À la colère s’ajoutait le remords. Keina s’en voulait. D’avoir entraîné Mary dans sa fuite, d’avoir fait confiance à Esteban. D’avoir accordé son amitié à Pierre. De n’avoir pas su se battre contre Nephir. Elle se sentait si faible, si impuissante ! Tout autour d’elle n’étaient qu’illusions, maléfices, trahisons et désespoir.
Lorsqu’elle avait aperçu la sorcière s’avancer sur la lande, la démarche féline et le port altier, elle avait cru mourir de honte et d’accablement. Sa blessure saignait en abondance à travers le bandage, dessinant un filet carmin sur le granit. Mais elle ne s’évanouirait pas, non, pas cette fois.
Par-dessus la douleur, par-delà la rage et le désarroi qui luttaient au fond de son cœur, elle vit clairement Pierre s’approcher d’elle en silence et renforcer d’un mouchoir de poche le tissu ensanglanté. Elle vit, drapée dans un kimono aussi rouge que les taches qui maculaient le sol, Nephir rire à gorge déployée. Elle aperçut, du coin de sa paupière brouillée par les larmes, la pauvre Mary qui ne soufflait mot, paralysée d’effroi. Enfin, alors que le Français la soulevait entre ses bras puissants et que le monde autour d’elle se renversait, elle contempla le soleil trancher l’horizon, immense et rassurant, et déployer ses rayons sur l’océan marbré. Comme la promesse d’un lendemain meilleur, mais pas pour elle, non. Pas pour elle.
Car pour elle tout était fini.
Guidé par Nephir, Pierre l’avait déposée dans sa chambre. Le médecin de campagne avait nettoyé sa blessure, appliqué un bandage propre et administré un remède. Enfin, au lieu de Mary, une matrone joufflue et ronchonne s’était introduite après lui, l’avait déshabillée brutalement et mise au lit sans même prendre la peine de se présenter. Cependant, Keina s’en moquait, se moquait de tout. La douleur physique ne représentait rien : son âme entière souffrait le martyre.
Si seulement Luni se tenait auprès d’elle pour constater la félonie de son ami, lui délivrer quelques paroles réconfortantes et la ramener en sécurité, dans la chaleur de ses draps ! À présent, en proie à une fièvre qui obscurcissait son cerveau et embarbouillait ses idées, elle doutait même de la réalité de ses alliés du Royaume. Et s’ils n’étaient eux aussi que chimères ? Et si l’univers au complet obéissait à la sorcière, soumis à sa volonté ? Il ne lui restait plus que la mort. La mort que tous escomptaient : son sacrifice. Privée de magie, qu’avait-elle de plus à offrir à la Briseuse que sa vie ?
Elle se tuerait, et Nephir ne pourrait rien faire pour l’en empêcher. Elle se tuerait et rejoindrait sa mère, et son père, et tous les Silfes tombés au combat, qui l’attendaient là-haut et qui savaient que Nephir ne serait jamais la Briseuse, que le Solitaire s’y opposerait… qui était le Solitaire ?
Elle délirait. Était-ce la proximité de Nephir qui la plongeait dans la démence ? Était-ce l’effet pernicieux de la machine ?
Keina…
Tu es
Tu es une
(jeune Anglaise accomplie intelligente astucieuse têtue revancharde amoureuse dépitée prisonnière suffocante désespérée)
(parenthèse)
Tout est si confus, l’azur au-dessus d’elle, les nuages sous ses pieds, la paroi lisse et glissante à laquelle elle s’accroche, et ce visage, ce visage aux traits fins, cette main tendue qu’elle se refuse à saisir, car elle sait que la mort est préférable au destin qui l’attend. Tout son être le lui hurle, et elle, si jeune, atome insignifiant coincé dans la démesure des rouages qui s’ébranlent, mais elle ne veut pas mourir, pas tout de suite ! Les larmes jaillissent en cascade, larmes de douleur, larmes de rage, larmes de peur et d’indécision, et elle se sent laide de pleurer ainsi face au beau faciès terrible et souriant de son ennemie qui lui murmure avec candeur :
— Rassure-toi, petit oiseau, ton heure n’est pas venue. Allons, prends ma main ! À quoi servirait ton sacrifice ? Tu n’es pas encore prête. Un jour nous nous rencontrerons…
Mais le visage se déforme soudain, comme une aquarelle que l’on plonge dans la rivière, et une autre figure se superpose alors. Une face anxieuse aux iris couleur de ciel, auréolée de cheveux blonds comme les blés. Lun’ ! Tout ira bien. La certitude l’envahit dans une onde de chaleur bienfaitrice.
