Après une courte nuit, durant laquelle les rats et autres nuisibles s’en étaient donné à cœur joie pour lui courir dessus, Ira entendit la serrure grincer. Elle se releva de toute sa hauteur, prête à affronter ceux qui franchissaient déjà le seuil avec une défiance dans le regard. Elle reconnaissait le capitaine de la garde et la chevaleresse, qui, cette fois, n’étaient accompagnés ni de la princesse, ni d’autres chevaliers. La dispute de la veille avait laissé des traces, de toute évidence. Ce fut le capitaine qui commença :
- Comment s’appelle l’homme qui vous accompagnait le jour du couronnement ?
- Je ne me risquerai pas à vous le dire.
- Évidemment. Vous craignez les représailles.
- Au vu de mon échec cuisant, je crains d’être déjà condamnée à ses yeux.
- Alors, pourquoi ne pas nous dire son nom ?
- Si vous tentez quoi que ce soit contre lui, il va se sentir acculé, et ce que je redoute, c’est que cela ne dégénère. De plus, une fois que je vous aurai donné les informations que vous voulez, vous me ferez sauter la tête, j’aime autant gagner du temps, répondit-elle avec ironie.
- Vous savez, nous sommes en mesure de le neutraliser.
- Ça, c’est ce que vous croyez. Il avait déjà une force hors du commun avant d’avoir la Hache de la Terre. Il s’est approprié ses pouvoirs désormais. Même moi je ne suis pas sûre de me rendre compte de toute l’étendue de sa puissance.
- Vous ne connaissez pas celle des autres Mystiques non plus, rétorqua sèchement Myhrru.
- Mais lui, si.
Ira avait marqué un point.
- Et vous, êtes-vous capable de l’arrêter ? demanda Eamon.
La question surprit Ira. C’était comme si elle avait passé sa vie à se la poser, et à ne pas se la poser en même temps. Elle n’avait pas le choix, quoique fût la réponse. C’était lui ou elle, et elle ne voulait pas qu’il puisse gagner. Il devait payer. Elle devait lui faire payer.
- Pourquoi ?
- Peut-être que nous pourrons consentir à ne pas vous exécuter si vous coopérez.
Ira ne put s’empêcher de rire. C’était étrange. La dernière fois qu’elle avait esquissé un sourire, c’était le jour du couronnement. Cette coïncidence n’était pas particulièrement drôle, d’ailleurs. Les deux chevaliers la regardèrent avec sévérité.
- Si je résume, je prends tous les risques, en particulier celui d’y laisser ma peau, pour que vous consentiez à me laisser la vie sauve ? Et si je refuse vous me tuez ? Vous ne trouvez pas qu’il y a comme un problème ?
- Le vrai problème, ce sont vos agissements, Ira. Les vôtres, et celui dont vous êtes à la botte. Pour être franc, c’est plus lui qui nous préoccupe que vous, une voleuse minable qui n’a pas le cran de tuer, s’emporta Eamon.
Ira sentit sa colère monter. En règle générale, elle ne réagissait pas très bien à la provocation. Mais elle devait être plus maligne que ça.
- M’insulter ne vous avancera à rien. Et je dois dire que je suis surprise que vous considériez la faculté de tuer comme une qualité.
Le capitaine ne répondit rien. Il la considéra longuement, dans un silence qui remplissait tout l’espace exigüe du cachot. Les prunelles de Myhrru brûlaient tel un feu grégeois. Ira les fixait, un léger sourire aux lèvres, de son regard intense.
- Nous verrons bien lorsque la faim et la soif vous tordront les entrailles si vous êtes plus loquace, lança finalement Eamon.
Il tourna les talons, puis ils refermèrent la porte brutalement sur eux, laissant Ira retrouver son calme. Elle n’avait pas peur. Ils ne la laisseraient pas mourir. Manquer d’eau et de nourriture n’était pas nouveau pour elle. Elle était néanmoins satisfaite, ils n’avaient pas eu vraiment d’information de sa part pour l’instant. Elle se rassit et prit son mal en patience. Elle détestait ces moments d’immobilité contrainte. Elle souhaitait que les sursauts temporels d’Aimsir puissent la projeter dans le futur pour lui épargner cette gageure, malheureusement, le temps revenait toujours à sa place.
Elle était dans une position étrange. Il lui semblait que le monde entier était son allié et son ennemi à la fois. Kerst, qui s’était occupée d’elle, grâce à qui elle avait survécu, était aussi le monstre qu’elle s’était donné pour mission de terrasser. Les autres Mystiques, les ennemis de Kerst, auraient dû être des alliés pour Ira. Au lieu de ça, à cause de ses propres agissements, cette solution était inenvisageable.
Elle était bien seule.
