CHAPITRE 25

CHAPITRE 25

Sorc ferma les yeux.
Il devait se concentrer pour parcourir toutes les données apportées par Grive. Il lui fallait reprendre l’enquête depuis le début. Il lut les rapports, les conclusions. Il parcourut les interrogatoires des familles, des amis, des voisins, des collègues, des employés. Il lut les notes personnelles de Grive. 
Puis il tenta de faire des liens, de recouper, d’associer. Plus encore que ce que Grive n’avait déjà fait. Pour autant que cela soit possible, car le policier avait abattu un travail exemplaire. 
Il n’y avait pas de schéma dans les meurtres. Des hommes, aisés, dont trois mages savait Sorc, pas de pistes supplémentaires. Pas de point commun apparent, pas de liens entre les tués. Ou presque pas. Sorc tira sur le fil des informations glanées par Grive et y ajouta un peu de son omniscience pour enquêter. Il reconstitua la vie des tués, un par un, les derniers jours avant les meurtres. C’était un petit rien, une aiguille dans une botte de foin. Mais il cru voir, là, quelque chose. La première victime était avocat, et l’une de ses causes avait été quelque peu médiatisée dans les jours précédant sa mort. Un médecin avait vu l’un de ses articles publié dans un magazine scientifique. Un notaire avait répondu à une courte interview dans le cadre d’un reportage. Tous, tous avait vu leur nom ou leur visage mis en avant d’une manière ou d’une autre dans un média ou un autre dans les jours précédant les flammes.
Le dragon frappait au hasard, mais suivant son inspiration, une inspiration dictée par des images, pourtant fugaces, de ces hommes qui étaient apparus devant lui, se démarquant le temps d’un instant de tous leurs collègues. Le dragon était accros aux médias, il s’en nourrissait. S’en abreuvait.
Et dans le lot des morts, trois mages. Lesquels ? Par coïncidence ou par calcul ?
En tout cas, le dieu de la guerre avait fait le pari que de tuer des hommes aisés provoquerait plus de panique et d’envies de guerre civile que de tuer des femmes ou des pauvres.

Les rapports restaient plus flous concernant la mort du roi des krats et de Peet. Grive avait clairement patiné ici. Peu d’informations, peu de pistes. Peu de personnes à interroger. Mais Sorc pouvait désormais prendre le relais. Peet. Peet et ses fresques. Il le vit, peignant les trois parentes sur les immeubles du quartier ouest. Il le vit sur ses échafaudages, masque au visage, doigts peinturlurés.
Sorc repensa à ce que lui avait dit la chasseuse d’ours. Il avait raté quelque chose, quelque chose d’important qui était peint sur ces mêmes murs. Alors il chercha, suivant Peet dans l’accomplissement de son oeuvre. Dieux, déesses, habitants du quartier. Animaux, avatars de divinités, toute une mythologie prenait vie sous ses bombes de peinture, hommage à la vie spirituelle de la petite zone.
Et puis il y avait l’autre côté des immeubles. Ceux que Sorc n’avait pu voir depuis son point de vue, lors de sa première visite de la Ville. Le dieu Parsha avec ses bijoux et pièces d’or. Et d’autres encore, d’autres dieux, d’autres visages que Sorc reconnaissait ou non. Et enfin, dans un coin de façade, un homme, cape noire sur le dos, corbeau à l’épaule et bourdon en main, tendant une main chaleureuse vers le spectateur.
L’image projeta Sorc hors de ses pensées.
Il ouvrit les yeux de surprise et son cœur se mit à battre plus fort. Dans le panthéon des divinités de la petite zone, Peet avait peint son portrait à lui, Sorc. Des larmes coulèrent des yeux de la sorcière. Elle les essuya rapidement, ne voulant être vue de Grive, mais ce dernier n’était plus à ses côtés. Il avait quitté l’église, laissant Sorc à ses recherches et réflexions. 
Sorc mit un peu de temps à retrouver ses esprits. 

