Un pas devant moi, Luciole marche en Ligne Droite vers Elena.
Alors que je sacrifie quelques instants encore à la languide oisiveté de l’état amoureux – en la matant effrontément, je m’étonne de constater que rien dans son allure ne laisse deviner les ébats torrides dont nous émergeons à peine. Sous ses cheveux noirs relevés en chignon, sa nuque est fraîche, ses épaules détendues, ses mains suivent un mouvement de balancier aussi léger que celui de ses hanches ; elle porte au corps une décontraction telle que je pourrais nous croire en promenade postprandiale … Si les flots ne s’écartaient devant elle comme la Mer Rouge devant Moïse.
Contrairement au chemin tortueux qui a dû conduire ma partenaire jusqu’à la salle où je végétais tout à l’heure, celui-là que nous suivons est d’une rectitude exemplaire : son épuisement, ses hésitations, sa confusion ont laissé place à une détermination sans faille. Elle est tout entière à notre mission, comme emportée. Je le sens avec une troublante évidence par l’intermédiaire des racines que j’envoie l’effleurer : à cet instant, je ne fais plus partie de son paysage mental.
Bizarrement, ce constat ne me cause aucune contrariété. À la place de la résignation piteuse à laquelle je me serais attendu, je ressens une profonde curiosité. Luciole ne m’a encore rien dit de son entrevue avec Teka et nous n’avons pas non plus discuté des révélations de l’Infime ; du même entrecroisement d’événements qui me laisse en proie à la perplexité, ma compagne a tiré de vives résolutions. Il serait dur d’exprimer à quel point j’aimerais savoir lesquelles.
Pour autant, je n’essaye pas de les prévoir, Luciole choisira le moment qu’elle estime juste pour me les confier. Je préfère m’intéresser à ce changement fondamental dont je viens de déceler les prémices. À ce calme intérieur qui ne me ressemble pas : mon urgence à avoir des preuves constantes de mon importance aux yeux de Luciole s’est évaporée ; elle m’aime. C’est-à-dire, et c’est là une façon plus savoureuse d’y penser, qu’elle-même pense à moi en ces termes : « J’aime Artyom » ; parmi les remous insensés qui bousculent continuellement nos cœurs, elle a constaté l’émergence de ce continent-là. Et sa stabilité lui a paru suffisante pour me le faire savoir.
C’est vrai, après s’être assurée que cette ancre était bien enfouie dans le sable qui tapisse le fond de notre mer concubine, Luciole s’en est détournée pour s’attaquer à des problèmes d’une plus haute importance. Notre voilier de fortune n’en est pas moins amarré et, pour moi qui m’y suis attardé un moment de plus, la différence est notable : on s’y sent mieux à son aise. Le dos plaqué contre son pont de bois, si fraîchement traité que les vapeurs du vernis piquent encore les yeux, je contemple les nuages noirs qui se forment à mon zénith avec une nouvelle forme de sérénité. Malgré les fautes à réparer, les responsabilités qui s’accumulent, les énigmes qui s’enchainent, malgré les multiples prises de conscience de l’énormité adverse, ma foi en ma capacité à agir a gagné en force. Là où se nichait l’impression tenace d’avoir usurpé ma victoire au jeu de Iori et, partant, de n’avoir rien fait pour mériter la confiance absolue que tous m’accordent, commence à poindre un soupçon de légitimité, comme une prise de conscience de ma propre fiabilité … Une épaisseur.
Tandis que je marche derrière Luciole, je constate ma mue de courant d’air à homme tangible. En l’espace de quelques heures, à la barbe de mes entrainements continuels à la solidité, chaque fibre de mon corps semble avoir triplé de densité, au point que la pression planétaire que je sens peser sur mes épaules paraît supportable. C’est le degré adéquat de responsabilité pour une colonne de ce calibre.
