Chapitre 25

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Bonne Lecture !

L'illustration( lien au-dessus) a été réalisée par DruideLunaire

     Zhen YuJin estima que cette collation tombait à point nommé. Ils n’avaient pas beaucoup mangé ce matin, à l’auberge, préférant utiliser ce temps pour se préparer et se rendre présentable pour leur visite au Palais. La façon dont se profilait la journée semblait annoncer qu’ils n’auraient guère l’occasion de prendre une réelle pause à midi ; le Capitaine des Gardes arriverait à ce moment-là et si tout se passait bien, ils risquaient de repartir dans la foulée.

     Tout en leur servant le thé et en les laissant piocher dans la nourriture, YiShi Shen s’adressa à Zhen YuJin :

     — Tout à l’heure, vous avez dit appartenir aux « Musivateurs », c’est ça ? N’est-ce pas cette Troupe qui vient toujours à l’occasion du Nouvel An ? Ce nom m’évoque quelque chose.

     Il déposa une tasse devant l’ancien Prince Héritier qui acquiesça :

     — Oui, nous sommes des musiciens et Cultivateurs Itinérants, nous nous déplaçons au gré de nos envies ou des demandes que nous recevons, mais Lu Lei se fait un point d’honneur à revenir ici pour les festivités.

     — Cela signifie-t-il que vous êtes revenus chaque année ?

     Un mince sourire étira les lèvres du Maître du Feu qui répondit par la négative :

     — J’ai évité. Pour être honnête, cette année a été la première fois que je remettais les pieds à ZhenShen, depuis… depuis cette fameuse nuit…

     L’Intendant hocha la tête, compréhensif. Constatant qu’il demeurait totalement absorbé par l’homme assis en face de lui et oubliait le reste, Chan YinMai attira la théière à lui et entreprit de prendre le relais. Il poussa peu après une tasse pleine devant Zhang JingXi qui le remercia d’un grand sourire amusé.

     — Mais comment… comment vous êtes-vous retrouvés parmi eux, par quel miracle… ?

     Plissant légèrement les paupières, Zhen YuJin se perdit un instant dans ses souvenirs et contempla l’infusion chaude dans sa tasse.

     — Je ne sais pas si vous vous rappelez, Maître, mais le matin de ce jour tragique, je vous avais supplié de m’emmener en ville, pour voir les artistes s’installer.

     En tant que membre de la Famille Impériale, il savait qu’il n’aurait pas le droit de sortir en pleines festivités et d’en profiter. L’Empereur et les siens ne se mêlaient pas à la foule, pour leur sécurité et pour éviter de détourner l’attention du peuple sur eux à un moment où elle devait être focalisée sur les représentations en tout genre. Il eut la pensée amère que cette règle de « ne pas sortir se mêler au peuple » n’avait pas du tout servi à protéger la vie de ses parents pour autant, puisque la menace était venue du Palais lui-même. 

     — Oui… murmura l’Intendant. Oui, je me souviens, vous étiez debout avant l’aube et vous avez trainé Ming XiWang dans votre sillage. Vous étiez intenables tous les deux.

     Zhang JingXi s’étouffa avec sa boisson et faillit recracher ce qu’il avait avalé. Aussitôt, le Maître du Feu se tourna vers lui, inquiet :

     — Tu vas bien ?

     Confus, son amant s’essuya la bouche avec une serviette et bafouilla :

     — Oui, oui, pardon. C’est juste que j’avais pas réalisé…. Tu… Que tu avais pu rencontrer l’Empereur, à l’époque…

     — Il ne l’était pas encore, à ce moment-là, fit remarquer Zhen YuJin avec un certain amusement.

     Il résista à l’envie de fondre sur ses lèvres tant il le trouvait particulièrement craquant avec son air un peu perdu. Une partie de lui culpabilisait toutefois de savoir qu’il était à l’origine de cette expression, aussi prenant le prétexte de lui remettre une mèche de cheveux en place, il en profita pour lui caresser discrètement une joue au passage :

     — Mon père et Ming YanShi étaient Frères-Jurés[1], il venait avec Ming XiWang lorsqu’il nous rendait visite. Comme ça a été le cas, cette année-là.

