Chapitre 26

Notes de l’auteur : Bonne lecture :3

     Une fois les salutations effectuées, Jian Lin posa son regard sur les trois invités de l’Intendant et l’attarda un instant sur Zhang JingXi lorsque celui-ci prit la parole après s’être redressé de sa révérence :

     — Nul besoin de vous excuser, Monsieur. C’est nous qui sommes désolés de vous déranger alors que vous étiez vraisemblablement occupé sur une toute autre affaire.

     Préférant rester debout, YiShi Shen se tourna davantage vers le Capitaine :

     — Si vous n’en avez pas pour longtemps, je veux bien un premier rapport sur ce qu’il s’est précisément passé. Si vous avez besoin, je pourrais peut-être intervenir d’une façon ou d’une autre pendant que vous aiderez ces Messieurs avec les tunnels.

     Jian Lin eut une hésitation alors que ses yeux parcouraient les Cultivateurs présents dans la pièce. Chan YinMai se hâta d’ajouter :

     — Peut-être que nous pourrons également vous aider en retour, dans les jours prochains. Ce serait une juste façon de vous remercier puisque vous-même allez nous être d’un grand secours aujourd’hui.

     Zhen YuJin s’empressa d’acquiescer pour approuver ses paroles, imité aussitôt par Zhang JingXi. Le sourire aux lèvres, l’Intendant s’adressa au nouveau venu :

     — Vous pouvez parler librement devant eux.

     Bien qu’étonné par la situation, Jian Lin inclina brièvement la tête, puis entreprit de ne pas perdre de temps et se lança dans les explications :

     — À environ une heure de marche d’ici se situe la ville de ShanJing où se trouve notre plus importante mine de charbon. Elle est si grande qu’une partie est encore inexplorée, et certains passages sont respectueusement évités, notamment toute la zone sous le cimetière. Certains de mes hommes ont dû se rendre sur place, hier, et ils ont dû descendre dans les mines pour atteindre cette partie souterraine sous les tombes. Ils ont découvert que le charbon situé sous le cimetière n’est pas comme dans le reste de la mine. De la poudre semble s’être incrustée et ceux qui l’ont touchée sont tous tombés malades dans les heures qui ont suivi.

     Zhen YuJin fronça les sourcils et croisa les bras en écoutant le récit.

     — Gravement malades ? s’inquiéta son amant.

     — Pour certains, oui, annonça Jian Lin. Les symptômes sont surtout des engourdissements passagers pour ceux qui ont seulement eu un contact physique avec. Mais d’autres ont respiré la poussière associée à ce mélange et ont eu beaucoup de mal à reprendre leur souffle pendant plusieurs longues minutes. J’ai failli perdre au moins trois hommes qui s’étouffaient. Leur situation a pu être stabilisée uniquement parce que les médecins ont fait en sorte d’aider leur Qi à circuler pendant tout le temps qu’a duré ce mal. Ils ont pu évacuer la poussière de leurs poumons. Sans leur intervention nous aurions pu avoir des morts. Mais il n’y a pas eu que ça…

     — Quand vous êtes parti ce matin, il me semble que c’était au sujet d’un vol de quelque chose, rappela l’Intendant à présent soucieux. De quoi s’agit-il ?

     — L’apothicaire voulait aider de potentielles prochaines victimes. Il a prélevé un échantillon dans les mines, avec mon autorisation, et a annoncé qu’il allait travailler sur un contrepoison possible. Il semblerait qu’il ait réussi, mais sa préparation et l’échantillon ont été volés, cette nuit ou ce matin très tôt.

     — Mais qui aurait intérêt à faire ça ? demanda Zhang JingXi interloqué.

     Jian Lin haussa les épaules :

     — C’est ce que nous essayons de savoir. J’ai laissé mes meilleurs hommes sur place, ils me préviendront s’ils trouvent quelque chose. En attendant, je suis à votre entière disposition. Vous m’avez parlé des anciens tunnels, dans votre missive ? interrogea-t-il en s’adressant à YiShi Shen.

     Celui-ci opina du chef et s’empressa de résumer la situation en quelques mots au Capitaine, avec l’aide des trois Cultivateurs.

