Chapitre 23 - Une évasion

Par Keina

Plus infime que l’atome, plus évanescente que l’air, elle explorait les eaux, les montagnes, les déserts, les forêts ; chevauchait les tempêtes, glissait sur les marées, crépitait au cœur des volcans. À la poursuite des fragments d’elle-même, des éclats de son âme. Certaine qu’elle les reconnaîtrait, car elle était née de la Pierre, tout comme l’Imagination qui avait façonné le multivers, comme l’Avaleur de Mémoire qu’elle ne devait pas tirer de son sommeil. Comme le Royaume, les Mémorieux, les Imaginaires. S’était-elle un jour demandé qui elle était ? Cette nuit, elle le savait. Elle était la Mémoire. La Mémoire portait son empreinte. Elle n’était pas une parenthèse, non. L’Avaleur l’apprendrait bien assez tôt. Pour l’instant ne comptaient que les gemmes, qui refusaient de répondre à son appel…

 

Elle se réveilla dans sa chambre, l’esprit confus et la gorge nauséeuse. Une pluie glacée battait contre les carreaux de sa fenêtre. Le feu qui embrasait l’âtre l’apaisa quelque peu. Au lieu d’investir ses muscles et sa chair, la magie s’était insinuée dans son cerveau, avait manipulé ses sens et ses souvenirs, jusqu’à brouiller entièrement sa perception du monde.

Avant de sombrer dans l’inconscience, il lui sembla qu’elle avait voyagé à travers le multivers, à la recherche de… quoi, au juste ? La veille, Nephir avait évoqué les gemmes. Elle n’eut pas le loisir d’y songer plus longtemps. Le cadenas de la porte fit entendre son cliquetis. Keina se redressa avec circonspection, s’attendant à trouver Mary, comme d’habitude. Mais l’ombre qui se découpa dans la clarté du seuil n’appartenait pas à l’alfine. C’était celle d’Esteban.

Il s’introduisit dans la chambre, se posa sur l’une des deux chaises qui cernaient le foyer et leva ses pupilles ténébreuses sur la silfine médusée. Il s’exprima de la même voix sèche et abrupte, affublée d’un léger accent castillan, qui s’était élevée durant le dîner.

— Vous avez rencontré Anna-Maria. Parlez-moi d’elle.

Pendant quelques secondes, Keina se tut, s’efforçant de le comprendre. Avait-il encore des sentiments pour la reine déchue ? Dans ce cas, pourquoi l’avoir trahie ? Pourquoi l’avoir laissée se faire torturer ? La gorge aride, elle ouvrit la bouche.

— Anna-Maria s’est pendue. Elle s’est lassée de vous attendre.

Pourquoi avait-elle dit ça ? Les mots étaient sortis d’elle sans qu’elle puisse l’en empêcher. Elle se tendit imperceptiblement, guettant la réaction du silfe. Quelques secondes passèrent. Il se leva brutalement et franchit en deux pas l’espace qui les séparait. Cœur battant, Keina se plaqua contre sa tête de lit, craignant la main puissante d’Esteban. Au lieu de cela, il frappa avec courroux l’un des montants à sa droite. Elle émit un sursaut, mais, d’un air de défi, garda ses yeux noisette braqués sur lui.

— Vous mentez ! tonna-t-il. Vous mentez pour m’atteindre.

— À quoi cela me servirait-il ? Je suis à la merci de votre maîtresse. Anna-Maria n’est plus, c’est la vérité. Nous l’avons enterrée à la fin de l’automne. Elle était terrorisée.

La silfine crut qu’Esteban allait de nouveau s’échauffer, mais il se recroquevilla sur lui-même et poussa un long gémissement plaintif. Son corps, ratatiné sur le parquet, s’agita de sanglots. Keina retint sa respiration, le cœur débordant de rage.

— Pourquoi pleurez-vous ? Il est trop tard à présent. Vous l’avez trahie, vous vous êtes enfui avec la sorcière. Vous êtes responsable de son malheur.

Le silfe se redressa si brusquement qu’elle ferma les paupières, persuadée d’avoir signé son arrêt de mort. Elle sentit des bras athlétiques la saisir par les épaules, occasionnant une douleur aiguë. Un souffle brûlant effleura son cou. Ses narines captèrent le parfum musqué d’Esteban.

— Que savez-vous de mes actes, jeune insolente ? Que savez-vous de moi ? Est-ce que ça vous amuse de condamner les gens en aveugle ? Vous ignorez tout ce que j’ai déjà enduré en expiation de mes faiblesses passées. Savez-vous seulement que j’ai accepté de payer ce prix afin de sauver ma bien-aimée ? Non, évidemment, tout ceci dépasse votre petite cervelle.

