Chapitre 25 : La garçon qui avait vu l’oeil

Andiberry se frottait la tête.

Bordel de crotte, c'est quoi le code déjà ?

La grosse clef de laiton qu'il cachait dans sa besace avait permis d'ouvrir la grosse malle de métal qui dissimulait un autre coffre, beaucoup plus moderne et inadapté à cet univers. Un premier système de sécurité avait reconnu son iris, puis son empreinte digitale.

Et voilà qu'il était bloqué par un code à quatre chiffre, à la con !

Il avait déjà essayé sa date d'anniversaire, puis celle de Lù, sans succès.

Et pendant ce temps-là, Lù qui était en danger ! Il n'empêche, s’il lui arrivait quelque chose de sérieux, ce serait surtout lui, Andiberry, qui serait dans la panade. Sauf si la Famille avait gardé ses mauvaises habitudes et ne la laissait pas ressusciter, bien sûr... Il eut un éclair de génie et se dépêcha d'entrer la latitude et la longitude de l'île ; le coffre s'ouvrit dans un cliquetis joyeux.

Il n'y avait pas de temps à perdre.

Andiberry saisit l'objet qui s'y trouvait, s'élança vers la porte avant de la déverrouiller et de sortir dans le patio. Il plissa les yeux, s'empara d'une torche et fit le tour de la pièce du regard : en dehors du flambeau qui s'était éteint par terre et des traces de pieds ensanglantés qui parsemaient les dalles de pierre, il n'y avait plus personne. Lù et ses agresseurs avaient disparus par l'une des portes, mais laquelle ? Il s'engouffra dans le labyrinthe de couloirs qui composaient le temple de la naissance, ne rencontrant personne à part quelques cadavres dont il s'éloigna avec une grimace dégouttée.

Il finit par entendre une rumeur et des cris provenir du dehors et s'y précipita. Quand il arriva sur le perron du temple, une bataille faisait rage sur la place. Les brunes étaient plus nombreuses, mais on les sortait du lit et la plupart d'entre elles n'avaient même pas eu le temps de boutonner correctement leur pantalons, tandis que les assaillants, des euphrates, portaient tous leurs armures de cuir et étaient parfaitement réveillés. Au milieu de la mêlée, Dédale repoussait des vagues de guerriers, comme une diablesse rugissante. A elle seule, elle mettait en déroute la moitié de l'armée ennemie qui préférai ne pas s'y frotter. Malgré cela, les cadavres des brunes ne cessaient de s'accumuler.

Andiberry hésita.

On ne voyait Lù nulle part, mais il avait la possibilité de changer le cours de cette bataille... Pouvait-il se permettre de la faire attendre encore un peu ? Ce fût le spectacle d'un enfant hurlant, à moitié nu au milieu de la foule qui le décida.

Descendant les marches en brandissant son arme devant lui, il appuya sur la gâchette et le lance-flamme vomit une immense langue brûlante en direction du groupe d'Euphrates qui se dirigeaient vers lui. Transformés en torches vivantes, ils se jetèrent sur le sol en hurlant.

Répugné, il se détourna des corps qu'il venait d'envoyer à une mort horrible. Le reste des combattants, brunes et euphrates confondus, s'étaient arrêtés dans un même mouvement hébété.

Bon, se dit Berry. Avec un peu de chance, il suffira de les impressionner.

Conscient de parader, il tira vers le ciel, illuminant la nuit de longues trainées de feu, comme les cracheurs des fêtes foraines de son enfance.

*

C'est en arrivant dans la salle du culte que Lù sût qu'elle n'allait pas s'en sortir si facilement. D'autre assaillants avaient jaillit de toutes les portes et elle était encerclée. Ils convergèrent autour d'elle comme une troupe de lionnes et l'attrapèrent au cœur de la nef, juste sous l'immense statue d'Iilaaha ; non sans qu'elle en égorge un et en blesse trois autres. Elle finit par comprendre qu'ils ne voulaient pas la tuer, du moins, pas tout de suite.

