la vie, me dit-elle, il faut bien accepter ce qui ne peut être changé.
Laure voit toujours le verre à moitié plein et je l’envie pour cette capacité. J’entame mon long récit en lissant les aspects les plus sanglants sans pour autant les lui cacher.
Elle a les yeux ronds comme une enfant qui écoute un conte à la veillée. Elle ne m’interrompt pas, suspendue à mes lèvres, la bouche entrouverte sur son étonnement, un émerveillement dans le regard et même une pointe de regret.
J’ai un peu de remord d’être l’héroïne d’une aventure qu’elle aurait tant aimé partager. Contrairement à moi Laure a toujours aimé le fantastique, le merveilleux, sauf que là, l’horreur s’est invitée à la fête et ça change tout !
Je lui décris Zark, la Renaissance, le corps Tyl Aranien de nos hôtes et de la meute qui est toujours amputée de Sira. En pensée, je revois la beauté sauvage de Yaël et ma poitrine se serre de douleur. Je ne sais pas comment je vais réagir lorsque je le reverrai dans son corps terrien. Deux corps pour un esprit. C’est trop pour moi… un seul me suffisait, quant au caractère, pas de risque qu’il change d’un corps à l’autre et soyons honnête je ne veux pas qu’il en soit autrement.
Lorsqu’ils se sont préparés pour le transfert, les pupille bleu sombre se sont attachées à mes noisettes jusqu’à la fermeture de ses paupières. « Aie confiance ! » a-t-il diffusé. Ok ! j’appréhendais le retour mais cette fois je n’allais pas lui faire l’affront de douter. Je me suis dirigée, à mon tour, au centre du pentagramme, j’ai jeté un dernier regard à Zark qui m’a fait un signe d’encouragement et j’ai d’un geste dissous mes vêtements – un uniforme identique à ceux des soldats – et mon corps s’est délité dans le lien rouge qui m’a lancé sur la toile.
Le lien bleu-nuit flamboyait et je l’ai rejoint hésitante. Il palpitait de tant de colère et de passion que mon lien l’a caressé doucement, tendrement, humblement pour se faire pardonner. D’une impulsion possessive il a rejeté ceux autour de moi qui tentaient de m’approcher, attiré par mon aura comme des papillons par la flamme d’une bougie et m’a propulsée jusqu’à ma chambre où je me suis réveillée… en pleine forme, un sourire plaqué sur mon visage et le cœur battant sous l’intensité de ces sentiments que nos liens dévoilent alors que nos esprits les barricadent.
Laure respecte ma rêverie avec un petit sourire ironique au coin des lèvres. Cette histoire de lien la transporte de joie. Vraiment ! Elle m’agace, mais ce n’est qu’une façade je suis encore éblouie par ces émotions qui se livrent sur la toile.
Avant de partir, j’ai demandé à Yaël la permission de lui parler de Tyl Aran. Il a haussé les sourcils avec un petit rire sarcastique “Tu me demande l’autorisation, sans blague ! ». Sans me démonter et gardant un visage calme j’ai rétorqué dans son esprit : « Ici, je suis la Dame, mais sur terre c’est toi l’Alpha du groupe, c’est toi qui décides ». Il a bougonné entre ses lèvres que même sur terre j’étais la Dame, ce qui m’a fait sourire et d’un hochement de tête il m’a accordé ce que je demandais et s’en est retourné vers ses hommes.
- Ouah, quel ours ! s’écrie Laure à qui je viens de raconter cette anecdote, mais il en pince vraiment pour toi !
Je pouffe devant l’air ravi de ma cousine. Je sais qu’elle est sincèrement contente pour moi. Pourtant notre histoire n’est pas une route pavée de pétales de roses, loin de là.
- Tu es toujours en danger, ici ! J’ai peur pour toi.
Je la rassure tant bien que mal, elle fait bonne figure mais je comprends qu’elle angoisse à l’idée que je puisse être blessée… voire pire ! Je suis pareil en ce qui la concerne.
- Qu’est-ce qu’ils vont faire de moi ?