Lun’ est arrivé.
Lorsqu’elle reprit conscience, en fin d’après-midi, un étrange sentiment de sérénité baignait son esprit. Son cauchemar récurrent s’était doté d’une fin heureuse et elle ferma les yeux, s’efforçant de dessiner à nouveau les contours de cette face soucieuse qui matérialisait ses espoirs.
Les rouvrit soudain. Avait-elle oublié l’incertitude du sort de Mary, la traîtrise de Pierre, la noirceur de sa propre destinée ? Non, non, non ! Pas question de se complaire dans de vaines rêveries qui ne la sauveraient pas ! Elle rejeta sa couverture de laine et se dressa péniblement avec la ferme intention de sortir du lit. À cet instant, sa nouvelle gardienne ouvrit la porte.
— Tiens ! Z’êtes réveillée, se contenta-t-elle de marmotter en posant à côté de la cheminée un broc rempli d’eau. Pas mon fourbis d’vous servir de bonniche, moi. Mais c’que la bourgeoise veut, hein…
— Qu’est-il advenu de Mary ? s’empressa de demander Keina.
— C’que j’en sais, moi ! ‘Peut bien pourrir au fond de l’océan, c’te souillon. L’avait qu’à pas désobéir à la maîtresse, pour c’que j’en dis.
À l’évocation du corps de Mary flottant entre les algues, un frisson parcourut l’échine de la silfine. Sa gorge se noua.
— S’il vous plaît, n’en dites pas plus, parvint-elle à articuler.
Les traits épais de la servante affichèrent le mépris. Elle haussa les épaules.
— J’dois vous faire présentable pour le souper. La bourgeoise donne une sauterie, à c’qu’il paraît, et ya vot’ escorte qui vous attend derrière la porte. Allez ! Pas d’temps à perdre !
Keina se raidit, la mine pâle.
— Je n’irai pas. Vous ne pourrez pas m’y forcer.
— Moi, j’peux pas, p’têt’ ben. Mais la matrone, elle sait y faire, elle. V’z’êtes déjà frottée à elle, hein ? J’vous conseille de lui obéir si vous tenez à vot’ peau, pis si vous voulez revoir vot’Mary…
Keina déglutit. L’escapade de la matinée l’avait laissée malade et affaiblie. Elle n’avait pas le courage de supporter les railleries insidieuses de Nephir, ni d’affronter son invention diabolique. Mais s’il existait une infime chance pour que Mary fût encore en vie, elle devait la retrouver. Elle acquiesça docilement et s’abandonna à la servante.
Adossé contre le mur de l’étroit palier qui prolongeait la geôle jusqu’à un escalier en bois rongé d’humidité, un homme l’attendait. Il l’accueillit d’un hochement de tête.
— Mademoiselle Keina ? Je me présente, Pierre d’Andresy, secrétaire particulier de Nephir. Elle m’a chargé de vous escorter jusqu’à la salle de réception. Vous êtes ravissante dans cette robe.
Un clin d’œil furtif souligna son propos d’un trait ironique. Furieuse, Keina détourna le regard et accepta de mauvaise grâce le bras qu’il lui offrait. Le couple s’aventura prudemment vers les étages inférieurs. Une fois qu’ils furent suffisamment éloignés de la petite chambre, Pierre reprit la parole.
— Je t’ai menti, Keina. Tu as une mine épouvantable. Cette robe ne te rend pas justice. Tu es si maigre que je jurerais être capable de passer ma main à travers toi. Nephir te mène la vie dure.
— Que de compliments ! railla sourdement Keina. Je reconnais là ta délicatesse bien française. Est-ce tout ce que tu as à me dire, Pierre, après avoir trahi tes amis ?
Son guide voulut répliquer quelque chose, mais il se ravisa. Ils traversèrent un couloir faiblement éclairé. Soudain, il fut face à elle, la mine résolue.
— Les apparences sont trompeuses, Keina, murmura-t-il rapidement, trébuchant sur les mots. Tu me prends pour un renégat, n’est-ce pas ? Pourtant…
Il s’interrompit, alerté par un bruissement de jupes dont l’écho lointain roulait jusqu’à eux. Dans une impulsion subite, Pierre plaqua la silfine contre le mur et l’enlaça avec fermeté, enfonçant la tête dans son cou. Tandis qu’il chuchotait en hâte, elle garda les yeux rivés sur les fenêtres qui reflétaient son visage exsangue.
— Luni et les autres ont encerclé la forteresse. Ce soir, nous agirons. Maintenant, gifle-moi aussi fort que tu le peux.