Après l'avoir désarmée, agrippée par les cheveux et trainée sur plusieurs mètres sur le sol carrelé, elle réalisa que la bande d’adolescents qui l'avaient capturée n'étaient pas vraiment sûrs eux-même de ce qui convenait, en l'absence de leur chef. Du coup, la question suivante était : où était leur chef et pourquoi n'était-il pas avec eux ? Il se mirent à discuter entre eux, à voix basse :

— Qu'est ce qu'on fait d'elle ? On la tue ? Elle a déjà fait assez de dégâts.

— Elle est jolie, on l’emmène.

— Imbécile. C'est la prêtresse, les survivantes pourraient se grouper pour la récupérer.

— On ne décide rien tant que père n'est pas là.

Ils se mirent à rire :

— Oui, enfin, le temps qu'il arrive, y a rien qui empêche de s'occuper, pas vrai ?

Lù sentit son pouls battre violemment à ses tempes. Elle voulut crier quand on lui arracha son haut, mais on la bâillonna d'une main tandis qu'elle mordait des doigts jusqu'au sang.

L'adolescent jura et lui cogna violemment le visage contre le sol, ce qui lui fit voir des étoiles. Une violente envie de vomir lui remonta dans la gorge tandis que le garçon baissait maladroitement son pantalon pour sortir son sexe.

Il commençait à la plaquer sur le sol, maculant sa poitrine du sang poisseux qui coulait de ses doigts mordus quand les battants de la grande porte grincèrent, s'ouvrant juste assez pour laisser passer une unique silhouette.

Le violeur s'arrêta et tout le monde se tourna instinctivement vers le nouveau venu.

Echevelée, Lù ressentit un sursaut d'espoir :

— Balthazar... Vite, va chercher de l'aide !

Mais il ne bougea pas. Ses yeux se posèrent sur elle avant de faire le tour du groupe d'assaillants. Puis, ils revinrent se poser sur elle, avec sa tenue dépoitraillée et ses cheveux en bataille. Il avait l'air différent. Il y avait quelque chose de glacial et de lointain dans ses yeux bruns ; quelque chose de terriblement étranger.

— Ah Baltou, on attendait plus que toi !

Elle sentit son sang se glacer dans ses veines et en une poignée de secondes, elle comprit tout. Il fit deux pas, juste deux, pour se retrouver à l'emplacement où la lumière de la lune se glissait à travers les vitraux, pour lui faire ce halo de sainteté que Lù affectionnait tant pour elle-même.

Quelle imbécile, elle avait été !

L'adolescent avança, puis s'immobilisa à nouveau, hésitant, tandis qu’on le congratulait.

— Voilà le héros du jour.

— Tu sais où est ton père, Balthazar ?

— A toi l'honneur, mon vieux.

Il ne répondit pas. A rien. Mais il recommença à avancer et Lù vit qu'il tremblait.

Elle supplia :

— Balthazar... Je t'en supplie.

Il la regarda à travers ses yeux froids et vides comme des billes de verre.

— Tu as dit que je ne devais laisser personne me parler comme ça, pas vrai ?

La réponse de Lù s'étrangla dans sa gorge, tandis que le garçon se tournait vers ses compatriotes :

— Père est mort.

Puis il délaça l'avant de son sarouel.

 

Un jour qu’Iilaaha avait quitté son jardin, l’homme alla voir la femme et lui transperça le corps avec son désir et sa haine. La femme poussa alors un tel cri que toute la mer fut agitée de tempêtes pendant trois jours.

Alors il se retira et blessa à nouveau la femme qui poussa un tel cri que les volcans entrèrent en éruption pendant trois jours.

Alors il se retira et blessa à nouveau la femme qui poussa un tel cri que les étoiles refusèrent de briller pendant trois jours.

Alors ‘Iilaaha revint au jardin des délices et entra dans une grande colère.

*

Nous trouverons ensuite Portail. Si l’un de nous la trouve, il la détruira.