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Je suis au courant de tout, ils vont avoir peur que je parle un jour ou l’autre. Est-ce qu’on va m’effacer la mémoire ?
J’éclate de rire et m’interromps brusquement devant son visage grave. Non ! bien sûr que non, quelle idée !
- Tu regardes trop de films, lui dis-je pour me rassurer moi-même.
Mais je sais le secret qui entoure la présence des sentinelles sur terre. Il faut que j’en touche un mot à Yaël.
***
Le jeune-homme est très occupé à régler tous les détails de notre départ. Roland est plus accessible bien qu’il ne chôme pas non plus. C’est dire que quand on veut, on peut ! Il se marre quand je lui dis ça, le visage rembruni et le ton rancunier.
- T’inquiètes Enora, il a beau te tenir à l’écart, tu ne quittes pas ses pensées et ta sécurité est son principal objectif comme nous tous.
Je le remercie d’un sourire, mais je m’en contrefous de ma sécurité putain ! On doit avoir une conversation au sujet de Laure et bordel on l’aura, même si je dois faire appel à l’autorité de la Dame !
Je laisse Roland retourner à ses affaires dans le bureau où il est en relations avec les autres sentinelles et vais rejoindre la meute qui s’entraîne derrière le manoir.
Bien vu ! Il est là à dresser le loup de Sira qui, sans sa maîtresse, doit réapprendre à obéir à des ordres extérieurs.
Les muscles de son dos se crispent, il sait que j’arrive, je ne m’en suis d’ailleurs pas cachée. Ah non ! il ne va surement pas s’échapper ! Yaël est en train de partir à grandes enjambées. Attends me dis-je, tu vas voir de quel bois je me chauffe ! « Yaël ! Arrêtes-toi ! ». Je hurle cet ordre par la voix et dans mon esprit.
Il se prend la tête dans ses mains « bien fait ! » moi aussi j’ai mal, je ne sais pas encore doser ma colère dans les psychés quand je crie.
Il se retourne vivement et reviens vers moi, les yeux fulgurants mais le visage impassible. Peu importe, il va m’écouter cette fois car il ne s’agit pas de moi, de nous.
- T’es malade de hurler comme ça, éructe-t-il
- Tu ne m’as pas laissé le choix, j’ai besoin de te parler mais tu t’arranges toujours pour m’éviter.
- Je ne t’évite pas, j’ai du boulot…
- Je m’en fous de ton boulot, j’ai des questions importantes et cette fois tu vas m’écouter.
Il me toise de toute sa hauteur, les bras croisés sur sa poitrine, les jambes bien ancrées dans le sol et ses yeux noirs m’agrippent, comme toujours, insondables, indéchiffrables. Seul le pli narquois de sa lèvre démontre un quelconque sentiment.
- Bien Ma Dame, je t’écoute
Oh putain ! je vais le tuer ! je prends une grande inspiration pour me calmer.
- Qu’est-ce que tu comptes faire pour Laure ?
Il me regarde, ébahi, ne comprenant visiblement pas où je veux en venir. Je souffle d’agacement et reprends mes explications.
- Laure s’inquiète car elle connait votre secret et… Il faudra bien qu’elle retourne à sa vie.
- Et à ton avis, que crois-tu que je vais faire, lui triturer la mémoire ?
- Non ! ça c’est elle qui l’imagine, elle a vu beaucoup trop de films. Mais la question demeure.
Il paraît soulagé par ma réponse et semble réfléchir à ce qu’il va dire et je ne peux accéder à sa psyché qu’il a bloquée. Enfin si je voulais je suis sûre que je pourrais m’infiltrer, mais il ne me le pardonnerait pas et je n’aimerais pas non plus qu’on passe en force dans mes pensées.
- Ta cousine est fiable. Je lui donnerai le choix. Elle jure de se taire jusqu’à la fin de sa vie et crois-moi avec les années un tel secret peut se révéler un vrai fardeau, ou elle accepte qu’on bloque la sortie de ces souvenirs. Elle saura mais les mots ne pourront jamais franchir ses lèvres pour raconter.
