Chapitre 26 - Des monstres et des pirates.

Par Gaspard
Notes de l’auteur : Merci d'être là :)

La Bouteille est le mycoport d’Uruk. Il doit son nom à sa forme : un large cylindre qui se resserre en son sommet. Comme il a été creusé dans la roche, il ne peut éjecter les Spores que dans une seule direction, le nord-est : c’est l’unique défaut de cette autre attraction locale – après le Gouffre, la Ligne Droite et l’Eau Claire, un défaut largement compensé par sa puissance de propulsion et le rythme auquel peuvent s’enchaîner les éjections. Les bons jours, on peut d’ici envoyer jusqu’à 500 personnes à l’autre bout du monde. Peu de mycoports peuvent se targuer d’un tel rendement. Outre son dessin, la Bouteille doit aussi son efficacité au fait qu’elle sert de bac à compost pour toute la ville ; les bactéries qui y ont élu domicile produisent en permanence une quantité invraisemblable de gaz. Pour assurer l’étanchéité de la cuve et améliorer encore sa vitesse de remplissage, les concepteurs ont comblé les pores de ses parois karstiques avec des algues aérifères qui pompent depuis l’extérieur vers l’intérieur. Quand on en bouche le goulot avec une Spore, dix minutes suffisent pour que s’établisse derrière elle une pression capable de l’envoyer en Alaska. Au besoin, on peut d’ailleurs en envoyer plusieurs d’un coup, en collier de perles ou en placentas jumeaux.

Pour atteindre l’embarcadère depuis l’école des Sceptiques, située au sud de la Cité, il y a une petite trotte. Luciole en profite pour me raconter son passage à l’Eau Claire.

- Grâce à toi, ça a été beaucoup moins dur que je ne me l’étais imaginé. Que ce soit pour le dévoilement physique ou psychique, tu m’avais déjà baptisée. Tu m’as surtout aidée pour la partie mentale, à vrai dire, la nudité face à d’autres, en tant que femme, face aux hommes, on s’y prépare chacune à notre façon depuis très jeunes. Mais de savoir après les faits que tu avais eu accès à mon intériorité a été tellement violent pour moi que ce partage consenti m’a presque paru facile.

Pour ne pas la couper, je lui envoie par racines mes excuses répétées, qu’elle accueille d’un sourire et d’un petit mouvement dédaigneux de la main.

- Ça va.

Elle continue.

- Étrangement, ça a été plus compliqué avec Orson qu’avec Teka. Teka est un gamin timide, terrifié par ses actes passés et ce qu’ils éclairent de ses instincts. Il a été d’une délicatesse presque douloureuse. Tout au long de notre conversation, il s’est fait un point d’honneur à ne regarder que mon visage, quand il osait relever les yeux. Et c’était bizarre parce qu’étant à l’Eau Claire, je percevais très clairement qu’il avait une conscience suraigüe de ma nudité et de la sienne … Mais il ne se sentait pas capable de s’y confronter. Il faut dire que sa sortie d’Apnée est fraîche ; il ne représente plus une menace pour les autres, je crois que c’est assez évident, mais il lui faudra encore un long séjour à l’Eau Claire avant de pouvoir réintégrer la société. Son acte l’obsède encore beaucoup trop. En intégrant la souffrance de Necmiye, il s’est vacciné à vie contre la violence ; maintenant, il va devoir reconstruire des cendres de son ancienne personnalité un rapport normal et sain avec les femmes. La première étape, qu’il n’est pas près de franchir, est d’être capable de regarder un corps nu sans l’associer automatiquement au sexe.

Luciole s’arrête à un étal pour demander une poignée de dattes à une vieille femme souriante. Elle m’en tend une.

- T’en veux ? Je meurs de faim.

J’accepte distraitement, trop concentré sur les échos alarmants que je ressens au fond de moi entre le diagnostic de Teka et ma propre façon d’être. Serais-je capable de regarder le corps nu de Luciole sans la vouloir ? Je n’en suis pas certain. Et alors, est-ce qu’être amoureux est une excuse recevable ? Mon amour pour elle a-t-il vraiment à voir avec le jaillissement de mon désir ? Si une autre femme que Luciole possédait un corps très semblable au sien, pourrais-je le contempler sans lubricité ?

La bouche pleine, ma partenaire embraye là-dessus.