Il avait la mort dans le corps. Un corps qui lui était devenu étranger qui s'agitait désespérément sur un objet vide, dont l'âme s'était retiré en dedans, son regard gris férocement planté dans celui de la grande déesse de pierre qui les surplombait.

Les oreilles bourdonnantes, il entendait les rires, les encouragements et il pensa à la tente des femmes où la peau claquait contre la peau sans amour ni joie.

De quelle façon était-il devenu exactement ce qu'il haïssait ?

En se répandant, il dut faire un effort pour ne pas tourner de l’oeil. La main sur son coeur se relâcha et il prit une profonde inspiration, comme s’il avait gardé la tête plongée dans l’eau durant toute la nuit.

C'est à ce moment-là que les portes s'ouvrirent une deuxième fois, beaucoup plus violemment que la première. Et cette fois, ce n'était visiblement pas pour laisser passer un allié.

Balthazar se redressa, mais il s'empêtra les jambes dans son pantalon et dû mettre un genou à terre. Le temps qu'il retrouve un semblant d'équilibre, il sentit une incroyable chaleur percer comme une vague dans son dos et il vit plusieurs de ses frères s'embraser comme des soleils. Ils lâchèrent le corps de Portail et s'enfuirent en hurlant au milieu des rangées de bancs.

— Désolé, je suis en retard.

Il reconnu la voix d'Andr, mais celui-ci avait parlé dans une langue que Balthazar ne connaissait pas. Se retournant, il vit la silhouette familière du général se découper dans l'allée. Il avait l'air à la fois très calme et au delà de la colère. Il se servit à nouveau du long engin noir qu'il tenait entre les mains pour attaquer un deuxième groupe de guerriers euphrates.

Le temple perdit ses dernières zones d'ombres pour devenir une fournaise d'or et de feu. Il fallut une poignée de secondes à l'adolescent pour réaliser qu'il était le dernier à être indemne. Lui et Lù dont les cheveux avaient tout de même roussis.

— Tu en as mis du temps, putain.

Il sursauta en réalisant que Portail s'était redressée derrière lui et qu’elle aussi parlait cette drôle de langue.

— Il y a eu quelques contretemps.

— A l'extérieur ?

— Grace à mon intervention, l'attaque est en train d'être maitrisée. Tu peux tenir ?

— Je ne sais pas encore.

Autour d'eux, les hurlements avaient prit fin, les cadavres brûlés avaient perdus leur lumières et n'étaient plus que des amas de chair calcinée et fumante.

— Nous en avons vu d'autres. Tu en verras d'autres, encore.

Elle laissa planer un silence furieux, avant de lâcher :

— Merci pour ta sympathie.

— Je t'avais dit que c'était un monde merdique. Bon, j'achève celui-là.

— Non.

Balthazar fit un nouvel effort pour se redresser, mais Portail l'agrippa par le coude pour l'en empêcher, puis lui tordit le bras derrière le dos pour qu’il n’agrippe pas son couteau.

— Celui-là, il est à moi.

—  Comme tu veux.

Andr fouilla dans sa besace et en retira un petit objet sombre et le lança en l'air dans sa direction. Balthazar se recroquevilla, s'attendant à être réduit à un nouveau type de brasier, mais il ne se passa rien de tout ça. La prêtresse de la naissance attrapa l'objet en l'air et le brandit devant elle en direction de son visage. C'était un petit objet noir et brillant que l'adolescent ne connaissait pas. Ça faisait comme un trou rond et noir dans sa direction. Comme un œil.

— Portail, je...

Elle ne lui laissa pas le temps de finir. L'oeil cligna dans un bruit de tonnerre, comme pour lui dire de ne pas s'en faire et l'âme de Balthazar fût arrachée de son corps.

*

— Sale nuit pas vrai ?

Lù ne se retourna pas.

Le haut du minaret donnait une vue générale sur la ville et ses alentours, tous nappés de la brume teintée d'or des premières heures du jour. La prêtresse de la naissance observait l'horizon, les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de son sarouel.