     À contrecœur, il détourna le regard de son amant pour revenir à l’Intendant et reprendre le fil de ses explications :

     — Si je me souviens bien, nous sommes allés tous les trois en ville, très tôt, ce matin-là et incognito.

     Une expression nostalgique passa dans les yeux de son ancien mentor qui cala sa main sous son menton. Il ne se privait pas de le dévisager encore et encore, comme s’il craignait que le Maître du Feu ne se dissipe soudain et ne soit en réalité qu’un mirage inventé de toutes pièces par son esprit :

     — Oui… Vous courriez partout, tous les deux, vous alliez d’un étal à l’autre. Ming XiWang voulait aller voir les cerfs-volants. Et vous m’avez fait une peur bleue lorsque je vous ai perdu de vue, pendant plusieurs minutes.

     — C’est exact, approuva le Musivateur. Je m’étais éloigné, j’avais remarqué un ballon qui roulait à cause du vent et qui avait échappé à son propriétaire. Je me suis précipité pour l’intercepter et j’ai rencontré Chan YinMai à ce moment-là.

     Il désigna son meilleur ami, tout en l’interrogeant du regard. Celui-ci lui fit signe de continuer et préféra se concentrer sur la nourriture devant lui.

     YiShi Shen avait suivi le bref échange entre les deux hommes et reporta son attention sur Zhen YuJin lorsque celui-ci reprit la parole :

     — Je lui ai rendu son ballon et c’est alors qu’il m’a mis en garde. Il faut savoir qu’il a des capacités extra-lucides, il peut deviner certains évènements à l’avance et il m’a prévenu qu’il allait peut-être se passer quelque chose, pendant la nuit.

     Surpris, l’Intendant pivota vers son voisin de table et l’observa avec beaucoup plus d’attention. Incrédule, il bredouilla :

     — Vous… vous saviez déjà que… ? Vous n’avez pas jugé utile de nous prévenir davantage ?

     Calmement, tout en gardant le regard fixé sur une miette avec laquelle il était en train de jouer, le Médium répondit d’une voix douce :

     — Mes capacités m’échappaient énormément à l’époque, je n’étais pas sûr de savoir ce qui relevait du songe et de la réalité à venir. En me réveillant, j’étais certain d’avoir fait un simple rêve, jusqu’à ce que je vois de mes propres yeux le petit garçon que j’avais vu dans mon sommeil, en train de me rendre mon jouet. Ça a été plus fort que moi, j’ai senti que je devais le prévenir. Et que je devais également mettre ma mère adoptive au courant, parce que j’avais besoin de son aide pour… après.

     Craignant que YiShi Shen n’en veuille à son meilleur ami de ne pas avoir alerté davantage la Famille Impériale, Zhen YuJin s’empressa de reprendre la parole :

     — Nous n’étions que des enfants, Maître YiShi. Moi-même, je n’ai prévenu ni mes parents, ni vous, parce que je ne savais pas vraiment si je devais le croire ou non. Ce qu’il m’a raconté est devenu vrai une fois que je me suis retrouvé devant le fait accompli. Mais soyons honnêtes, si un petit garçon de huit ans avait voulu parler à mon père, à l’époque, aurait-il été pris au sérieux ? Même si nous avions envoyé Lu Lei, une adulte, pour vous prévenir, est-ce que vous l’auriez écoutée ?

     L’ancien Précepteur hésita nettement. Une partie de lui voulait jurer sur tous les Dieux et les Immortels que oui, oui, ils auraient écouté avec grand sérieux un garçonnet accompagné d’une Itinérante. Mais il avait aussi beaucoup entendu parler de faux voyants, des charlatans qui prétendaient prédire des évènements et qui, soit se trompaient, soit étaient eux-mêmes à l’origine des évènements en question.

     — Saviez-vous qui était responsable… ? s’enquit-il du bout des lèvres en s’adressant au Médium. Dans ce que vous avez vu…

     — Non, je l’ignorais. Je savais seulement que la vie du Prince Héritier était en danger et qu’il devait s’enfuir. J’ai appris qui était le commanditaire du meurtre en même temps que lui, quelques heures plus tard.