     Un pli soucieux barra son front lorsque le récit toucha à sa fin et il soupira légèrement, songeant que ces maudits souterrains n’étaient pas décidés à se faire oublier définitivement. À la mention de la découverte effectuée à Jinhar, il avait gardé le silence, mais sa mâchoire s’était crispée, tout comme sa main qui reposait sur la poignée de son épée.

     Ses yeux gris restèrent un instant pensif, tandis qu’il semblait se remémorer quelques souvenirs, puis il reprit la parole :

     — Effectivement, nous devons aller voir directement de quoi il retourne. Je sais par quel chemin passer, je me souviens de l’emplacement des trois salles et comment y accéder.

     — Merveilleux ! s’exclama YiShi Shen en frappant dans ses mains. J’étais sûr que je pouvais compter sur vous ! Dans ce cas, puis-je vous suggérer de conduire ces Messieurs dès à présent ? Il faut que nous soyons fixés pour pouvoir prendre les bonnes décisions.

     Aussitôt, le Capitaine s’inclina, obéissant à l’ordre qui venait de lui être donné. Il prit congé de l’Intendant, imité par ses trois accompagnateurs, et lui assura qu’il viendrait lui apporter des nouvelles de leur découverte aussi tôt que possible.

     Alors qu’il emboitait le pas au reste du groupe pour quitter la salle, Zhen YuJin ne put s’empêcher de s’arrêter un instant et de regarder son ancien mentor par-dessus son épaule. Apercevant son mouvement, YiShi Shen lui adressa un sourire et inclina légèrement le buste dans sa direction :

     — Revenez me voir, même si vous n’avez pas de raisons particulières. J’ai tant d’années à rattraper et encore tant de questions à vous poser. Et vous-même, si vous souhaitez discuter du passé, de vos parents, ce sera avec grand plaisir.

     Le Maître du Feu baissa brièvement les yeux à cette proposition. Elle le surprenait, autant qu’elle lui réchauffait le cœur. Lorsqu’il était enfant, il avait mentionné quelques fois de sa famille avec Lu Lei, mais elle ne connaissait pas personnellement l’Empereur et l’Impératrice. Pas comme Maître YiShi qui avait été leur ami, qui pouvait lui raconter des anecdotes, partager des histoires communes avec lui et surtout lui parler de ces deux personnes qui lui avaient donné le jour, mais dont il ne conservait que très peu de souvenirs. L’opportunité était belle et séduisante.

     — J’y penserai, Maître YiShi, promit-il avec l’ombre d’un sourire sur le visage. Je songe à rester à ZhenShen quelque temps de toute façon, alors nous trouverons bien une occasion.

     Son ancien précepteur parut heureux de l’entendre prononcer ces mots. Zhen YuJin lui adressa une dernière révérence, puis s’empressa de rejoindre ses camarades et leur guide. Le cœur battant, il accéléra le pas pour les rattraper, tout en réalisant qu’il s’agissait de la première fois qu’il formulait à voix haute son envie de demeurer dans le coin. Il n’en avait même pas encore parlé à Chan YinMai et à Zhang JingXi, mais à s’entendre donner cette affirmation de vive voix, elle lui parut soudain bien plus concrète.

     Son cœur se réchauffa devant le sourire que lui adressa son bien-aimé au moment où il arriva à sa hauteur et il eut la certitude qu’il n’aurait pas à regretter son choix. Il ne pouvait décemment pas s’en aller en laissant le Cultivateur en arrière.

 

     Après le départ de Zhen YuJin, YiShi Shen resta un instant songeur, le regard perdu dans le vague. Il finit par émettre un long soupir, tout en passant une main sur son visage à présent las. Il se tourna vers la table et ramassa ses papiers, avant de les faire disparaitre dans ses manches, se sentant à la fois inquiet et très heureux. L’Intendant débarrassa ensuite le plateau, puis sortit du pavillon en le portant. Alors qu’il se marchait vers les cuisines pour ramener la vaisselle sale, il ne put s’empêcher de pivoter la tête vers la direction empruntée par le groupe quelques instants auparavant.