En bas, sur la grande place, on triait les morts ; les euphrates pour le gibet et les brunes aux maisons d'embaumement. Dédale insista :

— Tout ces chiens sont morts. Tous. C'est une sacrée épine en dehors de nos pieds, non ? Surtout qu'on aurait pu toutes y passer.

Lù finit par se tourner vers elle. La commandante des armée s'en tirait avec un bras en écharpe et un œil poché, ce qui n'était pas si mal.

— Tu te trompes. C'est une catastrophe, tout est terminé maintenant.

— Qu'est ce que ça veut dire ?

Le ton de Dédale était menaçant, mais cela ne ternit pas le masque glacé de son interlocutrice qui secoua la tête.

— Nous les avons exterminés, mais nous avons eu aussi beaucoup de pertes que nous ne pouvions pas nous permettre. Nous ne sommes plus assez nombreuses pour tenir à la fois Luminosa et l'oasis. Dans quelques jours, les sombres vont nous tomber dessus comme la misère sur le monde. Nous devons quitter la ville. Abandonner nos terres.

Dédale en resta bouche bée quelques secondes avant qu'une rage froide ne s'empare d'elle.

— Tu aurais dû t'en douter ! C'est ta faute tout ça ! Ce garçon ! Ce chien de traitre ! Je t'avais pourtant prévenu : les hommes sont des créatures vicieuses dominées par leur sentimentalisme et leur brutalité. On ne peut ni leur faire confiance ni leur donner de responsabilités car il les détourneraient à des fins personnelles. Et toi, avec tes idées ridicules sur l'égalité !

— Tu ne peux pas définir l'ensemble des hommes en t'appuyant sur un petit nombre d'entre eux appartenant à la même structure culturelle et sociale. Balthazar était un euphrate et j'ai été stupide de tomber dans son piège, je l'admet et je l’ai payé. En revanche, toi, tu dois admettre que l'intervention d'Andr nous a tous sauvé cette nuit.

— 'Iilaaha nous a toutes sauvées en mettant le feu entre les mains de ton serviteur. Et pourquoi ne le ferait-elle pas contre les sombres ? Ne sommes-nous pas son peuple élu ?

Lù plissa les yeux. Comment pouvait-elle lui faire comprendre que ce genre de tricherie ne marcherait que le temps où l'arme serait chargée ? Elle hésita :

— Face aux euphrates, nous avons été attaquée par traitrise et 'Iilaaha ne pouvait le tolérer. Mais les sombres viennent vers nous en femmes et se battrons avec l'honneur qui convient aux femmes. 'Iilaaha ne fera plus de tours de magie pour nous aider. Non, je ne veux pas me leurrer. La très grande m'a confiée une mission et j'ai échoué. Demain, je quitterai Luminosa et je ne reviendrai pas.

— Tu nous abandonnes ?

— Je ne peux plus rien faire pour vous aider.

— Et le Livre ? Il était enfin terminé !

— Le Livre est à toi à présent, fais-en ce que tu veux. Tu es enfin la seule cheffe des brunes, félicitation.

*

Quand Balthazar ouvrit les yeux, le monde était flou.

Il n'eut pas le temps de s'en préoccuper dans l'immédiat, car une immense douleur lui déchira les genoux et il voulut crier ; sa bouche était si sèche qu'il s'étrangla.

Que se passait-il ?

Il cligna des yeux, essaya de chasser le voile qui recouvrait tout. Il se redressa péniblement et observa autour de lui ; un soleil sirupeux parvenait à faire passer sa luminosité et sa chaleur à travers la bâche de peau qui le surplombait. Une couverture de laine rêche le recouvrait encore jusqu'au torse. Il reconnut la tente qu'il avait l'habitude de partager avec Aaron. Mais il était assis sur la paillasse de son frère, sous sa couverture. Il toucha ses jambes : des croutes épaisses recouvraient l'arrière de ses genoux, mais il ne semblait pas saigner.

Il se souvenait d'un œil. L'oeil avait cligné pour lui dire de ne pas s'en faire.

Une migraine intense lui traversa la cervelle et il grimaça de douleur tandis que des images  se bousculaient dans sa tête.