     Il esquiva avec soin le regard de YiShi Shen. Il sentait que malgré sa bonne volonté de ne pas l’accuser, sa conscience qu’effectivement ils n’auraient pas écouté l’enfant qu’il était, l’homme avait envie de l’estimer en partie responsable du drame de ce fameux soir du Nouvel An. Et qu’il culpabilisait de nourrir ces pensées. Chan YinMai ne pouvait pas lui en vouloir d’avoir ce ressenti. Lui-même songeait parfois à cette terrible journée et regrettait de ne pas avoir trouvé une solution pour sauver tout le monde. Zhen YuJin s’était retrouvé orphelin, YiShi Shen avait perdu un ami cher et le peuple entier avait subi la tyrannie du nouvel Empereur.

     L’Intendant se massa le front, ne pouvant s’empêcher d’imaginer une version alternative où WangZi Huan ne mourrait pas de cette façon, où…

     — Si je puis me permettre, se risqua Zhang JingXi, peut-être valait-il mieux que tu ne saches pas qui était le coupable. Aussi tragiques soient ces évènements, je crois que nous avons malgré tout réussi à avoir la meilleure version possible…

     YiShi Shen leva les yeux vers lui et fronça légèrement les sourcils :

     — Que voulez-vous dire ?

     — Eh bien…

     Le Cultivateur hésita, puis regarda Chan YinMai un moment, avant de tendre le bras pour poser sa main sur la sienne, comme pour le réconforter, ayant deviné la forte culpabilité qui le rongeait également depuis des années.

     — Eh bien, je maintiens que même si Chan YinMai avait prévenu le Palais, les choses auraient pu être pires. Soyons sincèrement honnêtes et imaginons qu’il arrive avec Lu Lei pour informer WangZi Huan et sa famille. Je suis certain que non, ils n’auraient pas été pris au sérieux de prime abord. Il faut prendre en compte également le fait que WangZi Huan et Ming YanShi étaient Frères-Jurés comme tu viens de nous le rappeler.

     Il avait reculé le bras et regarda Zhen YuJin qui opina du chef immédiatement.

     — Dans ce cas, si Chan YinMai avait eu le nom du coupable, est-ce que ton père l’aurait cru ? Aurait-il douté de son Frère-Juré ? Je suppose qu’il lui faisait entièrement confiance et rien ne garantissait que les dires d’un petit garçon soient véridiques, il pouvait difficilement prouver la réalité de son cauchemar.

     — C’est vrai, approuva le Musivateur en lançant un regard en direction de son ancien mentor. Mes souvenirs sont lointains, mais je crois me rappeler que père lui accordait sa pleine confiance. Il aurait cru à une farce, n’est-ce pas ?

     — Certainement, admit du bout des lèvres YiShi Shen. Je dois avouer que moi-même je lui faisais confiance. Lorsque j’ai compris que WangZi Huan était mort à cause de lui, le choc a été rude. Il avait très bien caché son jeu, le temps de préparer son coup.

     Zhang JingXi enchaîna aussitôt :

     — Donc, que Chan YinMai donne le nom ou pas du coupable, s’il avait alerté le Palais Ming YanShi aurait forcément été mis au courant de cette « farce », vous en conviendrez ?

     L’Intendant acquiesça et blêmit en réalisant soudain où il voulait en venir. Zhen YuJin tressaillit en suivant le fil de sa pensée et le Médium releva lentement les yeux en direction de celui qui parlait.

     — Permettez-moi de supposer alors que Ming YanShi aurait vu clairement une menace en Chan YinMai et en Lu Lei en constatant qu’ils savaient quelque chose. Nous savons aujourd’hui de quoi il a été capable et je pense que nous pouvons tous imaginer qu’il ne les aurait pas laissés quitter la Capitale. Et dans la foulée, je ne donne pas cher de la vie du Prince Héritier à ce moment-là non plus… Ce sont trois vies supplémentaires qui auraient pu être prises, ce jour-là.