     WangZi BanShui…

     Il resta quelques secondes sans bouger, tourmenté par quelques pensées, avant de continuer son chemin vers le bâtiment qui l’intéressait. Les jours, peut-être même les heures à venir, risquaient d’être mouvementés.

     Mentir est véritablement épuisant, toutes ces bêtises ne sont plus de mon âge.

 

     Le Capitaine à leur tête, les trois Cultivateurs traversèrent plusieurs cours et jardins, avant d’arriver devant un mur, marquant la fin de la zone du Palais Impérial. Là se trouvait une porte très simple et discrète, à moitié dissimulée par un genévrier des neuf dragons. Zhen YuJin cligna des yeux en levant le menton pour regarder la hauteur de l’arbre. Il se rappela qu’il aimait bien venir ici, lorsqu’il était enfant. L’endroit était suffisamment à l’écart et tranquille pour pouvoir lire en toute quiétude. Au cours de ces vingt dernières années, le genévrier avait encore grandi et il sentit une profonde nostalgie lui empoigner le cœur. Un souvenir surgit brutalement des tréfonds de sa mémoire. Il se revit, âgé de cinq ans, debout sur les épaules de son père en train de l’aider à grimper dans les branches. Il se rappela du rire de WangZi Huan, lorsque l’enfant qu’il était avait réussi à se percher dans les ramifications et lui avait fait coucou, fier d’avoir pu se hisser aussi haut, même s’il avait reçu son soutien. Il revoyait son père, rayonnant, à l’endroit précis où il se tenait aujourd’hui, prêt à le rattraper s’il chutait.

     Presque malgré lui, le Musivateur tendit la main et la posa sur le tronc épais. Il frissonna en retrouvant la sensation familière de l’écorce sous ses doigts. Il était à présent adulte, n’avait pas remis les pieds ici depuis plus de deux décennies, et pourtant le contact avec le genévrier lui donna l’impression de renouer avec un vieil ami quitté la veille.

     — A-Jin… l’appela une voix douce.

     Zhang JingXi avait remarqué que son compagnon était parti très loin dans ses pensées à la vue de l’arbre près d’eux. Pour la deuxième fois de la journée, il devina à quel point le retour au Palais Impérial impactait Zhen YuJin. Il avait même la sensation de voir physiquement les barrières qu’il avait dû se dresser, enfant, en train de se fissurer sérieusement.

     Il avait posé une main sur son bras en l’appelant, l’invitant à revenir parmi eux. Son amant tourna machinalement la tête vers lui, le regard un peu hagard et le Cultivateur fut certain d’y déceler une petite humidité.

     — Est-ce que tout va bien ? chuchota-t-il.

     Confus, Zhen YuJin acquiesça, s’en voulant amèrement de ne pas être capable de rester neutre et détaché dans son comportement. Il avait réussi à maintenir son passé à distance pendant de nombreuses années, mais aujourd’hui il n’arrivait décidément pas à garder l’armoire aux souvenirs fermement close. Il souhaitait conserver son identité secrète, mais se retrouvait à adopter une attitude étrange en présence du Capitaine, qui semblait on ne peut plus intrigué.

     — Excusez-moi, déclara le Maître du Feu en s’inclinant légèrement dans sa direction. Un moment d’égarement.

     Désireux de ne pas subir de questions, parce qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pourrait apporter comme réponse, il désigna la petite porte :

     — Je suis surpris que nous passions par ici, je croyais les entrées des tunnels situées ailleurs ? Dans d’autres parties de la ville, plus bas.

     Il avait conscience de ne pas être du tout subtil dans son changement de sujet et ne fut pas étonné par le regard dubitatif de Jian Lin. Néanmoins, il était sûr d’une chose : ce mur précisément n’était pas percé d’une porte, à l’époque de son enfance. Heureusement, Zhang JingXi vint appuyer aussitôt son discours :

     — C’est vrai, il y a quelques années, j’ai dû aider un groupe de prisonniers à sortir, mais j’avais dû emprunter un trajet beaucoup plus au sud. Par où nous faites-vous passer, Seigneur Jian ?