Keina planta ses iris dans ceux d’Esteban. Ses pensées bouillonnaient, échauffées par ces insultes.

— Vous haïssez Nephir. Soit, commenta-t-elle d’une voix contenue. Pourquoi vous être donné à elle dans ce cas ? Ce que vous dites est vrai. Je ne comprends pas.

D’un mouvement aussi brutal que les précédents, il se détourna d’elle et arpenta le parquet de la chambre. Comme ses manières rustres contrastaient avec les gestes fluides, insidieux de la sorcière ! Il n’existait dans l’univers un couple plus mal assorti.

Il passa une main dans la masse de ses cheveux sombres, parut hésiter quelques secondes, puis ouvrit la porte, dans l’intention de sortir. Au moment où il allait franchir le seuil, Keina prit une inspiration et tenta le tout pour le tout.

— Si je vous parle de votre bien-aimée, m’aiderez-vous à m’évader ?

Il stoppa net et se tourna en direction du lit.

— Pourquoi ? Je n’ai aucune envie d’affronter la colère de Nephir.

— Parce que c’est ce qu’Anna-Maria aurait voulu, hasarda-t-elle avec un léger tremblement.

Il se tint coi quelques secondes, les lèvres pincées, puis repoussa le battant.

— Mon influence ici est limitée. Je ne puis que vous faire quitter l’île. Par la suite, vous devrez vous débrouiller seule.

Keina hocha la tête, étonnée de la facilité avec laquelle elle était arrivée à ses fins. Esteban reprit sa place auprès du feu.

— Racontez-moi alors. Que vous a-t-elle dit avant sa mort ?

 

L’attente… c’était ce que Keina détestait le plus dans sa condition de prisonnière. Elle avait terminé The Vicar of Wakefield et entamé The Monk. L'endroit se prêtait à la lecture d'un roman gothique du début du siècle dernier.

Esteban avait promis de revenir le lendemain, avant l’aube. Pour l’heure, la silfine devait consentir à toutes les fantaisies de Nephir. Au souvenir de la machine qu’il lui faudrait subir à nouveau, son corps entier s’anima de frissons, mais elle exhorta son esprit à se montrer stoïque devant son destin.

De la même façon que la veille, la sorcière la fit quérir pour le thé. Elle feignit d’écouter ses bavardages et d’ignorer les regards morts d’Esteban qui se posaient sur elle. Lorsqu’à la fin de la soirée, elle accepta sans renâcler de s’introduire dans l’invention de verre, Nephir émit un petit rictus méprisant.

— Je t’imaginais plus combative, ma chère cousine, dit-elle avant d’abaisser le levier.

Comme la première fois, Keina eut la sensation que la magie aspirait son existence pour l’emporter par-delà le Passage.

 

Elle se réveilla en sursaut, nageant dans sa sueur. On l’avait déshabillée puis alitée. Sa langue n’était plus qu’un désagréable échantillon de carton pâteux, et une douleur aiguë électrisait l’arrière de son crâne. Elle grogna, et comprit soudain ce qui l’avait tiré du sommeil.

Quelqu’un déverrouillait le cadenas de sa porte. Elle se débarrassa de ses draps et se dressa dans les ténèbres, sa chevelure fine tombant en cascade sur ses épaules couvertes de lin. Esteban pénétra en silence dans la cellule. Mary le suivait d’un pas nerveux, une lanterne à la flamme vacillante dans une main, et des vêtements pliés au creux de son bras.

— Vous avez de la chance, le ciel est voilé cette nuit. Il n’est pas envisageable d’emprunter la chaussée, elle est bien trop exposée. Mary vous a dégotté une livrée de valet. Un bateau vous attend dans une crique à l’est de l’île. À deux, vous pourrez facilement gagner la côte. Il faudra vous hâter. La marée ne va pas tarder à redescendre. Pour le reste, je m’en fiche. Je ne fais pas cela pour vous, mais en mémoire d’Anna-Maria. Avez-vous des questions ?

Il avait débité son discours à mi-voix, sans même lui accorder un regard. Keina secoua négativement le menton, décontenancée par la rapidité des événements. Il décampa sans un mot. Tandis que l’alfine l’aidait à enfiler son gilet, elle lui parla doucement.

— Pourquoi as-tu accepté de m’assister, Mary ?

— Monsieur Esteban, répondit-elle d’une voix fluette. Il détient un pouvoir sur Nephir, un grand pouvoir. Il m’a promis de faire en sorte qu’elle me rende mon arbre. Je sais qu’il le fera.