Il lui fallait avancer dans son enquête, mettre la main sur le Dieu dragon. Il souffla et retourna à Peet, ses fresques, ses peintures, son appartement. Il le vit de nouveau. En train de peindre sur les murs de son logement dans une transe irrépressible. Puis il y eût plus, il y eût l’arrivée des krats en pleine nuit. Ils lancèrent un fumigène, sans doute ensorcelé car Peet surpris, arrêta de dessiner pour sombrer dans le sommeil. Sorc les vit l’emmener et fouiller l’appartement de fond en comble. Son attention s’arrêta sur l’un des krats en particulier. Il avait repoussé le matelas et était tombé sur un carnet de croquis. Peet ne dessinait donc pas que sur les murs, mais possédait aussi ce carnet, sans doute couvert de dessins, car les yeux du krat brillèrent lorsqu’il l’emporta avec lui.
Sorc les suivit dans les sous-sols, mais lorsqu’ils rejoignirent la planque des krats, la vision s’arrêta.
Impossible de continuer plus avant, comme si un brouilleur empêchait de voir plus loin. Les krats avaient donc trouvé un moyen, sans doute magique, d’échapper à la vision des dieux, du moins sur un territoire donné. Rien que cela. Il n’y avait donc pas que les technologies qui s’étaient améliorées en Ville, la magie avait elle aussi avancé.
Sorc en fut fort frustré, il ne put voir Peet peindre la fresque sur les murs de sa geôle. Le contenu de cette dernière resterait donc un mystère et cette piste se refermait. Restait le carnet. Il ne pouvait espérer voir depuis son banc d’église ce qu’il était devenu, encore moins ce qu’il contenait. Or il lui fallait absolument le retrouver. C’était une piste trop importante pour être laissée de côté.

Sorc ne s’arrêta pourtant pas là. Il voulait savoir où en était les mages, serait-il possible de les observer eux aussi ? De suivre leurs avancées dans la quête du dieu dragon et d’assister à leurs réunions ?
La sorcière fut vite refroidie. Elle tenta de retrouver le fil du vieux mage qui avait pris la parole lors de l’audience du matin. Son grand âge, son regard clair, son rictus permanent et condescendant. Mais Sorc ne put percevoir que des bribes. Les visions étaient, là aussi, brouillées. Il cru voir les ordinateurs de Kinna, entourés d’un groupe de mages occupés à tenter de faire fonctionner le programme de la jeune sorcière, mais l’image de la vision était altérée, incomplète. Sorc dut rouvrir les yeux. 
Le monde avait évolué. La magie et la technologie avançant, les dieux avaient perdu de leurs pouvoir. Ou peut-être était-ce juste lui. Peut-être une déité plus puissante serait capable de passer outre ces cryptages. Il se demanda où était la chasseuse d’ours, mais inutile d’aller à sa recherche par la pensée, les dieux étaient intraçables. Enfin, du moins l’étaient-il avant que Kinna ne mette au point ses recherches.

Sorc eût une pensée pour Malisé. Il se refusait à croire qu’elle avait totalement basculé. Elle avait semblé surprise, ce matin, d’apprendre que des sorcières avaient été attaquées. Les mages supérieurs ne lui disaient donc pas tout. Elle possédait une compétence pour la magie et s’était laissée entraînée sans vraiment se rendre compte d’où elle mettait les pieds, se disait Sorc. En tout cas, voulait-il y croire. Il fallait y croire. Sinon tout serait si sombre.
Mais rien de plus ne pouvait être fait de ce côté. Il fallait attendre, patienter, espérer.

Restait donc le carnet de Peet. Il lui fallait le trouver, Sorc ne pouvait se permettre, ni se pardonner, de rester dans cette église à se cacher tandis que les mages avaient tant avancé et que le criminel se promenait dans la Ville.

Il se décida.
La piste la plus sûre était les égouts, le territoire des Krats, qui étaient à l’origine du vol. Ne restait plus qu’à espérer que le carnet n’avait pas brûlé en même temps que leur roi.
Mais Sorc ne pouvait se téléporter. Il lui fallait s’y rendre par moyens humains pour passer sous le radar du dieu dragon. Il lui faudrait prendre un taxi pour ne pas perdre encore plus de temps.
Pas de téléportation, pas de traces, pas de dragon. Enfin du moins était-ce ce qu’il espérait.
C’était un risque qu’il était prêt à prendre. Il ne pouvait de toute façon pas rester éternellement dans cette église, à observer de loin l’histoire se mettre en marche sans lui.