La princesse remonta les escaliers usés des prisons d’un pas excédé. Elle avait les nerfs à vif. Elle se sentait humiliée comme elle ne l’avait jamais été. Ira, Lars, Eamon, tous avaient agi avec elle comme si elle ne comptait pas, comme si elle était trop bête, trop ignorante, trop inexpérimentée, pour avoir une opinion et la moindre force de caractère.
Ils allaient voir.
Une fois qu’ils furent arrivés au rez-de-chaussée, elle les planta sans un mot et se dirigea directement vers les étages supérieurs. Ses pas claquaient avec dureté sur les marches de marbre de l’escalier, le son se répercutant violemment sur les murs du hall. Seule Myhrru la suivit, mais à bonne distance, et en silence.
Adelle termina son échappée devant une porte dans le couloir des chambres. Elle cogna avec détermination sur le panneau de bois, sous le regard inquiet de Myhrru. Un sursaut temporel lui fit répéter l’opération. Elle se mordit la langue afin de ne pas jurer comme un charretier. La porte s’ouvrit sur la grande silhouette sombre de Lars, qui ne semblait pas tellement surpris de la trouver sur le pas de sa porte, son teint laiteux empourpré par la colère.
- Que faisiez-vous devant ma porte au beau milieu de la nuit ? s’écria-t-elle. De quel droit avez-vous osé ne serait-ce que toucher la poignée ?!
Le prince la considéra de haut en bas, avec son expression antipathique habituelle. Adelle peinait à reprendre son souffle, étouffée par la rage qu’elle contenait depuis des mois et qu’elle réfrénait encore malgré les apparences.
- Qui a donc bien pu vous raconter pareille calomnie ? lui demanda-t-il de sa voix grave et monocorde.
- Une personne qui vous a vu.
- Cela ne peut être que cette voleuse, je suppose qu’à part elle, personne ne s’est promené dans les couloirs du château à une heure pareille. Ainsi donc, vous préférez croire les mensonges de cette criminelle qui, je vous le rappelle à toutes fins utiles, vous aurez poignardé si je n’étais pas intervenu ?
- Elle n’a aucun intérêt à me mentir, contrairement à vous. Maintenant, répondez à ma question.
- Non.
- Pardon ?
- Je n’ai pas envie de vous répondre. Rien ne m’y oblige.
Adelle en eut le souffle coupé. Ce Lars était vraiment le dernier des goujats !
- La décence vous y contraindrait, rétorqua-t-elle avec mépris.
Lars jeta un regard en coin sur Myhrru, qui ne ratait rien de la scène, et qui était de toute évidence prête à lui sauter à la gorge au moindre mot de trop.
- Je suis navré de cet incident, madame. Je le suis d’autant plus que je constate avec tristesse que vous n’avez pas la moindre confiance en moi.
- En aucune façon, en effet.
- Je souhaiterais simplement que notre mariage soit le plus heureux possible, ajouta-t-il d’une voix mielleuse qui ne lui seyait pas du tout.
Adelle ravala sa nausée devant cette vaine tentative d’éluder l’affaire, et reprit avec humeur :
- Il n’y aura pas de mariage. Je refuse d’être liée à un homme tel que vous. Vous êtes un intriguant, un pervers. Je suis la Mystique du Temps, l’élément supérieur, personne ne pourra m’obliger à quoi que ce soit.
L’expression de Lars s’assombrit. Ses yeux translucides vibraient de colère, mais il ne répondit pas.
- J’en ai fini avec vous, conclut Adelle.
Il referma la porte en silence. Adelle se retourna vers Myhrru, qui la regardait, partagée entre la désapprobation et l’inquiétude.
- Crois-tu que les choses seront si simples ?
- Peu importe. Ce mariage est une mascarade depuis le départ. De plus, je pense que c’est bien le cadet de nos soucis pour l’instant. Ariana et Auguste semblent totalement aveugles à ce qu’il se passe sous notre nez, dans nos propres chambres !
Sa voix avait tremblé sur les derniers mots. Elle reprit sa respiration et continua d’avancer dans le couloir d’un pas décidé.
- Où allons-nous ? demanda Myhrru.
- Ailleurs. J’étouffe entre ces murs.
Elle se dirigea vers le vestibule, décrocha son manteau d’hermine et enfila ses bottes de cuir qui n’avaient jamais servi. Elle traversa le hall sous les yeux effarés des domestiques et des chevaliers. Lorsqu’elle arriva à la porte d’entrée, son regard sans équivoque poussa les gardes à ouvrir les lourds battants. Les deux femmes sortirent du château, dans le froid pinçant de l’hiver.