Le temps passa. À l’abri de toute lumière naturelle, elle se perdit peu à peu et arrêta de tenter de se repérer entre le jour et la nuit. Elle se laissa glisser sur ces instants qui semblaient s’étirer, encore et encore. Lorsqu’elle se sentait fatiguée, elle dormait. Elle n’avait rien pour se sustenter, c’était la seule chose à faire. Elle n’avait pas de visite, hormis les nuisibles dont elle se serait bien passée, même si l’observation de leurs allées et venues la divertissait un peu. Elle léchait de temps en temps la pierre humide de son cachot pour apaiser sa soif, récupérant au passage des morceaux de mousse et de poussière. Sa propre odeur commençait à la déranger. Personne ne venait vider ce qui lui servait de latrines, et sa dernière toilette remontait à plusieurs jours. Le seul avantage de ne plus manger ni boire, c’est que sous peu cet inconvénient serait drastiquement réduit.
Alors qu’elle s’était assoupie, elle entendit la serrure tourner. Elle ouvrit ses yeux pesants et, à travers la vision floue de son réveil affamé, distingua un chevalier en armure qui rentrait dans la pièce, refermant la porte derrière lui. Elle se rassit, puis se releva maladroitement sur ses jambes, car la tête lui tournait. Qu’un homme seul vienne lui rendre visite, elle n’aimait pas ça. Son casque sur la tête, la visière baissée, il se planta devant les barreaux. Ira entendait son souffle bruyant filtrer à travers le métal.
- Que me vaut cette visite ? demanda-t-elle sur la défensive.
Il ne répondit pas, mais sa respiration s’intensifia. Il serra les poings. Ira n’arrivait pas à savoir si c’était de la colère, de la peur ou de l’excitation. Elle espéra que son odeur de carne avariée le repousserait dans ce cas précis. Il leva les mains à son casque, et le fit glisser au-dessus de sa tête, révélant une chevelure légère et châtain, un regard en amande froid aux prunelles noisette assombries par la douleur.
- Iwan, souffla-t-elle.
Le jeune homme continuait de la fixer, ses yeux plantés dans les siens tels des poignards. Le temps s’arrêta, au sens propre. Ira eut un répit de quelques secondes pour réaliser qu’il se tenait devant elle, avec, de toute évidence, pas les meilleurs sentiments. Lorsque le temps le libéra, il posa son casque sur un tabouret derrière lui et se colla aux barreaux.
- Tu es la tempête de ma vie, lança-t-il d’une voix sourde.
Le cœur d’Ira se serra. Il était fou de rage. Comme elle. Elle s’abstint de répondre, ses excuses seraient probablement une insulte pour lui. Elle se contenta de l’observer lutter contre les émotions violentes qui traversaient ses yeux autrefois pleins de malice.
- Ils veulent que tu parles. Ils veulent te laisser la vie sauve pour ça. Je ne suis pas d’accord.
- Eh bien vas-y, rien de plus facile, je suis enchaînée !
- Ne me provoque pas, dit-il avec froideur.
- Fais ce que tu as à faire.
- Tu es méprisable. Je te pensais plus combative. Tu n’es qu’une chienne à la botte de ton maître.
- Libère-moi, on verra si je ne suis pas combative, rétorqua-t-elle avec colère.
À la grande surprise d’Ira, Iwan sortit un trousseau de clés d’une de ses poches, et le fit tinter devant son visage. Il introduisit une clé dans la porte de la cage et l’ouvrit dans un bruit strident. Il pénétra à l’intérieur. Il n’était plus qu’à un mètre d’elle. Cette proximité la bouleversa, elle aurait voulu lâcher prise et se mettre à genoux, implorer son pardon, mais elle se ravisa. Il était là pour la tuer, elle devait rester aux aguets si elle voulait survivre.
Soudain, il fit un pas en avant et lui agrippa le cou d’une main, qu’il serra en tremblant. Ira ne cilla pas, persistant à le défier du regard.
- Qui est le plus méprisable de nous deux à présent ? siffla-t-elle.
Il comprima sa mâchoire et renforça son étreinte. Ira ne tenta même pas de se dégager, bien que cela fût aisé. Il avança encore, se colla contre elle, l’écrasant contre les pierres froides et suintantes. Il n’était vraiment pas prudent. Les clés, son épée, tout était à la portée d’Ira. Elle n’y pensa même pas. Sa propre respiration se perdait dans celle suffocante et saccadée d’Iwan, sa tête commença à lui tourner.
Prise d’un élan lucide, elle leva le bras et lui agrippa les cheveux, puis, après avoir repris le peu de souffle qui lui restait, lui lança avec détermination :
- Je n’ai rien fait.
Perturbé par ses paroles, Iwan desserra légèrement sa main. Son regard se troubla.