     Un lourd silence s’abattit sur la table. Les deux Musivateurs échangèrent un long regard, choqués par les paroles de leur compagnon de voyage. Eux-mêmes n’avaient jamais réfléchi à cette hypothèse, ils s’étaient contentés de fuir et de faire en sorte de rester en vie. Un rien aurait effectivement pu tout faire basculer en leur défaveur…

     YiShi Shen se tourna brutalement vers le Médium et lui saisit les deux mains :

     — Vous avez toute ma reconnaissance éternelle, mon jeune ami. Je vous prie de m’excuser pour les mauvaises pensées que j’ai pu émettre à votre égard à l’instant alors que vous avez tout de même sauvé le Prince Héritier !

     Chan YinMai bafouilla, en rougissant jusqu’à la racine des cheveux, alors que son interlocuteur inclinait le buste pour appuyer ses paroles. Quelques minutes plus tôt, il devinait les accusations silencieuses de l’Intendant, maintenant il ne percevait plus que sa pleine gratitude et ce changement brutal le perturbait au plus haut point. Gêné également de voir un fonctionnaire haut placé du Palais s’incliner ainsi devant lui, il ne savait plus où se mettre et tenta vainement de reculer ses mains :

     — Ce… Ce n’est pas grave, vous n’avez pas à vous excuser, ni à me remercier… J’ai seulement suivi mon instinct…

     Désemparé, il jeta un regard d’appel à l’aide en direction de ses amis et faillit fondre de soulagement lorsque Zhen YuJin reprit la parole :

     — Chan YinMai m’a donc prévenu à l’époque et quand je vous ai rejoint, lui-même a couru informer Lu Lei de ce qu’il se passait. Ensuite, sans que ni vous, ni Ming XiWang, ni moi ne le sachions, il nous a suivis lorsque nous sommes rentrés au Palais.

     Comme espéré, l’Intendant relâcha le Médium qui en profita pour plier et déplier ses doigts endoloris d’avoir été serrés si fort, tandis que YiShi Shen prêtait à nouveau une oreille attentive au récit.

     — Il a patienté toute la journée, en se cachant avec soin. Lorsque je me suis enfui de chez moi en comprenant qu’il avait effectivement prédit la vérité, il m’attendait. Nous avons déguerpi aussi vite que possible par le chemin secret que nous avions emprunté le matin même pour rejoindre la ville. Lu Lei guettait notre arrivée, elle avait fini son spectacle de son côté et nous avons immédiatement quitté la Capitale. À l’origine, elle voulait me conduire dans une famille alliée à mon père, mais à chaque fois Chan YinMai pouvait nous prévenir que les choses se révélaient plus compliquées que prévu. Ils se faisaient assassiner à leur tour, dans les heures qui suivaient ses visions.

     La main de Zhang JingXi, posée jusqu’alors calmement sur son bras, fut parcourue d’un frisson. Le Cultivateur avait perdu quelques couleurs et souffla à mi-voix :

     — Tu as eu une chance inouïe à chaque fois de pouvoir être prévenu et de ne pas te trouver dans les lieux où tu comptais te réfugier.

     Il dévisagea ensuite Chan YinMai avec une telle intensité que ce dernier préféra détourner le regard en marmonnant :

     — Ne me fixe pas comme ça…

     — Mais ton don est un tel prodige ! Je savais déjà qu’il était impressionnant avec ce que tu as vécu pendant notre voyage, mais là c’est encore un autre délire ! Et tu n’étais qu’un gosse à l’époque !

     Il allait se lancer dans l’éloge du Médium et de son extraordinaire capacité, lorsqu’il sentit la main de Zhen YuJin lui tapoter très discrètement la jambe pour lui demander de se taire. Machinalement, il referma la bouche et se tourna vers son amant qui déclara d’une voix douce :

     — A-Mai a du mal avec son don. Il ne sait pas le contrôler sur commande et même s’il est utile, il ne voit que des malheurs et des problèmes, la plupart du temps. N’oubliez pas qu’il n’a pas que les visions, il a aussi les ressentis qui vont avec.

     — Mais il vous a tout de même sauvé, ce qui est on ne peut plus louable, avança l’Intendant. Ce n’est pas un malheur…

     Le Maître du Feu eut un sourire peiné en constatant que son meilleur ami focalisait à présent toute son attention sur la théière et ne souhaitait pas spécialement reprendre la parole :

     — C’est vrai, mais il a vu le reste également. Il a vu mes parents mourir dans son cauchemar, il a senti ce qu’eux ont ressenti sur leurs derniers instants.