Keina acquiesça brièvement, moins convaincue que son amie. Pouvait-on se fier à cet homme aux actes si incongrus ? Elle se garda cependant de faire part de ses doutes à Mary, et la suivit dans le dédale du château fort.

Après une courte pause à l’office, où la domestique lui dénicha un caban à capuche épaisse pour se prémunir de l’hiver, elles sortirent dans l’obscurité de la nuit. Une bise glacée mêlée d’embruns s’abattit sur les deux silhouettes. Elles se pelotonnèrent au creux de leurs manteaux. L’air charriait des brassées d’océan. La bruyère laissait apercevoir au gré des nuages l’éclat étincelant du givre qui la recouvrait.

Elles cheminèrent entre les rocailles, guidées par le ressac, que le cri enroué d’un goéland accompagnait parfois. Keina avança prudemment, presque à tâtons. À ses côtés, Mary sautillait avec grâce. La forteresse au-dessus d’elles les avalait de son ombre noire. Le sol prit de l’inclinaison, et la silfine sentit une boule compacte se former dans son estomac. Si elle se rompait le cou sur cette lande aride, quelle fin pitoyable cela ferait-il !

L’alfine la dirigea patiemment, sa petite main sèche accrochée à la sienne, moite et tremblante. Peu à peu, les ténèbres pâlissaient. Quelques yards en contrebas, une crique naturelle laissait deviner la forme concave de la barque qui l’occupait. Jetant un œil alentour, Keina aperçut à sa gauche la chaussée de pierre qu’Esteban les avait dissuadées d’emprunter, et qui reliait St Aubyn’s Mount à la côte.

Soudain, elle tressaillit. Un individu à cheval s’y hâtait, suffisamment proche pour distinguer les deux fuyardes. Prise de panique, elle voulut presser le pas pour échapper à sa vue. Sa bottine dérapa. Elle s’étala entre les ajoncs et poussa un glapissement aigu alors que sa blessure rencontrait la roche. Légèrement sonnée, elle resta quelques instants sans réagir. Mary la supplia en silence de se remettre debout. Mais il était déjà trop tard : alerté par le bruit, l’homme avait sauté au bas de sa monture. Après avoir crié quelques mots à une personne invisible, il se dirigea vers elles.

Keina se ratatina. Son cœur cessa de battre lorsqu’elle reconnut celui qui s’avançait sur la lande, un pistolet dans une main, la régularité de ses traits soulignée par les premières lueurs de l’aube.

Pierre, le meilleur ami de Luni.

Leurs yeux se croisèrent et il s’arrêta, le visage déformé par une surprise sans nom. Durant un instant il parut indécis. La silfine braqua son regard sur lui, comme pour lui envoyer une imploration mentale. S’il te plaît, fais demi-tour, laisse-nous partir. S’il te plaît… Mais une voix chantante s’éleva dans son dos, et elle sut que tout était perdu.

— Pierre ! Où te caches-tu ? Voilà que mon secrétaire favori disparaît de nouveau, alors que j’ai sauté du lit pour l’accueillir ! À peine ai-je pris le temps d’enfiler ce déshabillé. Qu’as-tu trouvé dans les genêts ? Un lapin, comme je te l’avais prédit ?

L’homme soupira doucement et rangea le pistolet dans la poche intérieure de sa gabardine. Puis il se tourna vers Nephir qui caracolait à sa rencontre, inconsciente du froid qui l’environnait.

— Plus précisément des lapines, ma chère Nephir, annonça-t-il d’un ton égal. Deux, pour être exact, mais je te laisse le constater par toi-même.

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Dragonwing
Posté le 06/02/2022
"À peine ai-je pris le temps d’enfiler ce déshabillé." Euh, donc en fait elle fait exprès d'aguicher tous les hommes à sa portée, Nephir, ou ça lui vient juste naturellement ?

En tout cas, j'avais raison de ne pas voir Pierre d'un beau œil 👁 Je ne sais pas si Esteban prenait un gros risque en aidant Keina à s'échapper, vu qu'il est clairement dans les petits papiers de Nephir et qu'elle ne se méfiera peut-être pas de lui sans preuve, mais pour Mary, c'est une autre histoire...
Keina
Posté le 13/02/2022
Ahahah, ouais, vraiment, il faut que je retravaille Nephir et mes personnages féminins en général. :) Par contre je ne suis pas sûre qu'on comprenne suffisamment l'ambivalence d'Esteban et de Pierre dans ces chapitres. Il va falloir que je rajoute des petites touches ici et là, je pense.
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