L’évolution est heureuse tant elle était nécessaire ; notre intuition était fondée. Celle que nous osions à peine exprimer, Luciole et moi, lors de notre première conversation via l’Arbre, d’une menace extraordinaire qui pourrait mettre l’humanité entière en danger. Chaque nouvelle découverte nous rapproche de cette conclusion : quelque chose cloche. Gravement. La Terre est dans un état bien pire que celui, pourtant désastreux, que nous nous figurions. Et nous étions les seuls à l’ignorer. Cependant que nous reconstruisions des cendres d’on-ne-sait-quel brasier notre petite utopie égoïste, le reste du monde continuait de gémir son agonie. Le règne animal dans son ensemble, la flore qui nous entoure, l’écosystème tout entier nous hurlaient pourtant leur souffrance sur une fréquence perceptible à l’oreille humaine mais nous avons fait le choix mal avisé de croire que tout ceci n’était que les conséquences douloureuses de blessures passées. Nous avons instinctivement supposé que, parce que nous pansions nos plaies cicatrisantes, la planète faisait de même. Quand, en fait, son sang coule encore à flots.
Selon toute vraisemblance, la seconde partie de ce périple risque d’être beaucoup moins agréable que la première. La légèreté ou l’insouciance ne sont plus de mise. Désormais, l’urgence de l’Infime est aussi la nôtre ; nous avons hérité d’un devoir d’efficacité. Il était temps que je me concentre.
À peine ai-je fini de formuler cette pensée que les murs de la Ligne Droite, comme pour mettre ma résolution à l’épreuve, s’effacent devant Luciole.
Ils s’ouvrent sur une salle en forme d’hémisphère dont le plafond concave, comme l’était celui de la salle où j’ai rencontré l’Infime, est percé d’étroites cheminées scintillantes qui lui donnent des airs de voûte céleste. Dessous ces constellations inédites, une assemblée confère, ses participants assis à même le sol sans ordre apparent. Une centaine de femmes et d’hommes accueillent notre entrée avec bienveillance. Parmi eux, je repère quelques visages connus. Kurt me fait un clin d’œil, Ching-Li m’envoie un baiser, Orson fait bondir ses pectoraux, Elena me salue d’un mouvement de menton imperceptible dans lequel je crois pourtant percevoir une bonne dose d’agacement. Je sais pourquoi. Il n’y a pas dix secondes, je me jurais d’être efficace et je me comporte encore en touriste niaiseux.
À ma droite, j’entends les derniers mots de l’intervenant actuel.
- … il convient avant tout de leur demander la voie qu’ils désirent emprunter.
Je comprends aux regards qui s’attardent sur nous qu’Elena, avec le génie qui la caractérise, a fait coïncider à la seconde près le déroulé du débat avec notre arrivée dans la salle.
Je n’hésite qu’un instant avant de faire savoir à la Sceptique que je suis prêt à parler, à lui signifier ma pensée claire et mon état d’esprit déterminé. À affirmer mon désir d’être l’Ambassadeur des humains auprès du monde sous-marin et mon assurance d’être capable de tenir ce rôle. Je me râcle la gorge … Mais ce n’est pas vers moi que les têtes se tournent.
- Bonjour, je m’appelle Luciole Tunngg. Je vous remercie de me donner la parole. Pour la deuxième fois en quelques jours, j’aimerais vous demander de me faire confiance en m’accordant cette nouvelle requête.
Elle esquisse un mouvement vers moi.
- Je voudrais que vous laissiez Artyom Brisláan poursuivre la mission que nous avons commencé ensemble. Je sais l’importance d’Artyom dans l’affaire qui nous réunit ici. Je sais l’urgence qu’il y a à agir. Mais vous pouvez vous passer de lui pour les quelques jours à venir, moi pas. C’est en duo que nous progressons, par la confrontation et le partage de nos points de vue. Pour élaborer une réponse digne des attentes de Iori, et des vôtres, à un problème dont l’ampleur atteindra peut-être celle de celui que nous a soumis l’Infime, nous avons besoin l’un de l’autre. J’ai besoin de lui. Laissez-le venir à Ikinokoru avec moi. S’il-vous-plait. Là-bas, j’en suis persuadée, nous trouverons des indices qui nous permettront d’éclaircir maintes zones d’ombre dont certaines, sait-on jamais, qui recouvriraient actuellement le comment et le pourquoi de ce Cône infâmant. La situation exigerait-elle qu’Artyom revienne ici dans les plus brefs délais, nous suspendrions nos recherches dans l’instant, je vous le promets.