- Tout est ta faute, au contraire. Si je n’avais pas croisé ta maudite route, ma vie ne se serait pas disloquée ainsi, s’emporta-t-il.
- Et la mienne alors ?
Elle aurait voulu lui cracher au visage tout ce que Kerst lui avait fait à la suite de leur rencontre, ce que cela avait déclenché, mais elle avait des difficultés à respirer et à parler, car il la tenait toujours trop fermement.
- Ne te pose pas en victime, tu es un monstre, comme lui. Tu détruis l’ordre avec tes agissements criminels, tu es aussi coupable que lui, tu es sa complice !
- Je n’ai pas le choix !
- Tout le monde a le choix ! s’écria-t-il.
Ira sentit sa rage monter. Elle tira sur ses cheveux et abattit son autre coude sur le bras d’Iwan qui l’étranglait, puis le repoussa avec violence. Il perdit l’équilibre et se cogna aux barreaux, faisant trembler toute la pièce.
- Tu crois ? La vie est simple pour toi, monsieur le chevalier ! Tu as grandi avec de belles valeurs, dans l’honneur, la loyauté, la sécurité. On t’a fourré dans le crâne des idées formidables, la vie est belle ! Tu crois que tout peut se résoudre avec des phrases toutes faites comme « tout le monde a le choix » ? Tu penses qu’on joue tous selon les règles de ton monde, à l’évidence, mais tu te trompes ! Certains n’en ont juste rien à foutre de vos ronds de jambes et de vos règles tacites, certains font leurs propres lois, leurs propres royaumes souterrains, et entraînent les autres dans leur merde, qu’ils le veuillent ou pas ! Tu viens là, tu me méprises, tu me juges, toi qui as été choyé par ta petite maman, par ta petite femme, par ta hiérarchie, tu viens me donner des leçons sur le choix, alors que tu l’as toujours eu ? Tu sais le choix qu’on me laisse, à moi ? La mort ou la torture, la souffrance ou la misère, la violence ou la peur, la solitude ou la rage ! Jamais la liberté, jamais la sécurité, jamais le bonheur, jamais rien d’autre que la fange et le noir !
Elle expulsa ses derniers mots, l’écume aux lèvres, le visage déformé par ces émotions qu’elle n’avaient jamais exprimées, retenue seulement par les chaînes qui l’empêchèrent de se jeter sur Iwan. Elle était transfigurée par sa douleur, comme si ses mots s’étaient incarnés dans chaque cellule de son corps. Ses yeux écarquillés, rouges, délivraient des flots de larmes qu’elle ne sentait même pas. Elle tremblait sur ses jambes frêles. Elle baissa d’un ton et reprit :
- Je suis triste qu’Aurore soit morte, sincèrement. Je suis navrée que notre rencontre se soit terminée ainsi. Tu peux penser ce que tu veux de moi, mais je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé. Je n’ai jamais souhaité ça. Crois-moi, après ça, j’ai découvert le vrai visage de son assassin, mais il était trop tard pour moi. Il m’a piégée. Je cherche une solution pour lui échapper, malgré le peu d’espoir.
- Tu crois que tes regrets vont me soulager ? rétorqua Iwan. Tu crois que ta situation me préoccupe ?
- Je ne recherche ni ta pitié, ni ta compassion. Je veux juste que tu saches, afin que tu arrêtes de dire n’importe quoi. Et de faire n’importe quoi. Si le grand sec qui te sert de capitaine te trouve ici, la cage ouverte, tu vas peut-être avoir autant d’ennuis que moi.
- Les ennuis, depuis le couronnement, je n’ai que ça. Par ta faute.
- Dans ce cas précis, je crois que tu t’y es mis tout seul. Personne ne t’a forcé à venir ici pour me tuer. C’est ton choix.
L’ironie évidente d’Ira piqua le chevalier. Il s’approcha de nouveau. Ira se prépara à un autre assaut et recula pour libérer ses bras de la tension des chaînes. Mais il n’en fit rien. Il l’observa, en silence. Son regard, toujours aussi froid, avait pourtant légèrement changé. Il semblait désormais plus interrogateur qu’accusateur. Ira espérait qu’elle avait calmé ses ardeurs meurtrières.
- Comment s’appelle-t-il ? demanda Iwan.
- Je ne l’ai pas dit à tes supérieurs, comment expliqueras-tu avoir obtenu cette information ?
- Parce que tu vas me la donner ?
- À toi, je te la dois. Tu as le droit de savoir comment s’appelle celui qui t’a enlevé Aurore.
Le visage du jeune homme se détendit. Ira songea qu’elle ne craignait probablement plus rien de lui.
Du moins, pour le moment.
Très crédibles toutes ces réactions.
J'étais prise dans l'histoire au point de ne pas faire attention aux petites fautes de frappe. Tant pis ^^