Il revoyait une grande cité avec des murailles de terre cuite. Etait-ce sa maison ? Il y avait des jardins où il peignait. Et une femme... Une femme aux cheveux longs, avec des boucles d'oreille en turquoise. Ou bien était-ce une femme aux cheveux courts ? Et puis l'oeil qui clignait, au milieu du monde en feu.

Soudain, Balthazar comprit pourquoi il ne voyait rien. Quel imbécile ! Sa main tâtonna pour retrouver ses lunettes à l'endroit où il les rangeait toujours et en les enfilant, il cogna son nez, plutôt imposant. Il se sentit tout de suite mieux. Le monde avait retrouvé ses couleurs nettes.

Il essaya de se lever, mais se rendit tout de suite compte que c'était une mauvaise idée, la douleur lui coupa le souffle et il se rassit. Il observa à nouveau ses blessures : clairement, elles n'étaient pas infectées et les croutes tomberaient bientôt. Cependant, il y avait quelque chose qui ne fonctionnait plus correctement avec ses jambes.

Il tenta à nouveau de se mettre debout et y parvint péniblement, mais il comprit rapidement que marcher serait impossible. Il se rassit et se traina sur le parvis de la tente.

C’était un campement inconnu, ce qui était bizarre car la tente lui était extrêmement familière. Le lieu semblait désert, à l'exception d'une vieille mule qui se mit à braire vigoureusement en le voyant. Il rampa jusqu'à son enclos et s'aperçut que la pauvre bête n'avait plus rien à manger et qu'un simple filet d'eau croupis restait dans sa mangeoire. Il lui donna du fourrage et de l'eau, bût à grand traits lui même en plongeant sa tête dans un tonneau d'eau douce ; le reflet qu'il observa dedans lui fit une sensation étrange ; comme s'il était lui-même et un autre à la fois. Il reconnaissait bien ses yeux, ses boucles, la délicatesse de sa mâchoire. Mais avait-il toujours eut ce gros nez et ces sourcils épais ?

Il secoua la tête. C'était idiot. Bien sûr qu'il avait toujours eut ce visage !

Se détournant, il décida de faire le tour du campement, tant qu'il en avait la force. Il ne trouva rien sauf un peu de matériel pour entreprendre un voyage et plusieurs cadavres de femmes, empilées dans un fosse, un peu plus loin. Il se promis de quitter rapidement cet effroyable endroit.

Harnachant la petite mule, il accrocha des besaces qu'il remplit d'avoine, de galettes au miel et d'outres d'eau. Puis il enveloppa son visage dans un keffier.

La bête ne broncha pas quand il monta sur son dos ; il ne devait pas peser bien lourd, avec ses jambes maigrichonnes et ses côtes apparentes.

Ensemble, ils s'engagèrent vers le bas de la vallée.

Au bout de quelques heures, ils arrivèrent à une route sur laquelle marchaient de nombreuses brunes et bruns, accompagnés de leurs enfants et de charrettes sur lesquelles ils transportaient leurs biens. Certains le virent arriver du désert, épuisé et loqueteux, avec une certaine surprise, mais personne n'avait l'air agressif.

— Attendez ! Attendez ! Où allez-vous comme ça ? Pourriez-vous m'indiquer la direction de Luminosa ?

Les brunes secouaient la tête d'un air navré :

— Mais petit, tu ne sais donc pas que les sombres sont à nos portes ? Ils seront à Luminosa d'ici un jour au deux, mais après l'attaque des euphrates, nous n'avons pas la force de les repousser. Nous fuyons vers l'ouest, en espérant trouver une terre d'asile chez les grecques.

Balthazar se sentit dérouté. Des euphrates avaient attaqué la capitale ? Il eut l'impression que ce point était très important, mais comment aurait-il pu le concerner ? N'était-il pas l'enlumineur de la grande prêtresse de la vie ?

— Reste-t-il encore du monde à la capitale ?