     Se tenant juste à côté du Capitaine, Chan YinMai sentit que ce dernier paraissait hésiter sur l’attitude à adopter. Il ne semblait pas spécialement méfiant, mais intrigué et l’air amusé par quelque chose. Il ne s’agissait là que d’un pur ressenti, car le visage de leur interlocuteur resta neutre, bien que teinté d’un sourire aimable :

     — Oh oui, veuillez m’excuser, Messieurs ! Je vous conduis par ces chemins sans même vous expliquer quoi que ce soit.

     D’un geste ample de la main, il engloba la direction d’où ils venaient :

     — Comme vous pouvez le constater, nous sommes ici dans l’enceinte du Palais Impérial. Je suppose que vous n’ignorez aucunement que feu l’Empereur Ming YanShi nourrissait une relation très amicale avec son Intendant ZiaHo ZhiXiang, au point qu’il est parfois difficile de savoir lequel des deux donnait le plus d’idées à l’autre.

     Le visage bien plus grave, Jian Lin s’approcha du battant, sortit de sa manche un talisman taillé dans de la pierre polie blanche et l’apposa à un endroit précis. Il y eut un déclic et la porte se déverrouilla :

     — Ils s’entendaient si bien que l’Empereur a demandé à ce qu’un pavillon soit construit à l’attention de son Intendant, un peu à l’écart.

     — Celui-ci ne vivait pas dans l’enceinte du Palais ? s’étonna Chan YinMai.

     — Oh que non, répondit aussitôt le Capitaine. Vous allez bientôt comprendre pourquoi.

     Sur ces mots, il franchit l’ouverture et avança de plusieurs pas, laissant le temps aux trois hommes de l’imiter. Il referma la porte, sans la verrouiller et désigna le chemin en pente douce qui descendait :

     — Voici le passage privé qui permettait à ZiaHo ZhiXiang et à Ming YanShi de circuler librement entre leurs demeures. Il pouvait également être ouvert à quelques invités prestigieux, soigneusement triés sur le volet.

     Chan YinMai grimaça lorsqu’ils s’engagèrent sur la voie qui avait été dallée, pour répondre à l’envie de confort de l’ancien Intendant. Quelques pas lui avaient suffi pour sentir que les quelques mètres à parcourir étaient déjà chargés d’énergies diverses. Les fortes émotions, bonnes ou mauvaises, pouvaient laisser des traces de leur passage et il percevait un méli-mélo de joies sadiques, mais aussi des peurs variées. Il ferma les yeux, essayant de clore en partie son esprit pour ne pas être dépassé par ses ressentis, troublé de discerner autant de surcharge ici même alors que les tunnels de Jinhar, également imprégnés de sales histoires, étaient restés relativement supportables.

     Trois silhouettes qui s’engageaient sur le chemin avec discrétion. Ils ne voulaient pas se faire voir. Deux étaient vraisemblablement des adolescents, ils devaient avoir à peine quatorze ou quinze ans et pourtant quelque chose dans leur attitude indiquait qu’ils possédaient une maturité peu commune. Le troisième était un jeune adulte. Dans l’obscurité de la nuit, le Médium n’arriva pas à les distinguer avec précision, ils portaient tous les trois des capuches pour se cacher.

     Ils s’arrêtèrent devant un portail, l’un des membres du trio se tourna vers ses deux compagnons. Chan YinMai tressaillit, l’adolescent qui venait de se retourner avait des yeux d’un bleu saisissant, noyés de larmes contenues. Il se rappela avoir déjà vu ces yeux quelque part, mais ne parvint pas à les resituer. Le garçon s’inclinait respectueusement devant l’aîné en murmurant :

     — Merci de m’avoir accompagné, Votre Altesse.

     Le Médium retint son souffle, interloqué, et resta immobile comme s’il craignait de se faire surprendre. Pourtant, il savait très bien qu’il voyait simplement un vestige du passé sur lequel il ne possédait pas la moindre influence. Un vestige terriblement puissant dans la mesure où il impactait encore cet endroit.

     Le Prince Héritier posa une main réconfortante sur le bras du garçon. Son camarade l’imita en plaçant ses doigts sur le deuxième et jura :

     — Nous lui ferons payer, je te le promets.

     Dans la voix de cet adolescent, Chan YinMai reconnut un sanglot contenu, mais aussi une rage meurtrière.