     — Oh… murmura YiShi Shen incapable d’ajouter autre chose.

     Zhang JingXi se mordit la lèvre inférieure en se rappelant dans quel état se trouvait son camarade, lorsqu’il avait vu la mort de Ping Yu, mais aussi son trouble quand il leur avait raconté l’enlèvement dont il avait failli être victime à l’auberge. L’adulte en face de lui restait encore fragile face à ses visions, il n’osait pas imaginer à quel point elles devaient être terriblement traumatisantes pour un enfant.

     — Et… et donc, j’en conclue que cette Lu Lei a décidé de vous garder, puisque vous ne pouviez vous réfugier nulle part ? enchaîna l’Intendant désireux de laisser le Médium tranquille pour le moment en ce qui concernait ses visions.

     — C’est exact. Tout le monde me pensait mort, je ne pouvais pas me cacher chez des alliés, finalement c’est en restant dans la Troupe que j’étais le plus en sécurité. Lu Lei m’a élevé comme si j’étais son fils et me voilà aujourd’hui…

     Fasciné, YiShi Shen croisa les deux mains sous son menton. Devinant que tous souhaitaient partir sur des faits plus légers, lui-même estimait avoir eu son quota d’émotions pour la journée, il ne put s’empêcher de demander :

     — Vous dites que les Musivateurs sont des musiciens ? Avez-vous des talents particuliers dans ce domaine ?

     Sa question engloba Chan YinMai qui acquiesça, soulagé qu’on ne vienne plus lui parler de ses dons de clairvoyances. Constatant que Zhen YuJin le laissait répondre, il reprit la parole :

     — Je joue de la flûte et je suis un Maître du Vent.

     Avant que l’Intendant n’ait le temps de s’extasier davantage sur son cas, il désigna aussitôt son ami d’enfance :

     — A-Jin, sait également jouer de la flûte, du tambour et c’est un Maître du Feu.

     — Comment ?! s’écria YiShi Shen qui n’en croyait pas ses oreilles. Vous… ?! Mais alors les spectacles flamboyants dont j’ai entendu parler hier soir et au Nouvel An, c’est… c’est de votre fait ?

     — Pas uniquement ! s’empressa de répondre le Musivateur concerné. Zhang JingXi est celui qui a brillé, hier soir, en réalité. Il ne fait pas officiellement partie des Musivateurs, mais il a également le talent du feu et sa prestation d’hier a été des plus grandioses.

     L’intéressé se sentit rougir face à l’enthousiasme de son amant et au regard étonné que YiShi Shen posa sur lui. Il se passa une main nerveuse sur la nuque :

     — Oh c’est… si Zhen YuJin ne m’avait pas aidé, je n’aurais rien pu faire, vous savez. Mais vous devriez voir quand Lu Lei frappe son tambour, c’est impressionnant aussi !

     Un véritable amusement se peignit sur le visage de l’Intendant. Il constatait que les trois jeunes gens se renvoyaient les compliments et ne voulaient modestement pas s’attarder sur leurs capacités respectives. Il acquiesça néanmoins en revenant à Zhen YuJin :

     — J’aimerais effectivement pouvoir rencontrer cette Dame, à l’occasion, afin de pouvoir la remercier en personne d’avoir su si bien prendre soin de vous.

     — Je lui en parlerai, promit le Maître du Feu en inclinant légèrement la tête.

     Il se demanda comment allait réagir sa mère adoptive lorsqu’elle apprendrait qu’il était tombé sur son Précepteur de l’époque. Sachant que son prochain courrier contiendrait l’annonce du décès de Ping Yu, mais aussi la mise en garde vis-à-vis des déplacements des Itinérants, il songea qu’il devrait garder l’information concernant le Palais pour plus tard. Même si les années étaient passées, même si à priori plus personne ne voulait sa mort, Zhen YuJin n’estimait guère judicieux de glisser une information pouvant indiquer ses origines dans un courrier qui pouvait être intercepté.

     — Est-ce que je peux te demander quelque chose ? s’enquit Zhang JingXi.