— Encore un peu. Dame Dédale a pris la tête du convoi avec l'armée et la prêtresse Portail est restée à Luminosa pour aider les dernières brunes à partir à temps et finir de brûler les mortes.

— Alors tout n'est pas perdu, je vous remercie.

Il s'engagea sur la route, mais au lieu de suivre l'exode, il remonta lentement la colonne, sous le regard étonné des pèlerins. Le voyage lui prit toute la journée, bien qu'il ne fit que de courtes pauses pour se nourrir, ainsi que sa mule. Quand les dunes lui révélèrent les remparts rouges de Luminosa, il sentit son cœur se serrer doucement.

L'air chaud du désert était gorgé d'une odeur brûlante de cendres et de chair brûlée. Des fruits sombres pendaient aux remparts et des nuées de vautours tournaient dans le ciel. En s'approchant, Balthazar comprit qu'il s'agissait de cadavres ; la plupart d'entre eux lui semblaient étrangement familier. Ce fut le corps d'un homme éventré qui attira son attention, lui laissant une étrange impression de tristesse et de colère ; mais le plus troublant fût ce jeune homme qui était accroché juste au dessus de la porte de la ville.

Ce devait être un beau garçon, avec de belles boucles noires, avant que les vautours ne commencent à le dévorer. Un trou rouge lui faisait un point au milieu du front et Balthazar revit l'oeil qui clignait. Il grimaça de douleur. Ce garçon était si familier que sa vue en était insupportable et il détourna le regard.

Le cœur battant, il dut descendre de sa mule, trébucha sur ses jambes trop faible et s’écroula dans le sable où il vomit.

— Ça y est ? Ils sont tous partis ?

— Je le crois. Les derniers bûchers sont en train de s'éteindre. Toutes les provisions ont été emportées et les récoltes saccagée. Nous n'allons pas non plus faciliter la tâche aux sombres. Quand à nous, notre mission s'achève ici.

Balthazar tourna la tête. Il entendait des voix sans parvenir à déterminer qui parlait.

— Alors tu es décidée ? Nous ne suivons pas la caravane ?

— Non, nous prenons vers le sud, la mer n'est pas loin et puis nous retrouverons le bateau.

— En espérant qu'il ne soit pas trop abimé.

— Nous verrons.

En tremblant, l'adolescent essaya de se redresser, mais une grande ombre s'interposa entre lui et le soleil.

— Qu'est ce que tu fais là petit ? Tu dois vite rejoindre la caravane si tu ne veux pas être capturé par les sombres.

Balthazar leva les yeux. La jeune fille vêtue de blanc était juchée sur un chameau immaculé. Le soleil lui faisait une auréole et les grelots tintaient à ses chevilles. Elle fronça les sourcils en le dévisageant, comme s'il lui rappelait quelqu'un. Elle secoua la tête, faisant onduler les lourdes boucles d'oreilles de topaze qu'elle portait.

Il ne répondit pas et elle se détourna. Elle fit rouler un son répétitif dans sa gorge et son chameau partit au galop. Accompagné d'un homme en armure, juché sur sa propre monture, il s'engagèrent sur une piste qui s'éloignait de la ville.

*

— Haaa, haaa, attends moi !

Lù se retourna et pendant quelque secondes, la jungle ne parut froissée que par le ballet des oiseaux et de la légère brise qui parcouraient l'île. Andiberry finit par apparaître entre les palétuviers, le souffle court et le visage rouge sous la barbe hirsute qui lui mangeait à présent les joues. Il s'était débarrassé de sa broigne épaisse pour ne garder qu'une chemise légère et avait dû courir pour la rattraper. Le coffre qui se trouvait dans sa chambre à Luminosa était harnaché dans son dos.

Il s'appuya sur ses genoux pour reprendre son souffle :

— C'est encore loin ?

Lù déroula sa carte :

— On arrive bientôt au pont. On dirait que c'est terminé, pour la jungle.

— C'est possible de demander une petite pause ?

— Quand on sera de l'autre côté. Garde un peu de force, il faudra qu'on creuse après.