Elle ne se fit pas prier. Le soufflet cingla l’air et s’abattit sur sa joue rasée de près. Il recula, visiblement outré.
— Voilà bien des manières d’effarouchée ! s’exclama-t-il à haute voix.
Une silhouette se profila au bout du corridor.
— Monsieur Pierre d’Andresy ? résonna une voix aigre. Je serais vous, j’éviterais de badiner avec cette demoiselle. Je doute que Nephir apprécie de voir son petit Français courtiser sa détenue. Conseil d’amie.
— Ne vous alarmez pas, Georgianna, répliqua Keina en reconnaissant le timbre. Je vous jure que pour rien au monde je n’accepterai les avances de cet homme. Cette idée m’emplit d’horreur.
Manifestement déçue, la dame rouge haussa le menton et, dans un tourbillon de soie et de mousseline, les dépassa sans un mot. Un demi-sourire au coin de la bouche, Pierre la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle s’évapore. Il se tourna vers Keina.
— T’emplit d’horreur, vraiment ? Je sais que ton cœur est engagé, mais quel coup m’infliges-tu là ! Suis-je si misérable à tes yeux ? marmonna-t-il, la mine contrite, en lui offrant son bras.
Les lèvres pincées, Keina se contenta d’accepter son invite.
Ils pénétrèrent dans l’antichambre, attendirent d’être annoncés et passèrent le seuil de la salle de réception. Sans même une œillade pour Keina, Nephir fondit sur le Français. Elle accrocha son coude pour le guider à travers les invités. Aux quelques mots qu’ils s’échangèrent, Keina comprit qu’ils avaient été amants. La sorcière inondait Pierre d’attentions et lui posait mille questions auxquelles il répondit posément. La jeune fille découvrit non sans étonnement qu’il avait été à son service durant plus de dix ans. Nephir ne cessait de l’aiguillonner sur les raisons de son départ et sur ce qu’il avait fait durant son absence.
— J’ai voyagé, mentit le Français avec aplomb. Aux Indes Orientales, en Afrique, en Amérique du Sud. Je ne supportais plus guère le climat new-yorkais. Quand je suis revenu, j’ai appris de tes associés que tu t’étais installée en Angleterre. Il m’a fallu du temps pour vous retrouver, Madame. Cependant le cœur est un guide infaillible, badina-t-il dans sa langue natale.
Nephir émit un roucoulement satisfait et lança une œillade appuyée à Esteban, qu’elle avait relégué vers l’office. L’arrivée de Pierre semblait avoir placé son favori en disgrâce. Soupçonnait-elle le rôle qu’il avait joué dans la tentative de fuite de sa prisonnière ? Keina s’aperçut sans s’émouvoir qu’elle s’en moquait. Elle n’avait aucune affection pour lui. Elle éprouvait même une gaieté passive à le voir silencieux, en retrait, enfoncé dans sa morosité coutumière. Pourquoi serait-elle la seule à souffrir au milieu de cette assemblée à l’allégresse malsaine ?
La soirée parut à la silfine plus irréelle encore que d’ordinaire. À l’extérieur, dans la nuit noire, la neige s’était mise à tomber à gros flocons, ce qui formait un évènement extraordinaire si tôt dans l’année, racontait-on en riant. Mais à travers les entrelacs gothiques, Keina ne distinguait guère que les reflets grotesques des créatures magiques qui peuplaient le salon, parés d’artifices que la lumière des chandeliers ne réfléchissait pas.
La sensation d’être enfermée en plein cœur d’un monstrueux palais des glaces pétrifiait son esprit. Elle hochait la tête quand on lui parlait, s’asseyait là où on le lui ordonnait, mais tous ses sens étaient anesthésiés. Enrobée d’un nuage cotonneux, sa conscience sombrait.
Lorsque le souper fut annoncé, elle suivit paresseusement le mouvement et se plaça devant son couvert habituel, à la droite de Nephir. Elle lança un regard éteint à Pierre qui s’installa en face d’elle, sur la chaise qu’occupait Georgianna les soirs précédents.
Tandis que les convives échangeaient des banalités, les mots qu’il avait prononcés dans la galerie tourbillonnaient sous son crâne, perdaient de leur substance, résonnaient comme une langue étrangère.
Luni et les autres ont encerclé la forteresse.
Impossible. Il avait menti, forcément. Comment, s’il disait la vérité, avait-il pu la laisser là, sur cette lande déserte, entre les griffes de Nephir, alors que la liberté lui tendait les bras ?
Ce soir, nous agirons.