     L’Empereur en devenir hocha la tête en ajoutant à voix basse :

     — Il faudra du temps et je dois te demander de faire de ton mieux. Pour un avenir meilleur.

     Aussitôt, le garçon en pleurs sécha ses larmes et s’inclina à nouveau, très profondément, devant le futur Souverain qui amorça un mouvement de recul gêné avant de lui faire signe de se redresser.

     — Pour un avenir meilleur ! jura l’adolescent aux yeux bleus.

     — Pour un avenir meilleur, répéta le troisième.

     Les trois jeunes gens entrechoquèrent leurs poings devant eux, avant de les lever, toujours soudés, en direction du ciel.

     Celui aux yeux bleus ouvrit ensuite le portail et le referma derrière lui, avant de se faufiler dans la propriété de l’Intendant.

     Le Prince Héritier pivota vers son compagnon restant qui s’inclina devant lui :

     — Je dois rentrer également. Faites attention à vous.

     Ming XiWang lui fit signe de ne pas s’inquiéter. Toujours dissimulé dans son large manteau à capuche, incognito, il continua sa route en direction du Palais, le dos droit et la démarche noble.

     Le dernier tourna les talons et entreprit de descendre par là où ils étaient arrivés. Alors qu’il passait devant Chan YinMai, celui-ci eut le temps de voir une paire d’yeux gris.

     Les mêmes yeux gris qui le regardaient à présent, avec une certaine inquiétude. Surpris, le Médium le dévisagea sans rien dire, entendant à peine ses amis lui demander comment il se sentait.

     Jian Lin s’était immobilisé devant le portail menant à l’ancienne propriété de ZiaHo ZhiXiang. Si la petite route dallée s’arrêtait bel et bien face à celui-ci, un autre chemin de terre continuait à descendre tout le long de la colline, permettant de rallier la ville en toute discrétion, selon le Capitaine. Un passage peu emprunté à l’époque par l’Intendant, mais qui servait énormément à ses domestiques lorsque ces derniers devaient aller faire les courses.

     Zhen YuJin était en train d’écouter Jian Lin leur expliquer qu’aujourd’hui il l’utilisait encore pour pouvoir se faufiler dans le cœur de ZhenShen, lorsqu’il remarqua que son meilleur ami avait fermé les yeux, une main posée sur la tempe et paraissait totalement ailleurs. Le voyant chanceler légèrement, il s’était empressé de le rejoindre pour le stabiliser, tandis que Zhang JingXi rassurait leur interlocuteur. Tiré de sa vision, Chan YinMai fixa le Capitaine un long moment, comme encore à moitié pris par elle, avant qu’un frémissement ne parcoure son corps et que son regard se fasse plus net.

     — Qu’est-ce que tu as vu ? demanda le Maître du Feu dans un murmure. Du danger ?

     Intrigué, Jian Lin observa en retour le blond qui le dévisageait et sursauta lorsque ce dernier répondit :

     — Pas du danger, non. Le passé… Je vous ai vu, Seigneur Jian.

     — Moi ? s’étonna Jian Lin.

     — Tu veux nous en dire plus ? proposa Zhang JingXi.

     Chan YinMai prit un instant de réflexion, cherchant à savoir s’il pouvait librement s’exprimer devant cet inconnu. Mais, à l’instar de l’Intendant qui lui avait inspiré confiance, il sentait que Jian Lin n’était pas un ennemi. Il pouvait même être un allié de poids, s’il se fiait à ce qu’il venait de voir.

     — Je vous ai vu, répéta-t-il en levant à nouveau le regard vers le Capitaine. Mais vous étiez plus jeune et accompagné.

     Le Médium observa les alentours, notamment le chemin qui continuait sa descente. Il avança de quelques pas, puis s’arrêta devant le portail et se tourna vers les trois autres :

     — Vous arriviez d’en bas tous les trois et vous vous êtes arrêtés ici. Il faisait nuit et vous étiez clairement en train de tous vous cacher, vous aviez des capuches sur la tête.