- Quelle est la différence, le secret sera un fardeau dans les deux cas non ?
- Non ! car dans le premier, c’est elle-même qui s’interdit de parler et forcément un jour elle aura envie… besoin de se confier même sous forme de conte à ses petits-enfants par exemple. Dans le deuxième cas, le fait d’être bloquée affadira les souvenirs qui ressembleront à un rêve.
C’est logique, mais je n’aime pas l’idée qu’on inserre un blocage chez elle. Néanmoins ce ne sera pas ma décision. Je hoche sèchement la tête vers Yaël pour le remercier et amorce le geste de me retourner quand il me prend le bras pour me stopper dans mon élan.
- Ce soir on se réunit tous pour faire le point avant le départ. Il faut bien entendu que tu sois présente.
- Et Laure ?
- Cela dépend de sa décision. Si elle accepte le blocage elle peut participer… sinon, il vaut mieux qu’elle n’en sache pas plus.
Encore une fois je ne trouve rien à redire. C’est d’une logique implacable. Yaël n’a pas lâché mon bras et au moment où j’en prends conscience, mes joues me trahissent en rosissant. Je me dégage doucement, à contre cœur, je dois l’avouer.
- Encore une chose, Enora ! En tant que Dame, tu as le pouvoir de soigner définitivement ta cousine, c’est le mage qui me l’a dit le jour de l’agression…
- Pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ?
Je m’énerve contre lui tandis qu’il me jette un regard dénué d’aménité.
- A ton avis ? Quand ai-je su que tu étais vraiment la Dame ?
Je rougis sous la semonce car il a raison, décidément, moi qui détestait les conflits, je suis douée pour en créer avec lui et j’ai le jugement un peu trop hâtif, ce qui me désole car cela heurte mon sens de la justice. C’est mon voyage sur Tyl Aran qui a permis de confirmer mon statut et probablement les doutes qu’il devait avoir.
- Ok, je m’excuse.
Je lève vers lui un regard sincèrement contrit et frôle du bout des doigts son torse pour le calmer. Je suis surprise autant que lui par ce geste que je n’ai pas calculé mais il a l’effet escompté. Il lève les yeux au ciel, ironique, mais je sens une détente dans tout son corps.
- Comment je dois faire pour la soigner, dis-je pleine d’espoir.
- Norie, ce ne sera pas pour tout de suite, tu dois maîtriser tes pouvoirs avec l’aide de Zark. Je ne saurais te dire comment cela fonctionne.
Si j’ai des capacités, je suis loin d’être à ta hauteur.
Je suis surprise par deux choses : tout d’abord ce surnom qu’il vient de lâcher si naturellement que je ne n’ai aucun doute sur le fait qu’il l’utilise quand il pense à moi et cela me plait. Deuxièmement, cet aveu qui ne le dérange visiblement pas. Il énonce des faits et le fait est… que j’ai une puissance qui dépasse la sienne et ça ne le trouble pas du tout.
Je hoche la tête. D’un geste il m’invite à rentrer avec lui et les loups nous suivent en s’accrochant à mes pas. Je ne manque pas de leur prodiguer les caresses qu’ils quémandent même si j’ai parfaitement conscience que ce sont des hommes et des femmes qui les réclament, mais je vois ça plutôt comme une manifestation amicale dépourvue de sous-entendus. A mon grand amusement je note quand même le raidissement de Yaël et les jappements des loups me confortent dans l’idée qu’il leur a vertement demandé de s’éloigner. « Le chef est possessif on dirait » Nalia m’a fait part de sa réflexion ironique et évite Yaël d’un bond. Celui-ci essuie, de bonne grâce, les quolibets de ses compagnons qui s’en donnent à cœur joie.
Renfrogné mais beau joueur, Yaël leur impose le calme et les laisse à nouveau s’approcher.
Je suis heureuse, une trêve s’instaure entre nous deux qui me gonfle la poitrine de joie et un jour je soignerai Laure qui n’aura plus aucune séquelle de cette horrible nuit. Cela me soulage d’un grand poids.