- Je dis ça mais je conçois très bien la difficulté de la tâche. Avec Teka, un jeunot chétif et tremblotant, ma position était facile à tenir. S’il n’avait pas lutté contre la possible émergence de son désir pendant toute l’entrevue, je n’aurais pas même songé une seconde à l’absence du mien, j’aurais partagé avec un homme nu un moment parfaitement platonique. Avec Orson, par contre, la situation était toute autre. J’ai eu beau fanfaronner à notre séparation par la Ligne Droite, quand nous nous sommes retrouvés en tête-à-tête dans les vestiaires de l’Eau Claire et que j’ai dû me déshabiller devant lui alors qu’il pouvait lire mes pensées de surface aussi clairement que si je les disais à voix haute … Je n’en menais plus bien large. Ce n’est pas que je le trouve beau, hein. Mais il est si grand, si fort, si plein de muscles, à côté de moi qui suis si petite et si menue … Il fait si mâle. Évidemment, en plus, il est gaulé comme un dieu. Avec sa belle bite bien lourde qui lui battait nonchalamment les cuisses quand il marchait, j’avais l’impression de suivre un androïde de la section Mastodontes dans un bordel pour femmes. Moi, je lui balançais tout ça en pleine poire, sans filtre, alors qu’il n’avait rien demandé : ses pecs marshmallows, son corps immense, inflexible et rond, sa queue massue … Mon envie primale de me frotter avec un peu partout, juste pour voir. Et de savoir qu’il voyait mes fantasmes absurdes au moment où je les concevais, ça me perturbait encore plus.

Luciole pose une main sur sa joue, comme si des vapeurs lui étaient venues.

Après ce déballage quasi-pornographique, le geste, d’une pruderie digne d’une adolescente de l’époque élisabéthaine, me fait éclater de rire. Ça fait du bien, de réussir à relâcher la pression que je sentais monter doucement.

Ma partenaire me jette un regard en coin.

- Moi aussi, je m’en suis sorti comme ça. Au bout de 30 secondes affreuses à être obnubilée par mon nombril écarlate de chaleur et de honte, j’ai pris sur moi pour aller sonder Orson. J’ai cru que j’allais me faire pipi dessus tellement j’ai ri. Il était en état de choc ! Apparemment, personne avant moi n’avait eu envie de s’asseoir sur ses biceps …

Comme mon hilarité démarre de plus belle, Luciole me tape le bras.

- Hé ! C’est la faute à qui, d’après toi, si j’ai les fesses qui chauffent ? La tienne. Alors interdiction de te marrer plus que moi.

Je lui envoie via l’Arbre un gros câlin.

- Mais qu’est-ce que tu fais ? Je suis juste là … Embrasse-moi pour de vrai, crétin.

J’obtempère.

Au moment de la reposer à terre, mon corps se raidit instinctivement, comme si des éclairs de mercure, en traversant mon sang, m’avaient figé les veines. Alors que Luciole reprend son récit avec légèreté, je dois une nouvelle fois lutter pour écarter le brouillard de désir qui, du néant, a surgi pour engourdir mes sens et mon entendement.

- Bref, dans l’idée d’équilibrer les forces en présence, je suppose, Orson m’a fait un compliment poli sur ma silhouette harmonieuse et m’a assuré que, s’il n’était ni au travail ni très heureux de son union avec la mère de ses enfants, il n’aurait eu aucun déplaisir à tenter, malgré leur extravagance, la réalisation de ces expériences érotico-acrobatiques. Là-dessus, l’incident étant clos, on est passés à autre chose.

- Teka.

- Lui-même. Le loup d’un jour. C’est fou comme l’existence d’une faute perturbe tout. On pourrait presque croire que les humains n’ont pas été faits pour pardonner. Peut-être parce que fut un temps où la rééducation demandait trop d’énergie à la communauté et qu’il valait mieux se débarrasser des individus dangereux plutôt qu’essayer de les corriger ? C’est l’impression que j’ai eue, que mon instinct avait pris les commandes, quand j’ai réalisé que je cherchais constamment la faille dans son jeu, la fissure sur son masque d’agneau. Coûte que coûte, quelque chose au fond de moi voulait trouver quelque part au fond de lui une trace du mal qui a frappé Necmiye. Pas son remord, ni son admission de culpabilité … Mais un reste de pourriture sur lequel je pourrais appuyer la répugnance réelle que je ressentais à être en face de ce jeune homme en pénitence.