     Captivé par ce qu’il entendait, Jian Lin acquiesça légèrement, tout en lui faisant signe de poursuivre :

     — Ce que vous dites là fait sens jusqu’à présent, c’était quelque chose de relativement courant à une époque…

     — Je crois qu’il s’est passé quelque chose en particulier. Vous étiez en compagnie du Prince Héritier et d’un autre garçon qui devait avoir votre âge. Il avait pleuré, mais vous aussi vous n’aviez pas l’air… bien.

     Il adressa un regard d’excuse au Capitaine, conscient qu’il risquait de dévoiler quelque chose qui ne se disait pas forcément en public. Il préféra ne pas préciser qu’il était certain que le jeune Jian Lin avait également pleuré ce jour-là.

     — Vous sembliez… particulièrement en colère et en même temps bouleversé. Comme l’autre garçon. Le Prince paraissait plus posé, mais je suis presque sûr qu’il était tout aussi secoué et il a dit quelque chose comme quoi vous feriez payer quelque chose. J’ai cru percevoir une idée de vengeance.

     Aussitôt, Jian Lin leva la main pour l’interrompre. Sa surprise avait cédé la place à un visage sombre :

     — Je sais de quoi vous parler.

     Les yeux de Zhang JingXi effectuaient des allers-retours entre leur accompagnateur et le Médium. Encore une fois, il se sentait pris de court par l’incroyable don de Chan YinMai et se tenait au bras de Zhen YuJin, les doigts crispés sur son poignet. Ce dernier observait également la scène, s’interrogeant sur ce qui avait pu déclencher une vision aussi précise dans l’esprit de son ami d’enfance.

     — Est-il possible d’en savoir davantage ? se risqua-t-il à demander au Capitaine.

     Celui-ci lui adressa un sourire fatigué en retour :

     — Ce n’est pas un souvenir dont j’aime me rappeler. Mais effectivement, une tragédie nous a frappés, mes camarades et moi-même, ce jour-là. J’ai perdu un membre de ma famille qui s’avérait être une personne très importante pour…

     Il se tut, leva un instant les yeux vers le ciel, comme s’il réfléchissait aux mots à employer, puis ramena son attention sur les Cultivateurs :

     — Veuillez me pardonner, je ne peux pas dévoiler ainsi son nom et son histoire, je ne suis pas sûr qu’il apprécierait. Mais nous avons effectivement perdu tous les deux quelqu’un, dans d’horribles circonstances. Quant à Son Altesse, à l’époque Elle œuvrait déjà contre l’Empereur et depuis plusieurs mois nous parlions de peut-être mettre un plan en place, afin de renverser le pouvoir. Nous avions conscience que ça prendrait du temps et nous hésitions encore sur certaines choses. Si nous nous lancions dans ce projet, il ne fallait absolument rien laisser au hasard, pour ne pas nous faire attraper et nous savions qu’il faudrait plusieurs années pour pouvoir l’appliquer.

Il désigna la direction du Palais d’un léger signe de tête :

     — Mais ce soir-là… Nous étions tellement chamboulés que tous nos projets se sont comme marqués sérieusement dans nos esprits, avec autant de force que si nous les gravions dans la pierre. Cette scène reflète le moment où, tous les trois, nous avons pris l’ultime décision de mettre en place toute notre stratégie qui viserait non pas à simplement contrecarrer l’Empereur, mais à le faire tomber définitivement avec ses acolytes. Vous pouvez estimer que c’est la nuit où le destin de Ming YanShi a été scellé. C’est également ce soir-là que j’ai personnellement compris que je ne reconnaîtrais jamais l’autorité du Tyran et que pour moi, seul Ming XiWang mériterait de porter le titre d’Empereur. Et pour ce faire, j’étais capable de le suivre jusqu’au bout.

     L’ombre qui avait plané plusieurs minutes sur son visage, à l’évocation du souvenir s’estompa, au profit d’un sourire plus franc, tandis qu’il achevait sur le ton de la confidence :

     — Jamais je n’ai regretté ce choix.