Ce soir ? L’horloge sonnait-elle déjà l’heure ? Quel jour était-on, au juste ? Quel mois, quelle année ? Elle se noyait dans son propre cauchemar, et autour d’elle ne régnaient que ténèbres et silence glacé. Les invités se mouvaient au ralenti, comme à travers la lunette d’un kinétoscope déréglé.
Pierre versa mollement à sa voisine de gauche un verre de vin dont d’infimes gouttes perlèrent sur la nappe. D’un glissement fluide, Nephir porta une serviette à ses lèvres. Les voix se distordirent dans l’atmosphère. Keina ferma les yeux.
Un sifflement traversa la salle à manger. Les sons se bousculèrent soudain, enchevêtrement indistinct de voix, de vaisselles qui tombent, de meubles qu’on renverse. Mais rien de tout cela n’était réel, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Keina n’osait ouvrir les paupières, de peur d’affronter la folie qui grignotait peu à peu ses sens.
— Nephir !
Cette voix…
— Nephir, rends-toi ! Nous avons pris ta forteresse. Au-dehors, deux cents agents du Royaume n’attendent qu’un ordre pour en découdre avec les créatures qui ont embrassé ta cause.
Était-ce possible ?
Un rire, presque enjoué.
— Ça alors ! Qui eut cru que ce cher Luni ist’Antos parviendrait à déjouer le piège que j’avais tissé pour sa protégée ? Pierre, mon ami, débarrasse-nous de cet importun.
La silfine ouvrit les yeux et se figea, témoin d’une scène que ses sens fatigués peinèrent à assimiler.
Autour de la table du souper, ne siégeaient plus qu’elle et l’autruche, son visage sec plongé dans le potage, une flèche plantée dans le dos. Les convives s’étaient rassemblés en position défensive de part et d’autre de Nephir.
Déployés à l’autre bout de la pièce, une vingtaine d’intrus leur faisait face, toutes armes dehors. Parmi eux, Keina identifia certains agents du Royaume : Eoin, le soupirant de Lynn, Caledon, ce vieillard à l’air si austère, Olga toujours aussi bravache, ses deux compagnons dont elle avait oublié le nom…
Les deux groupes se jaugèrent. Enfin le corps mince de Pierre se détacha avec désinvolture, le poing serré sur la crosse d’un pistolet. Il parut viser un assaillant puis, tranquillement, retourna son arme contre Nephir.
— Ma chère Nephir, déclara-t-il avec une once de dédain. Nous avons passé du bon temps, mais toute chose a une fin. Je ne suis plus celui que tu as connu.
La belle assurance de la sorcière fondit comme neige au soleil. Une grimace incrédule déforma son gracieux visage.
— Pierre ! J’exige une explication, prononça-t-elle d’une voix blanche.
Esteban dessina un sourire moqueur qu’il s’empressa d’effacer lorsqu’elle coula vers lui un œil brûlant de rage.
— Oh, c’est très simple. Lorsque je travaillais pour toi, j’étais aveuglé par tes charmes. Puis j’ai rencontré Luni, qui m’a ouvert les yeux. Tu es une Carmilla, Nephir. Tu vampirises tous ceux que tu croises. Dieu sait quelle épave enchaînée à tes désirs, aussi lâche et servile qu’Esteban, serais-je devenu si mon ami ne m’avait porté secours ! Tu conviendras avec moi que je ne puis le tuer comme tu me l’as ordonné. J’ai une dette envers lui, comprends-tu ?
En quelques enjambées Pierre rejoignit Olga. Elle lui adressa un sourire éclatant. Un homme sortit de l’ombre pour se ranger à ses côtés. Le cœur de Keina s’emballa soudain. Il était venu.
Il se tenait là, dans la même pièce qu’elle, le visage tourné vers Nephir, les doigts enroulés autour de la garde de son épée, les jointures blanchies par la colère ! Elle tenta de se lever, trahie par ses jambes flageolantes.
— Non, souffla Nephir. Alors, ce retour n’était…
— Qu’un piège, compléta le Français. Je crains, ma chère Nephir, que tu n’aies accueilli un traître…
Il fut coupé par une exclamation angoissée.
— Keina !
Le flashback de Keina sur la fin de la guerre et sa rencontre d'alors avec Nephir a vraiment une très belle narration, les mots y sont magnifiques. Je te tire mon chapeau. Et le parallèle de l'arrivée de Luni entre cette scène et la fin du chapitre résonne très bien. ^^
Merci beaucoup pour le compliment sur la narration ! Ce sont des choses que je garderai certainement à la prochaine réécriture... ^^