Adelle ne s’arrêta qu’au milieu de la place. Elle regarda tout autour d’elle comme si elle n’avait jamais vu les lieux, alors que c’étaient précisément les seuls endroits d’Aismir qu’elle avait pu contempler sans le filtre de sa fenêtre. Les badauds qui passaient la regardèrent tous avec stupeur. Myhrru se rapprocha de la princesse et lui chuchota :
- Est-ce bien prudent, Adelle ?
- Il n’y a rien à craindre. Juste un moment, s’il te plaît. J’aimerais aller dans le parc, respirer l’odeur des arbres.
Myhrru soupira. Elle connaissait trop bien son amie pour lui interdire cet instant de liberté qui lui manquait tant. La journée du lendemain s’annonçait difficile, une parenthèse de calme ne pouvait pas leur faire de mal.
Elles se dirigèrent donc à l’est de la ville, dans ce parc où Iwan avait découvert Ira. Adelle, en déambulant dans les allées, s’interrogea sur l’instant à partir duquel tout s’était disloqué. Elle avait le sentiment qu’auparavant, les choses étaient toutes sous contrôle, et que désormais, plus rien ne l’était. Elle ne s’était jamais sentie si peu en sécurité, même à l’intérieur des murs du château. L’intrusion d’Ira dans sa chambre n’y était certes pas étrangère. En regardant le ciel s’assombrir, son angoisse augmenta. Elle savait qu’Ira était enchaînée dans les sous-sols, mais elle pressentait qu’elle pourrait revenir à tout moment lui planter un poignard dans le cœur. Sans parler de son fiancé, ce Lars, qui avait une idée tordue derrière la tête, qu’Adelle n’arrivait pas à découvrir. Et puis il restait le compagnon d’Ira et les deux Mystiques restants, toujours introuvables… Elle enrageait de constater qu’elle semblait être la seule à s’en soucier. Sa sœur était plus préoccupée par des affaires politiques que par la résolution des problèmes très concrets qui se posaient depuis plusieurs mois. Adelle pensait qu’Ariana, n’ayant aucune prise sur les évènements, elle s’était consacrée à autre chose, afin de montrer qu’elle maîtrisait un domaine. La princesse se désola de découvrir que sa sœur était plus faible et plus lâche qu’elle ne le croyait. Cependant, cela pourrait bien être à son avantage pour la faire abandonner cette stupide idée de mariage.
Lorsque la nuit fut déjà installée, Adelle et Myhrru rentrèrent au château. Quand les portes se refermèrent sur elles, Adelle entendit le grondement sourd de la lassitude résonner dans son corps. Elles n’avaient pas fait un pas à l’intérieur, qu’un comité d’accueil remonté vint à leur rencontre.
- Où diable étais-tu passée ? s’emporta la Reine.
- Nous sommes allées prendre l’air.
- Nous avons des jardins pour cela !
- Je les connais par cœur. Et pour être honnête, je voulais respirer un autre air que celui nauséabond de ce château, répondit Adelle avec une arrogance qui ne lui ressemblait pas.
- Et vous l’avez laissé faire ? demanda-t-elle à Myhrru.
- Mon devoir est de la protéger, ma Reine, pas de lui donner des ordres.
- Quelle insolence ! Vous deux, suivez-moi, nous avons à parler.
La Reine était accompagnée par son mari et le capitaine Eamon, comme toujours. Tous les cinq se dirigèrent vers le bureau royal, une pièce luxueuse, aménagée avec des meubles tous plus beaux les uns que les autres, en bois massif vernis et aux tentures de velours blanc. Personne ne s’assit tant la tension était à son comble. Ariana se positionna devant le bureau et planta ses yeux glacés dans ceux de sa sœur.
- Que t’arrive-t-il, Adelle ? demanda la Reine avec froideur.
- Je ne veux pas de ce mariage. Et vous ne pourrez m’y contraindre.
- Tu préfères donc risquer une guerre avec nos voisins après pareille insulte ?
- Je serais évidemment désolée qu’une telle chose se produise, je ne m’en sentirai pour autant pas responsable. Ce n’est pas moi qui ai pris la décision d’organiser des fiançailles forcées, vouées à l’échec, alors que rien ne le nécessitait. Plutôt que de me chercher un mari, tu devrais te préoccuper des troubles que nous connaissons dans ce royaume et qui menacent bien plus son équilibre que ce qui se passe dans ma vie privée ! s’emporta Adelle.