     Il ne précisa pas que cette même scène comportait un autre aspect. L’Empereur actuel n’aimait pas le concept de « Frères-Jurés », dans la mesure où il avait vu son propre père tuer WangZi Huan, malgré le pacte qui les liait. Cependant, l’alliance qu’il avait lui-même conclue avec son camarade et Sa Majesté s’apparentait à une idée d’un genre identique. Leur trio était toujours aussi soudé après les années et chacun faisait aveuglément confiance aux deux autres. Ils étaient déjà proches avant cette scène vue par le Cultivateur doté du don de vision, mais lorsque leurs poings s’étaient entrechoqués, ils étaient devenus les membres d’une même famille, pour de bon.

     — Mais cessons de remuer les souvenirs, suggéra-t-il en ouvrant le portail. Venez, nous n’avons que trop tardé ici.

     Le Capitaine s’effaça pour laisser passer les Cultivateurs et referma l’accès dans leur dos, avant de reprendre la tête du groupe pour se diriger vers le pavillon qui se dressait devant eux.

     Il nota que Chan YinMai frissonnait et songea que si cet homme avait des perceptions plus poussées que les autres, il devait sentir que cette demeure abritait de sombres vestiges invisibles à leurs yeux. Souhaitant ne pas s’attarder plus que nécessaire, il pénétra dans le bâtiment :

     — Il est de notoriété publique que ZiaHo ZhiXiang gérait les souterrains. Bien sûr, Ming YanShi n’était pas le dernier à lui donner des conseils et suggestions, mais nous devons tout le trafic de l’époque en grande partie à l’Intendant.

     Alors que le Capitaine les guidait dans l’habitation, Zhen YuJin sentit les doigts de son bien-aimé se glisser dans les siens et s’y accrocher fermement. Essayant de le rassurer, il lui massa le dos de la main avec son pouce, tout en gardant un œil vigilant sur son meilleur ami qui grimaçait de temps à autre, mais qui ne semblait pas pour autant repartir dans un vieux souvenir.

     Ils arrivèrent dans une cave éclairée par des soupiraux et, sans attendre, Jian Lin se dirigea vers une grande et lourde porte en bois. Il la fit coulisser dans un grincement sonore à réveiller les morts, dévoilant une ouverture qui ressemblait aux tunnels qu’ils avaient découverts à Jinhar.

     Tétanisé, Zhen YuJin se raidit de la tête aux pieds, tandis que Chan YinMai poussait une exclamation de surprise qui reflétait parfaitement son état d’esprit.

     — Vous… Vous voulez dire que ZiaHo ZhiXiang avait son propre accès personnel à…. ?

     Incapable de finir sa phrase, le Médium désigna le couloir lugubre qui les attendait.

     — Oui, acquiesça sombrement le Capitaine. Et croyez-moi, il l’empruntait souvent. Il ne se contentait pas de simplement passer pour vérifier si tout allait bien ou pour faire ses achats. En vérité, il y avait tellement de « marchandises » à disposition qu’il lui arrivait parfois de choisir un prisonnier au hasard pour le simple plaisir de tester quelques nouvelles tortures sur lui. Ce petit accès privé était également bien au goût de Ming YanShi.

     Il fouilla dans ses manches et sortit plusieurs talismans de feu.

     — Si vous êtes prêts à vous aventurer dans ce dédale, mieux vaut que nous soyons éclairés, annonça-t-il en commençant à les présenter aux Cultivateurs.

     En réponse, un superbe tigre enflammé jaillit aux pieds de Zhen YuJin, ainsi que plusieurs oiseaux de feu qui se mirent aussitôt à voler devant l’entrée.

     Jian Lin ouvrit la bouche, avant de la refermer en laissant passer un souffle amusé, puis rangea ses talismans. Décidément, aujourd’hui il allait de surprise en surprise. Ses accompagnateurs ne semblaient pas être les Cultivateurs les plus banals du monde.

     — Quand faut y aller, faut y aller… murmura Zhang JingXi.

     Sans lâcher la main de son amant, il s’engouffra dans le tunnel, à la suite du Capitaine et de Chan YinMai.

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Une illustration, réalisée par Druide Lunaire, accompagne ce chapitre (vous pouvez accéder à mon compte insta pour la voir, même si vous n'avez pas de compte vous-même) : https://www.instagram.com/p/C2CNbHwN9Xc/?img_index=1

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