Alors que nous passons devant une ruelle au bout de laquelle, loin en contrebas, on aperçoit la mer au fond du Gouffre scintiller, Luciole grimace une moue équivoque.

- Il ne m’a pas fait ce cadeau ; il n’a pas dévié un instant de sa très sincère contrition. Et malgré ça, encore maintenant, je n’arrive pas à penser à lui sans rancœur. Je dois avouer que je ne sais pas très bien comment digérer cette partie-là de mon passage à l’Eau Claire ; je ne sais pas quoi penser de l’éclairage auquel j’ai procédé sur mon apparente incapacité à absoudre. C’est aussi juste et injuste qu’un anneau de Moebius est à l’envers et à l’endroit.

Je vois très bien ce qu’elle veut dire mais, j’ai beau me creuser la tête, je ne trouve rien à dire qui pourrait l’aider à résoudre ce paradoxe. Tout acte porte par essence une part d’irrémédiable. Quoi que fasse Teka pour s’amender, quoi qu’il devienne à l’avenir, il restera jusqu’au jour de sa mort l’unique responsable du traumatisme subi par Necmiye. Rien ne peut l’effacer. Ni sa réinsertion, ni notre empathie, ni même le bonheur de sa victime. Quand on merde, on paye. C’est pareil pour tout le monde. Théoriquement, il me semble que cette option vaut mieux que celle où ce sont les autres qui payent pour nos erreurs …

Trop longtemps, nous avons jugés normaux des dérèglements qui ne l’étaient pas sous prétexte que la civilisation de nos ancêtres avait été subitement décapitée. Trop longtemps, nous avons vécu heureux en mettant l’ensemble du désordre actuel sur le dos du Fléau. Ce faux-semblant a fait son temps. Il était encore envisageable de douter de l’invalidité de la Légende des 100 avec l’unique survivant trouvé par Shandia : une exception ne prouve rien, mais comment une maladie pourrait-elle être responsable de l’apparition d’un nouveau continent ?

Alors que nous parvenons aux abords de la Bouteille, tout songeurs l’un et l’autre, un frisson désagréable me traverse l’échine ; à chaque nouvel indice, la pire des hypothèses gagne en vraisemblance.

Des monstres se cachent parmi nous.

 

*

 

Au loin, un grand gars tout mince, nous fait signe de venir vers lui. La surprise que me cause la voix de stentor s’échappant de son corps malingre me débarrasse des noires pensées qui commençaient à m’encombrer. Sa tonitruance me rappelle ce vieil ogre de Maxwell ; à coup sûr, ce type est le biomécanicien en chef du coin.

- V’NEZ PAR ICI, VOS ALTESSES ! V’NEZ-Y ! PAR LÀ !

À notre approche, il baisse d’un ton.

- Vous avez pris votre temps, les p’tiots. Léo et Foam sont prêtes depuis un bail. Elles vous attendent dans le goulot, frétillantes à point. La pression derrière est au poil. Vous serez à Ikinokoru en un temps record. On vous a mis les cocottes en file indienne, dans le doute, mais si vous voulez être dans le même habitacle, on peut régler ça en trois minutes.

Luciole répond sans me consulter.

- Oui, Cha’, s’il-te-plaît, on volera ensemble.

Et cependant que le bonhomme parodie un salut militaire, Diane apaise ma curiosité en m’apprenant que Cha’ est le diminutif de Cha’Akmongwi.

Ma partenaire me touche l’épaule.

- Je vais faire un tour aux toilettes avant de partir. Je te rejoins là-bas.

Mais elle ne dit pas où et le biomécanicien est reparti.

Je reste un moment planté au milieu de nulle part, dans un couloir ocre percé sur ma droite de hublots qui donnent sur des pans anonymes d’Uruk, des arrière-cours, des balcons, quelques toits verdoyants. Au-dessus de la ville, le Chapeau de Paille est d’une blancheur aveuglante, au point qu’il est impossible de dire dans quelle direction est le soleil ; ma désorientation grimpe d’un cran.

Je considère cette sensation flottante, doucereuse, qui m’envahit. Je crois que Tremble me manque.

Sans trop y croire, j’essaye d’appeler à la maison.

Kaya répond immédiatement.

- Grand frère !! Tu m’as abandonnée !

Et juste comme ça, le monde retrouve sa légèreté.

- C’est toi qui m’as abandonné !

