*Martin
« Tu veux m’accompagner au cimetière ? » Je m’empresse d’envoyer le message à mon père avant de reculer.
« Je passe te chercher » il me répond immédiatement.
Je décide de l’attendre devant chez moi. Je m’assieds contre ma porte, mets mes écouteurs dans les oreilles, tape « musique triste » sur Youtube et ferme les yeux. Je sais que ça peut paraître con de chercher à écouter quelque chose de triste. Mais ça me fait du bien, parce que ça fait écho à ce que je ressens, et bizarrement je me sens moins seul. Je me dis que d’autres personnes sur cette terre ont vécu ce que je vis, ont ressenti ce que je ressens. Ils ont même souffert si intensément que ça leur a inspiré des chansons. Je me sens compris.
Un coup de klaxon me réveille en sursaut de ma méditation musicale. Je grimpe à bord de l’auto de mon père, une vieille Xsara bleue nuit qu’il affectionne, qui était luxueuse à une époque. Elle a plus de vingt ans aujourd’hui mais est pourvue de plein d’équipements modernes. Et les sièges sont aussi confortables que ceux de son salon.
- Attends, arrête-toi s’il te plaît ! je m’exclame soudainement.
Il se gare et je me précipite chez le fleuriste. Dans la boutique, les Pivoines, de saison, sont à l’honneur. C’étaient les fleurs préférées de ma mère. Les voir me comprime le cœur. Mais j’en demande un bouquet. Des roses claires.
Je remonte en voiture. J’aperçois un sourire triste tordre les lèvres de mon père. Mais il ne dit rien et redémarre.
C’est la première fois que je me rends au cimetière depuis l’enterrement. Il fait aussi beau que ce jour-là. Seuls le calme et l’absence de population changent l’atmosphère. C’est si difficile. Mes pieds n’avancent plus, comme s’ils étaient cimentés. Mon père pose une main sur mon épaule et me dit :
- On t’attend là-bas.
« On ». Dans ma gorge, la boule a refait son apparition. Respirer ne m’est plus naturel, ça devient chaotique. Mes mains sont moites, j’ai peur d'abîmer les tiges des fleurs.
Je pense à Emilie. Sans elle, j’ai l’impression que je n’y arriverais pas. Je me remémore sa présence lors de l’enterrement. Le soulagement qu’elle soit là. Son corps tout contre moi, comme un ancrage à la vie. Sa voix étranglée de sanglots, qui pourtant me réconforte. La sentir à mes côtés, soutien infaillible contre la tempête. Sa main nichée dans la mienne. J’inspire et expire profondément, trois fois, et me remets en mouvements en direction de la tombe de ma mère.
Mon père s’est assis devant. Ses larmes coulent sur son visage mais son visage est serein. Il lève les yeux sur moi à mon approche. Il se met debout et m’attend. Je n’avais jamais vu à quoi ressemblait sa tombe scellée et décorée. Je vois de suite ma plaque funéraire, simple : « Repose en paix maman, je t’aime. » Je pose délicatement les fleurs sur la stèle en marbre. Plus loin, il y a un vase avec des tulipes colorées. Il y en a un autre avec des roses rouges. Elles, je sais qu’elles viennent de mon père. Il lui a toujours offert des roses, du plus loin que je me souvienne. Toutes les couleurs y sont passées au fil des années. Ça faisait rire ma mère. Malgré qu’il sache que les Pivoines étaient ses préférées, il lui a toujours dit que pour lui, elle était aussi belle qu’une rose, et donc qu’il ne se voyait pas lui offrir une autre fleur que celle-ci. J’ai toujours trouvé ça stupide. Mais ça charmait ma mère. A côté des roses, il y a la plaque que mon père a choisie. Je la trouve magnifique, à bien des égards, mais d’une tristesse horrible, désespérante. Elle est grise, anthracite même, avec des éclats de noir et blanc. Une rose et une colombe en fer doré la décorent, avec l’inscription « Mon éternel amour », accompagnées d’un poème de Victor Hugo
« Quand deux cœurs en s'aimant ont doucement vieilli
Oh ! quel bonheur profond, intime, recueilli !