     Le Cultivateur avait fini de grignoter sa part dans les victuailles apportées par l’Intendant, il avait repoussé également sa tasse vide. Une main calée sous sa joue, il contemplait son amant tout en s’amusant de l’autre à tripoter l’ourlet de ses manches rouges. Il sembla soudain réaliser que Zhen YuJin n’avait qu’à peine mangé et se redressa dans une posture plus convenable pour pousser vers lui des galettes de riz et des baozis[2]. Amusé, le Musivateur attrapa l’une des galettes tout en hochant la tête, lui indiquant qu’il pouvait poser sa question.

     — Est-ce que tu as déjà songé à récupérer le trône… ?

     Tout en mastiquant son mets, le Maître du Feu l’observa alors que son compagnon était décidé à s’assurer qu’il buvait également à sa soif, en remplissant à nouveau sa tasse vide. L’interrogation avait interpellé YiShi Shen qui ne masqua guère la curiosité qui apparut sur son visage.

     Le Musivateur prit le temps de finir de manger ce qu’il avait dans la main, de boire quelques gorgées de son thé, avant de répondre posément :

     — La question s’est posée, plusieurs fois, mais je n’ai jamais vraiment eu cette ambition.

     La surprise se peignit sur les traits de ses interlocuteurs, sauf sur ceux de Chan YinMai qui connaissait déjà toute son histoire et ses raisons.

     — J’ai conscience que même si Lu Lei m’a donné la meilleure des éducations possibles, je n’y connais strictement rien dans la gestion d’un pays tout entier. De plus, personne à part elle et Chan YinMai ne savaient qui j’étais et je ne souhaitais pas mêler le reste de la Troupe à cette histoire. Je savais que ça pouvait être dangereux, je ne voulais impliquer personne. Et j’ignorais vers qui me tourner. Je vous croyais mort, Maître YiShi, je ne savais pas si Ming XiWang était du côté de son père ou non et tous les alliés du mien avaient été assassinés. Je ne désirais pas prendre le risque que d’autres gens meurent pour moi, alors que je n’étais même pas sûr de pouvoir gérer la situation une fois le trône récupéré. En admettant que je réussisse à le reprendre, bien entendu. Néanmoins, je reconnais qu’à un moment, j’y ai pensé un peu plus sérieusement…

     — Vraiment ? demanda l’Intendant à mi-voix.

     Zhen YuJin approuva d’un hochement de tête et croisa ses mains sur la table, le regard perdu dans quelques souvenirs.

     — Il y a quelques années, avant le coup de Maître de Ming XiWang, la situation du pays était si catastrophique que je me suis dit que je devais tenter quelque chose. Que ce n’était pas important si je ne savais pas gérer le « après », ce qui comptait c’était toute l’horreur du présent vécue par le peuple depuis presque deux décennies. J’ai profité d’une affaire à régler, pas trop loin d’ici, et je suis parti seul pour m’en occuper. J’étais très prêt de la Capitale à ce moment-là aussi ai-je sérieusement envisagé de m’y rendre, pour voir comment se passaient les choses au plus près du siège du pouvoir impérial. J’ai décidé de d’abord me débarrasser des Démons qui mettaient la pagaille dans le village voisin à celui où je me trouvais, ensuite rien ne m’empêchait d’aller jusqu’à ZhenShen… Je n’avais rien de précis en tête, mais je me disais que je pourrais peut-être réussir à approcher Ming YanShi d’une façon ou d’une autre pour nous libérer de sa domination.

     Les yeux grands ouverts d’étonnement, Zhang JingXi le dévisagea :

     — Attends un instant… Ton histoire de Démons, c’était où ? Dans le village de BeiHu ? Les Démons qui ont pris emprisonnés tous les villageois pour les bouffer ?

     Le Maître du Feu cligna des paupières, surpris, et acquiesça. Il faillit lui demander comment il avait eu vent de cette affaire et se rappela, avec un temps de retard, que son homme était vraisemblablement originaire d’ici et restait toujours plus ou moins dans le secteur. Comme Zhang JingXi intervenait partout où il pouvait, il paraissait logique qu’il ait entendu parler de cette histoire. Il n’y en avait pas eu beaucoup de ce type à cette époque précise.