- Des fraises, l’asperge, j’ai pas bougé d’un pouce …

- T’aurais p’t’être dû.

Kaya prend une inspiration pour libérer toute sa puissance d’un seul coup.

- J’AI SEPT ANS !!!

Je rigole sous cape.

- À ton âge, j’avais déjà fait trois fois le tour de la Terre.

Elle se tait. Je sais qu’elle est en train de réfléchir, les sourcils froncés, à la possibilité que je dise la vérité. Quand elle reprend la parole, c’est avec le ton de notre mère lorsqu’elle n’en peut plus de nos enfantillages.

- Foutises et faribulles que cela, Frère Traître, je vois clair dans ton jeu … Maintenant, tu as dix secondes pour me dire pourquoi tu appelles et tu as intérêt à être fichtrement convaincant si tu ne veux pas que je te raccroche au nez et à la barbe. Des pirates.

Quelle splendeur que le cerveau d’un enfant !

- Tu me manquais, petite sœur.

Elle répond, la voix nouée.

- C’est toi qui manques !! Tu rentres quand ?!

- Je ne sais pas bien. J’ai deux trois trucs à régler, à Ikinokoru, dans l’Océan Indien, peut-être en Afrique … Et pour ne rien simplifier, je crois bien que j’ai réussi à me perdre.

- Comment t’as réussi à te perdre avec ta Graine ? T’es sur la banquise ?

Merde alors ! Diane ! Je l’avais encore oubliée.

Pas revancharde, elle m’indique presto le chemin à suivre jusqu’à l’embarcadère.

En chemin, je demande des nouvelles des parents – ils vont bien, de Senga – il va bien, d’Askeladd – il est parti en mission, de Huni – il a disparu, de …

- Huni a disparu ?

Kaya ricane.

- Oui, il est parti on-sait-pas-où, après son passage dans l’émission du roux costaud avec ses moustaches, là. Et il a verrouillé sa Graine. On sait qu’il est vivant mais il refuse de parler aux gens ou de faire savoir où il est. Papa et maman pensent qu’il a eu une idée géniale et qu’il veut nous faire une surprise … Moi, je pense qu’il boude comme une vieille taupe rassie parce que tout le monde lui a dit qu’il avait raconté n’importe quoi.

Le couloir s’ouvre devant moi, sur une large pièce nue au fond de laquelle Luciole et Cha’Akmongwi m’attendent, l’air un peu décontenancés du temps qu’il m’a fallu pour faire vingt mètres.

- C’est toi qui as raison pour Huni, Kaya. Je dois te laisser. Merci d’avoir répondu, ça m’a fait du bien de te parler. Je t’aime petite sœur.

- Je t’aime grand frère. Rappelle vite.

Je lui envoie un bisou avant de raccrocher et de mentir une fameuse excuse.

- Désolé, ma petite sœur se languissait de moi.

Luciole pointe le coin de son œil.

- C’est ça, Bayard. Toi et ta larmichette, vous êtes des gros durs. T’es prêt ?

- Prêt.

Cha’Akmongwi se dirige vers un mur convexe dans lequel a été percée une trappe tout juste assez grande pour laisser passer de profil un homme corpulent. En grognant sous l’effort consenti, le biomécanicien la soulève jusqu’à accrocher sa poignée à un crochet suspendu au plafond. Dans l’ouverture, je vois ondoyer les iridescences familières de Foam, que viennent croiser celles de Léo, plus sombres d’une nuance. Voilà donc le goulot de la Bouteille. J’avais imaginé une scénographie plus tape-à-l’œil ...

Luciole remercie Cha’ et disparait d’un mouvement fluide à l’intérieur de nos Spores unifiées. Avant de l’imiter, je prends encore le temps de m’imprégner de ce que j’arrive à ressentir de l’ambiance d’Uruk depuis cette salle anonyme : la température étouffante, les murs bruns, les odeurs mélangées de la mer et du désert, le claquement imaginaire d’un voile du Chapeau de Paille, loin au-dessus de nous … À peine arrivé, je repars déjà.

Je constate que je ne souffre pas d’être si peu resté dans cette Cité que je rêvais de découvrir depuis si longtemps. J’en suis heureux. Il n’est pas bon pour un Voyageur d’avoir trop de mal à partir. Le pas qui éloigne doit être résolu. De même que le pas qui approche.

Elena, l’Infime, Uruk … Merci, c’était bien. J’y vais.

À la prochaine.

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