Ayant dit, Luciole fait lentement glisser son regard sur ses pairs jusqu’à moi. J’arrime volontiers mes yeux aux siens. À la fois par plaisir et pour essayer de lire ses intentions. Là, sous le lissé de son expression, un niveau après l’indéchiffrable, je crois déceler comme une étincelle de défi.
Sait-elle ce que je m’apprêtais à annoncer ?
C’est à une autre jeune femme, le teint olivâtre, de grands yeux pâles, l’air sérieux, qu’Elena donne la parole pour lui répondre.
- Bonjour, je m’appelle Zoé Gantz. Je suis chargée de liaison entre les guildes. On m’a demandé de m’occuper de l’envoi et de la coordination d’éclaireurs vers et sur le Cône. De nombreux Voyageurs ont répondu à l’appel : une cinquantaine environ. On a prévu autant de Spores de soutien au cas où l’endroit s’avérerait trop inhospitalier et qu’ils devraient repartir illico. Iori Shinkage lui-même est déjà en vol et fera partie des premiers à y atterrir, d’ici huit à neuf heures. Lui et les autres pourront nous transmettre immédiatement la nature apparente de cette titanesque anomalie, mais il faudra compter une bonne journée supplémentaire pour avoir une notion plus précise – au moins en termes de composition, de faune, de topographie ou d’architecture – de ce à quoi nous sommes confrontés.
Elle prend une courte inspiration.
- À supposer, et cette supposition même est hasardeuse, que l’Infime décide de revenir pour être mis au courant de ce que nous comptons faire, nous n’aurions rien de concret à lui transmettre avant demain soir. Tel que je conçois les choses, cela signifie qu’Artyom dispose d’environ 36 heures durant lesquelles sa présence ne nous est pas absolument nécessaire. Même si elle l’était, d’ailleurs, il n’en serait pas moins libre de choisir ce à quoi il veut dédier son énergie. Grâce à la transmission d’hier, nous avons d’ores et déjà en réserve, ici à Uruk, deux remplaçants potentiels dont nous savons qu’ils sont capables de supporter l’Immersion avec l’Infime. Il nous est impossible de savoir si elle tient ou non à un interlocuteur en particulier. Dans un premier temps, il serait sans doute plus prudent de ne rien changer mais au besoin, ce n’est pas impossible. Luciole a raison de dire qu’Artyom est important mais il n’est pas irremplaçable.
Zoé s’interrompt pour me dévisager à son tour.
- En fin de compte, la décision lui revient.
Là-dessus, selon un procédé hautement inhabituel, Elena me donne la parole avant même que je la réclame. Bon. Pas le temps de réfléchir alors. C’est à moi.
- Je vais partir avec Luciole.
En la voyant sourire, et cependant qu’une légère approbation générale se manifeste alentour, mon choix s’affermit inutilement. Je sens Elena s’apprêter à reprendre les affaires mais j’ai encore envie de parler. Je me jette à l’eau.
- Depuis que je suis entré dans cette pièce, j’ai changé trois fois d’avis. Ce n’est sans doute pas ce que vous voulez d’entendre de la part de votre représentant officiel auprès du monde sous-marin mais je préfère vous le dire quand même. Je suis une pure girouette. Désolé. Cela dit, en l’occurrence et du haut de mes 13 secondes de recul, je suis à peu près sûr d’avoir pris la bonne décision. Que ce soit pour l’affaire de Iori ou pour celle de l’Infime, il va falloir aller au bout des choses. Tirer sur la corde jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus d’un pouce. Peut-être qu’on finira par se rendre compte qu’on est complètement impuissants, c’est une possibilité, mais on a au moins le devoir de comprendre et, derrière, autant qu’on peut, d’assumer.