     — C’est toi qui as réduit ces créatures en charpie ?! C’était toi ! Oh bon sang de bois, je t’ai raté de peu ! Je suis allé dans le village également, mais je suis tombé sur les survivants qui m’ont dit que quelqu’un « de très impressionnant » avait réglé le problème quelques heures auparavant !

     Une expression étrange passa sur son visage, comme s’il était en train de se demander comment seraient les choses aujourd’hui s’il avait croisé Zhen YuJin en pleine opération de nettoyage, à l’époque.

     Il se rappelait des villageois mentionnant un homme maniant son épée avec dextérité tandis que du feu jaillissait de ses mains. Comme ils étaient encore tous sous le choc de leur emprisonnement récent, il avait supposé que le Cultivateur qui était intervenu avait utilisé des talismans de feu !

     — Et donc, reprit l’Intendant en jetant un coup d’œil à Zhang JingXi en train de dévorer Zhen YuJin avec de grands yeux fascinés, vous songiez à venir jusqu’ici ?

     Il approuva :

     — Je pensais rester, à l’auberge, le temps de quelques heures pour essayer d’avoir une idée. Mais j’envisageai sérieusement de me rendre à la Capitale, le surlendemain, avec ou sans plan. Sauf que le lendemain soir, Ming XiWang nous débarrassait de son père et à partir de là, j’ai préféré ne pas bouger et attendre de voir comment les choses se passaient. Comme il paraissait vouloir réparer les erreurs de Ming YanShi et non suivre ses traces, je suis parti rejoindre les miens. Il semblait bien plus apte que moi à pouvoir gérer l’Empire et les semaines qui ont suivi ont confirmé cette impression.

     Il ne précisa pas que, la veille de son intervention à BeiHu, il avait croisé ZiaHo ZaYing pour la première fois, ce fameux jour où il l’avait vu tuer un homme à mains nues. S’il était quasiment certain que l’individu ne pouvait pas connaître son identité, dans la mesure où ils devaient avoir approximativement le même âge et ne s’étaient jamais rencontrés auparavant, il avait tout de même eu quelques sueurs froides à l’idée d’être reconnu malgré tout. Il avait pu mesurer à ses agissements qu’il risquait de lui donner du fil à retordre, en cas de problème.

     — Incroyable, souffla YiShi Shen. Vous étiez si proche de nous à ce moment-là… Vous n’avez pas voulu profiter de l’occasion pour faire savoir que vous étiez en vie ?

     — J’ai préféré éviter, admit le Musivateur. Un changement de pouvoir s’annonçait, Ming XiWang paraissait savoir ce qu’il faisait et je craignais que mon retour sabote son autorité et ses efforts pour tout réparer. Je ne voulais pas attirer l’attention sur moi. Et comme je vous l’ai dit, je n’ai pas les compétences nécessaires pour régner comme il le fait si bien. L’identité du Prince Héritier n’est plus la mienne depuis la nuit où mes parents sont morts, je suis un Cultivateur Itinérant et je n’ai pas à prétendre à une place qui ne m’est pas destinée.

     L’Intendant le dévisagea un long moment, l’air pris par quelques pensées. Il observa le bel homme qui lui faisait face et ressentit un élan de fierté en songeant à toutes les paroles prononcées depuis leurs retrouvailles. WangZi BanShui, bien qu’élevé loin du Palais, présentait tout de même une éducation on ne peut plus admirable à son avis. Il s’exprimait bien, ses talents d’épéiste ne semblaient pas avoir besoin d’être prouvés s’il se fiait à ce qu’il entendait et en prime il avait le don du feu. Il le trouva un brin modeste et estima que le Cultivateur saurait certainement mieux gérer certaines situations qu’il ne voulait bien se l’avouer. Dans tous les cas, son ancien élève était vraisemblablement devenu quelqu’un de bien et il espéra de tout son cœur qu’il aurait l’occasion de le revoir.

     — Dois-je… prévenir Son Altesse que vous êtes en vie ? interrogea finalement YiShi Shen.

     La question, pourtant logique et légitime, laissa Zhen YuJin sans voix sur l’instant et incapable de lui fournir une réponse.