Amour ! hymen d'en haut ! ô pur lien des âmes !
Il garde ses rayons même en perdant ses flammes.
Ces deux cœurs qu'il a pris jadis n'en font plus qu'un.
Il fait, des souvenirs de leur passé commun,
L'impossibilité de vivre l'un sans l'autre.
- Chérie, n'est-ce pas ? cette vie est la nôtre !
Il a la paix du soir avec l'éclat du jour,
Et devient l'amitié tout en restant l'amour ! »
Comment va vivre mon père sans elle ? Est-ce qu’il est chanceux ou malchanceux d’avoir vécu cet amour ? D’avoir tant aimé ma mère ? Est-ce un cadeau des dieux, ou une malédiction des diables ? Quand j’étais petit, je rêvais du grand amour, le même que dans les Disneys, le même que mes parents. J’avais hâte de trouver ma future femme, d’être un mari et un père comme le mien. Mais quand j’ai vu la souffrance qu’il a endurée ensuite, j’ai compris que c’était un bonheur qui demandait un sacrifice beaucoup trop gros. Sa détresse a pulvérisé mes rêves d’enfant. Je ne les ai plus jamais enviés. J’avais au contraire de la peine pour ce qu’ils vivaient. Mon unique souhait était de soulager ma mère de ses douleurs en la faisant rire, et soutenir mon père dans son épreuve.
Est-ce que je pleurerais moins ma mère s’ils ne s’étaient pas autant aimés ? Est-ce que j’aurais moins mal si mon père ne l’avait pas chérie jusqu’à la fin ?
- Le muguet vient d’Emilie, dit mon père, interrompant mes pensées.
Je n’avais pas remarqué les brins de muguet. Ceux-ci se trouvent pourtant à côté de ma plaque. Emilie est venue ici ?
- Elle était là, une fois où je suis venue visiter ta mère. Tu sais qu’elle est venue plusieurs fois quand tu étais à la maison, n’est-ce pas ? Même après ton départ, elle a continué à venir me voir. Cette petite …
Il soupire.
- Elle t’aime beaucoup, fils.
Mon cœur se serre.
- Et je crois que toi aussi tu l’aimes beaucoup.
- Je ne suis pas comme toi, papa, je rétorque, acerbe, sans desserrer les dents.
Il me regarde, de la tristesse et de la tendresse dans les yeux.
- Tu as peur de me ressembler ? me demande-t-il avec beaucoup de délicatesse.
Mon cœur pèse trop lourd dans ma poitrine. Je n’arrive plus à faire face à ce flot d’émotions et de réflexions qui m’envahissent. Je laisse mon père à son sort et prends la fuite, loin de lui, loin d’eux, la culpabilité et ma compassion pour lui se déversant en eaux salées sur mes joues.
Le lendemain à la fac, je ne vois pas Emilie au premier cours.
A l’inter-cour j’interroge Elsa qui m’explique qu’elle ne reviendra que demain.
Le surlendemain, je suis soulagé de l’apercevoir devant moi dans les couloirs de notre bâtiment. Sa chevelure a presque retrouvé sa couleur d’origine et son corps je le reconnaîtrais entre mille. Par contre, sa démarche est pour le moins …étrange. Elle marche avec difficulté, ses pas sont robotiques. Je fronce les sourcils et transgresse ma règle de la surveiller de loin seulement. Je m’élance pour la rejoindre. Je lui attrape le coude et la fais tourner vers moi.
- Tu t’es blessée ?! je lui demande sans aucune formule de politesse.
Elle paraît un peu embarrassée par ma question mais je constate que son visage n’a plus aucune trace de détresse et je me détends.
- En quelques sortes … elle répond, en évitant mon regard.
- En quelques sortes ?