Je me gratte la tête.
- Quand j’étais encore un gosse, la semaine dernière, je croyais qu’on vivait dans un monde presque parfait. Historiquement difficile à expliquer mais bel et bien là. Sans guerre, sans famine, sans inégalité, sans malveillance. Je savais bien, pour l’avoir appris, que nous étions les élus du hasard, l’infime survivance d’une humanité décimée dans d’horribles circonstances, que la planète était régulièrement ravagée par des Cataclysmes, que des zones gigantesques étaient trop irradiées pour qu’on s’en approche et que des océans de plastiques se promenaient ici ou là … Mais, tout bien considéré, ça me faisait le même effet que les trous dans le gruyère.
Je laisse ma phrase en suspens le temps de voir si j’ai besoin ou non d’expliciter la comparaison mais les gens ont l’air de suivre.
- Je n’ai pas eu besoin de voyager longtemps pour réaliser que la bulle, c’était moi qui vivais dedans. Il suffit de s’arrêter un moment d’être pris par la vie pour se rendre compte que la planète est dans un état affolant. Quelle que soit l’heure et où qu’on soit. Y’a pas un boulon en place ! Je sais bien que vous êtes très nombreux à en avoir depuis longtemps un certain degré de conscience, à déjà bosser à la création et à la maintenance d’un écosystème harmonieux ou à l’amortissement des conséquences néfastes du déséquilibre actuel. Il n’y a qu’à voir le nombre de gens qui travaillent sur le projet de la Digue Atlantique, pour ne parler que d’elle. Aux étages intermédiaires, aux échelles institutionnelles et communautaires, l’idée d’un rétablissement écologique est bien ancrée et pleine de dynamisme. Mais aux deux extrémités, aux niveaux de l’individu et de l’espèce dans sa globalité, cette imprégnation est diluée.
Je fais un petit tour sur moi-même, sans raison précise, pour temporiser un coup, parce qu’il n’est pas tout à fait exclu que j’aie complètement oublié où je voulais en venir. J’absorbe au passage les réactions de mes concitoyens. Dans le lacis de bienveillante curiosité, je distingue des nuances d’amusement, d’approbation, de concentration ou d’ennui mais tous attendent patiemment la fin de mon exposé, preuve de la confiance sans borne qu’ils accordent à leurs congénères en général et à Elena en particulier.
Le bref aperçu que j’enregistre de la Sceptique, la tête baissée, se malaxant les tempes avec application, me confirme dans mon intuition que j’ai tout intérêt à conclure fissa.
- Depuis quelques jours, je ressens par intermittence une sorte de menace diffuse. Un malaise communiqué via l’Arbre dont j’ignore la cause ou l’origine et qui me pousse à vouloir les découvrir.
Aux murmures qui s’élèvent autour de moi, je comprends que Luciole et moi n’avons pas été les seuls à le remarquer.
- Après la découverte du Cône, j’ai cru que nous avions identifié la source du problème, quel qu’il soit. C’est encore une hypothèse très vraisemblable. Et pourtant, je me sens poussé dans une autre direction. Vers Ikinokoru. Vers l’énigme de Iori. Je suis attiré vers ce bas-là. Vers ce premier engagement que j’ai contracté auprès de vous, à la suite de Luciole …
Je m’apprête à conclure quand Zoé reprend la parole.
- Dans ce cas, ne perdons pas une minute de plus. Rendez-vous directement à la Bouteille, des dispositions ont été prises pour vous propulser tous les deux dans les plus brefs délais. Vous pourrez suivre la suite du forum via l’Arbre. Nous vous souhaitons de bonnes recherches.
Luciole hoche solennellement la tête puis pivote sur ses talons.
En passant à côté de moi, sa main accroche la mienne et nous entrons de front dans la Ligne Droite, en direction de la sortie de l’école des Sceptiques.
Bon. Alors j’arrête de parler.