     Chan YinMai fronça légèrement les sourcils, tandis que Zhang JingXi s’agitait sur sa place.          Le Médium demanda alors avec prudence :

     — Serait-ce une bonne chose ? En comptant Lu Lei, nous sommes déjà quatre à connaître le secret de ses origines, est-ce bien nécessaire d’étendre encore l’information… ?

     Le Maître du Feu se frotta pensivement le menton, tout en réfléchissant. Certes, dans son enfance, de longues années auparavant, il avait côtoyé Ming XiWang et ils s’entendaient plutôt bien tous les deux. Mais aujourd’hui, même s’il admirait le résultat du règne de son ancien camarade de jeux, il ne pouvait pas dire avec précision quel genre d’homme il était réellement devenu.

     Le voyant hésiter, l’Intendant s’empressa d’ajouter :

     — Je ne poserais pas la question si nous avions encore son père au pouvoir, pour préserver votre vie, cela va de soi. Je vous aurais même déjà demandé de partir au plus vite, pour votre sécurité. Mais vous l’avez constaté par vous-même, Sa Majesté n’est pas Ming YanShi. Selon comment va évoluer cette affaire de tunnels, vous pourriez être amené à le côtoyer de près, peut-être voudra-t-il un entretien avec vous. Je ne pense pas qu’il vous reconnaîtra, il n’a pas suffisamment fréquenté votre père pour voir la ressemblance entre vous, mais ayez conscience que vous risquez de vous retrouver face à lui. Le choix final vous revient, bien entendu, néanmoins votre secret sera bien gardé si vous lui en faites la demande, je peux vous l’affirmer sans l’ombre d’une hésitation.

     Zhen YuJin glissa un coup d’œil en direction de son meilleur ami qui haussa très légèrement les épaules en retour, lui indiquant qu’à cet instant précis, il ne pouvait guère l’aider à prédire si l’idée était bonne ou non. Son attention se porta ensuite sur son amant, celui-ci lui adressa un sourire discret, avant de chuchoter à voix basse :

     — Le choix t’appartient. Tu n’es peut-être pas obligé de fournir une réponse dès à présent.

     Cette phrase soulagea instantanément le Musivateur qui se tourna alors vers YiShi Shen. Face à son tourment, ce dernier acquiesça avec douceur et compréhension :

     — Votre ami a raison, si vous avez besoin d’un délai de réflexion, prenez-le. En attendant, je ne dirais rien.

     Le Maître du Feu inclina profondément le buste pour le remercier. La réponse ne pouvait pas être donnée ainsi sur un coup de tête, il devait sérieusement réfléchir à la question. Même si l’Empereur gardait son secret, il allait le mettre entre les mains d’un inconnu malgré tout. Même si ce dernier restait leur Altesse bien-aimée, même s’il l’avait connu autrefois, même si toutes ses actions semblaient être dans l’intérêt du peuple, il ne savait que trop bien que son identité pouvait devenir quelque chose de dangereux et redoutable. Certes, il n’avait pas la moindre prétention au trône, mais est-ce que Ming XiWang le croirait vraiment sur ce point ? Avec un peu de chance, quand ils seraient plus au calme, Chan YinMai pourrait l’aider à l’aiguiller sur cette décision cruciale.

     On toqua à la porte de la salle, qui s’ouvrit alors sur un homme qui ne devait pas avoir tout à fait trente ans. Il paraissait essoufflé, mais ses robes blanches et grises sur lesquelles était brodé l’écusson du Soleil Impérial, ainsi que l’épée à la poignée d’argent finement gravée, accrochée à sa taille, indiquaient nettement un haut rang :

     — Je suis désolé pour mon retard, j’ai fait aussi vite que possible !

     Il offrit une révérence respectueuse à l’Intendant qui venait de se lever, imité par les trois Cultivateurs qui s’empressèrent de saluer le Capitaine des Gardes Impériaux, Jian Lin.

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[1] Frère-Juré : En Chine, pacte réalisé par deux (ou plusieurs) personnes, sans lien de sang. Le pacte peut être conclu pour différentes raisons : politiques, sociales, personnelles… Les individus concernés par ce lien traitent la famille de leurs Frères ou Sœurs Juré.es comme s’ils étaient de leur propre famille.

[2] Brioche fourrée aux légumes ou à la viande

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