- Ne me parle pas sur ce ton, je suis ta Reine !
- Quand cela t’arrange, c’est certain !
Adelle ne pouvait plus contenir tout ce qu’elle ressentait et qu’elle avait réfréné depuis des mois, voire des années. Adelle, la cadette, la Mystique, qui devait se sacrifier, travailler, encore et encore, sans la moindre reconnaissance, la moindre considération, comme une bête de somme juste bonne à se taire et à épouser un étranger qui l’emmènerait loin de son foyer !
Le teint de porcelaine d’Ariana s’était empourpré de colère. Elle ressemblait à une vraie poupée aux pommettes exagérément roses, l’expression de sympathie en moins.
- Nous n’annulerons pas ce mariage. Nous allons même l’avancer, et il se passera ici, sous notre surveillance.
- J’ai trouvé un autre fiancé, lâcha Adelle, prête à tout pour empêcher les noces.
Elle sentit le regard presque suppliant du capitaine Eamon, mais elle n’en avait plus cure désormais. La Reine troqua son regard de glace contre une expression de surprise comme elle en avait rarement eu. Sa respiration se fit plus rapide, Adelle avait trouvé le point faible.
- Je veux épouser Marth Claoimh, jeta-t-elle au visage de sa sœur avec un plaisir à peine dissimulé.
Le capitaine baissa les yeux et soupira en silence. Ariana resta bloquée sur cette phrase, qui paraissait si banale, mais qui pourtant fit l’effet d’un ouragan, prêt à emporter tous les beaux projets qu’elle souhaitait mener à bien, sa crédibilité avec. Elle se retourna vers Eamon, cherchant vraisemblablement de lui une solution. Ce dernier ne leva pas les yeux. Adelle l’avait mis dans une position difficile, c’était son seul regret.
- Tu as perdu tout sens commun, finit par exhaler Ariana.
- Au contraire !
- Certains ont fini aux fers pour moins que ça.
- Tu n’as qu’à m’y envoyer. Je préfère la prison plutôt que passer ma vie aux côtés de Lars.
Ariana inspira bruyamment par les narines. Elle avait envie de gifler sa petite sœur, elle était désemparée de ne plus avoir de contrôle sur elle.
- Si nous devons célébrer tes noces au fond des cachots, nous le ferons, asséna la Reine. Je suis aussi déterminée de conclure ce mariage que toi de le faire échouer. Ta petite estocade concernant ce pauvre Marth n’y changera rien. Il n’a pas à être mêlé à cela. Les nobles n’épousent pas des chevaliers.
- Il faut un début à tout, répliqua Adelle. J’irais moi-même lui demander, et nous verrons bien ce qu’il répond.
Le visage de la Reine se décomposa. Elle s’appuya contre son bureau, subitement atteinte d’une grande fatigue.
- Capitaine Eamon, Lieutenant Solas, veuillez reconduire la princesse Adelle jusqu’à ses appartements.
- Ne m’oblige pas à utiliser mon pouvoir contre vous, menaça Adelle.
- Ce n’est pas moi qui t’y oblige. Tu le fais de ta propre initiative, te condamnant par ton comportement irresponsable et indigne.
Elle fit un signe de la main, et Adelle fut contrainte de retourner dans sa chambre, dans sa prison. Lorsqu’elle parvint sur le palier, la porte d’à côté s’ouvrit sur le visage de Lars, affichant son premier sourire depuis son arrivée.
Tu nous fais ressentir un tas d'émotions dans ce chapitre. J'ai adoré (mais j'arrête pas de le répéter alors faut que je trouve une autre façon de le dire ^^).
Deux coquilles de conjugaison :
"Ainsi donc, vous préférez croire les mensonges de cette criminelle qui, je vous le rappelle à toute fin utile, vous AURAIT poignardée si je n’étais pas intervenu ?"
"Lorsqu’elle arriva à la porte d’entrée, son regard sans équivoque POUSSA les gardes à ouvrir les lourds battants."
Oui sa famille est terrible, et pour ça elle est totalement différente de la première version ! A l'origine Ariane et Adelle avait une relation très bienveillante et puis là, je ne sais pas, ça s'est transformé sans que je le veuille vraiment... La magie de l'écriture ! Soit dit en passant, je trouve que c'est plus intéressant ainsi ! A bientôt pour la suite !