— Hein ? Creuser ? Pour quoi faire ?

La jeune fille ne répondit pas ; Andiberry soupira, mais s'engagea sans se plaindre dans son sillon. La jungle s'arrêta brusquement au bord d'une falaise et Andiberry dû arrêter Lù d'une main tandis que quelques pierres dégringolaient dans le vide. Il y avait une autre falaise juste en face et entre les deux pans de rocs coulait un torrent furieux.

— On ne devrait plus être loin.

Ils longèrent la gorge, jusqu'à trouver les trois filins rouillés qu'ils avaient posés à leur arrivée, des années plus tôt, formant un pont de singe vertigineux au dessus du vide. Andiberry fit une grimace circonspecte :

— Oulah, c'est haut quand même. On est vraiment passé par dessus ce vide à l'aller ?

Lù lui fit un sourire moqueur qui le rassura un peu. Certes, c'était peu, mais c'était son premier sourire depuis cette nuit-là. Il décida de ne pas insister et s'engagea sur le pont primitif après que sa compagne ait traversée sans difficults.

Comme promis, ils firent une pause. De l'autre côté de la rivière, le paysage était totalement différent. Une pente de terre rouge et pelée s'élevait en un pic acéré recouvert de basaltes, organisés en orgue. Peut-être un ancien volcan, mais si c'était le cas, celui-ci n'avait pas fonctionné depuis des siècles.

Ils grignotèrent un repas frugal et se reposèrent avant de reprendre leur marche en direction du sommet, la dernière partie de leur voyage. A ce stade, Lù consultait de plus en plus souvent sa carte.

— Tu ne l'as pas donné à Dédale ?

— C'est une copie. C'aurait été embêtant qu'on ne puisse pas retrouver la faille...

— Et ce n'est pas embêtant que Dédale la trouve ?

— Nous allons le refermer derrière nous, enfin, avec un rouleau de papier toilette. Ce n'est pas pour ça que je lui ai laissé.

— Pourquoi alors ?

— D'abord pour l'île. C'est un refuge idéal ; les brunes sont de bien meilleures navigatrices que les sombres. Pour le moment du moins. Ça leur donnerait l'occasion de se retourner. Enfin, elles sont parties à l'Ouest, c'est leur choix.

Lù s'interrompit. Son regard détailla l'amas de rocher qui se trouvait devant elle, puis compara avec le dessin de sa carte. Ils contournèrent le groupe de blocs rougeâtres avant de trouver l'entrée d'une grotte. Andiberry plissa les yeux : la faille d'arrivée devait se trouver au fond, bloquée par un objet quelconque, mais il ne la voyait pas d'ici.

— Nous sommes arrivés. Mais il est encore un peu tôt pour nous réjouir.

— Qu'est ce que ça veut dire ?

— Pour la deuxième raison pour laquelle j'ai donné la carte à Dédale : on va enterrer ici tout ce qui est lié à ce monde.

— Hein ?

Mais Lù n'avait pas l'air de plaisanter. Ses yeux gris et froid le regardaient férocement, comme pour le mettre au défi de protester.

— Quand tu dis tout...

La jeune fille sortit de sa besace la liasse de feuilles enroulées dans du cuir qui composaient le brouillon du Livre des Vérités, puis ses doigts vinrent ôter les boucles de turquoise. Puis elle se tourna vers Andiberry :

— Et tes carnets.

— Pas question !

— Ce n'est pas un choix que je te donne. Ce qui s'est passé ici...

Andiberry s'assit sur un rocher :

— On devrait en parler Lù.

— Je ne veux pas en parler. J'ai perdu, c'est tout. On ne gagne pas à tout les coups. Maintenant je veux oublier et passer à autre chose.

Son compagnon secoua la tête. Il voulut ajouter quelque chose, mais la jeune fille lui tendit une pierre pointue.

— Si tu as encore de l'énergie pour parler, tu dois aussi en avoir pour creuser.

*

Le garçon qui était à la fois Aaron et Balthazar était assis dans une rue crasseuse, dans le fin fond de la capitale grecque, sa béquille posée juste à côté de lui.