- J’ai peut-être abusé du sport hier, elle avoue, penaude, avec un petit sourire en coin.
Je ris de soulagement et lâche doucement son bras.
Je m’empresse de reprendre mes distances et la laisse là, me dirigeant vers la classe. Je leur avais dit de lui faire confiance. Cette fille, c’est une guerrière des temps modernes.
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*Emilie
Je reste plantée là, en plein milieu du couloir, hébétée. Je ne l’avais pas entendu rire depuis si longtemps ! Ça me fait une drôle de sensation au niveau du cœur. Ça m’emplit de joie et …d’espoir.
- Hey Emilie !
Une voix masculine me sort de ma transe. Je lève la tête et vois Bastien, souriant, comme toujours.
- Salut, je lui réponds en lui retournant son sourire.
- Tu vas bien ? Tu étais souffrante ?
Je suis soulagée qu’il ne soit au courant de rien.
- Vilaine gastro, je dis avant de regretter mon choix.
Gastro really ?!
- Ça allait déjà mieux hier mais j’avais besoin de me reposer.
- Tu as bien fait. Tu ne viens pas ? il dit en se dirigeant vers la classe.
- Euh j’attends Elsa, je mens.
Il hoche la tête et me fait un signe de la main avant de tourner les talons.
J’entreprends de me déplacer doucement vers notre salle, surveillant que personne ne soit en mesure de remarquer ma démarche robotique.
Quand je parviens enfin à la porte de notre salle, Elsa est déjà installée à la dernière rangée, en face de la porte et me garde une place.
- Ah tu es là, je te cherchais ! je m’exclame en poursuivant mon mensonge.
Je m’appuie sur les différentes tables pour faire les trois mètres qui me séparent de ma place et m’assois en grimaçant. Je remarque que Martin n’a rien loupé et ne cache pas son amusement. C’est tellement surréaliste de le voir comme ça, comme si ces derniers mois ne s’étaient jamais passés. Mais quand il se rend compte que je l’ai remarqué, il se détourne brusquement, sérieux.
Elsa attend que tout le monde soit installé et que personne ne nous regarde, avant de m’enlacer soudainement.
Les larmes me montent aux yeux instinctivement. Je me sens mieux, mais son affection ébranle ma carapace.
- Arrête, tu vas me faire pleurer, je murmure en essuyant les gouttes qui perlent à mes cils inférieurs.
Elle me lâche et à la place, prend ma main et y dépose un chaste baiser.
- Je t’aime Milie, elle murmure.
Je secoue la tête, une larme échappe à ma garde et roule sur ma joue droite. Je l’essuie promptement et souris en répondant :
- Non, c’est moi qui t’aime, Zaza.
Je tente de me concentrer sur le cours mais Martin ne me facilite pas le travail en se trouvant dans mon champ de vision.
- Au fait, pourquoi tu avais l’air de souffrir la mort quand tu es entrée ? me demande ma camarade.
- J’ai repris le sport hier, je lui explique.
- Mais j’ai dit à Bastien que j’étais absente à cause d’une gastro …
Elsa fait un drôle de bruit rauque en essayant d’étouffer un rire. Quelques élèves lui jettent un coup d’œil curieux.
- Donc …si on me voit marcher …je ne peux pas expliquer que j’ai fait du sport alors que j’étais censée être malade.
Mon amie rit en silence, secouée de spasmes et les larmes aux yeux. Je ne peux réprimer un sourire.
J’ai passé ma journée à attendre que la voie soit libre pour me déplacer entre mes différents cours, et je me suis toujours assise le plus proche possible de la porte en faisant des mouvements très lents. J’avais espoir que si je paraissais étrange, au moins, on ne remarquerait pas mes mouvements chaotiques.
A plusieurs reprises, j’ai surpris Martin sourire quand cela se passait. J’en étais à la fois un peu agacée, mais surtout extrêmement heureuse, légère. Le voir sourire, l’entendre rire, c’était une chose que je n’espérais même plus.