Il avait suivi la colonne des brunes qui s’exilaient jusque-là et maintenant il n’avait pas d’autre moyen de survivre qu’en faisant la manche, jusqu’à ce qu’il trouve un meilleur emploi. — ce qui était plus difficile quand on était estropié et moyennement beau, il l’apprendrai à ses dépends.

Le voyage lui avait au moins enseigné une chose. Il ne savait plus très bien qui il était, mais les mots étaient devenus ses amis. Il y avait quelque chose qui lui plaisait chez eux, alors qu’avant il n’aimait que les écrire. Maintenant, il pouvait en attraper certains.

Un couple de passants passa devant lui. Il tendit la main et gémit d’un ton plaintif.

— La charité pour un infirme.

Le grecque releva sa jupe en fronçant le nez tandis que sa compagne l’éloignait d’un coup de canne.

— Laisse mon mari, nous n’avons pas un sou en poche !

Balthazar attrapa les mots un par un. Aussitôt la femme eut l’air désorientée. Elle retourna les poches de sa redingote et en fit tomber de multiples pièces sous le regard médusé de son époux avant de retrouver son calme et de vociférer soudainement :

— Pas un sou en poche.

Balthazar se précipita sur les pièces qui roulaient sur le sol et fila en clopinant avant que l’homme ne réagisse et que la femme ne comprenne que tout ce qui venait de se passer n’était pas normal.

L’adolescent se cacha derrière des poubelles avec son butin.

D’une façon ou d’une autre, quelque chose avait changé chez lui. Il possédait une bien étrange magie : celle de forcer les gens à se tenir à ce qu’ils disaient.

— Eh, petit mignon !

Il venait de se faire interpeller par un couple de prostitués, homme et femme. Il se recroquevilla. Ils l’interpellèrent :

— On vient de voir ton petit succès, tu n’as pas envie de partager avec nous ?

Balthazar se sentit tout de suite tendu et recula pour s’échapper. La femme ouvrit son pantalon et lui montra son con.

 

L’oeil le regardait.

Un oeil au milieu d’une main.

Un oeil entre les jambes d’une femme.

Un oeil rouge au milieu du front d’un garçon.

 

Un oeil blanc, dans le ciel noir.

Il embrassait les seins d’une femme et éjaculait des rivières.

 

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Nathalie
Posté le 16/11/2022
Bonjour Gueule de Loup

Voici mes corrections pour ce chapitre :

A elle seule, elle mettait en déroute la moitié de l'armée ennemie qui préférai ne pas s'y frotter. → « À elle seule » puis « préférait »
D'autre assaillants avaient jaillit → D'autres assaillants avaient jailli
A toi l'honneur, → À toi
A rien → À rien

J’aime beaucoup le rappel du mal premier de l’homme sur la femme mettant ‘Ilaaha en colère pour ne pas avoir à décrire le viol de Lù par Balthazar. Très bien pensé.

l'âme s'était retiré en dedans → retirée
Il reconnu la voix → reconnut
A l'extérieur → À
les hurlements avaient prit fin, les cadavres brûlés avaient perdus leur lumières et n'étaient plus que des amas de chair calcinée et fumante. → « pris » puis « perdu » puis « lumière » puis « chairs calcinées et fumantes »
je l'admet → l’admets
l'intervention d'Andr nous a tous sauvé cette nuit. → sauvés
nous avons été attaquée → attaquées
se battrons avec l'honneur → battront
bût à grand traits → grands
Bien sûr qu'il avait toujours eut ce visage → eu
Il se promis de quitter → promit
trébucha sur ses jambes trop faible → faibles
les récoltes saccagée → saccagées
il s'engagèrent → ils
pendant quelque secondes → quelques
sa compagne ait traversée sans difficults. → « traversé » et « difficulté »
A ce stade → À ce
Tu ne l'as pas donné à → donnée
On ne gagne pas à tout les coups. → tous

C’est très triste comme histoire mais très beau aussi.
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