Chapitre 25 : Rancune meurtrière.
Une dizaine de jours plus tard.
Le Septième – An 2719 – Le 5 août à 15 h 17.
La guerre approchait. On le sentait à l’agitation étouffante du quartier général de Diane. On le voyait à la télévision, alors que la nouvelle armée de Délos s’était formée en à peine quelques jours. Proposition alléchante, au point que ceux qui avaient mis le plus de temps à tirer un trait sur leur conscience avaient vu leurs candidatures rejetées, l’objectif de dix mille hommes fixé par le Gouvernement ayant bien vite été atteint. Dix mille hommes, prêts à tuer leurs frères contre l’espoir d’une vie meilleure.
À la radio, on avait entendu dire qu’un raid serait lancé sur le Septième dès la soirée du 5 août. Ce serait une guerre éclair. Rebecca était déterminée à régler au plus vite le problème que représentait Diane. À l’éradiquer dans son entièreté. Une seule question demeurait : à quel point serait-il aisé pour les traîtres d’infiltrer le quartier général et ses avant-postes des étages inférieurs ? Les troupes de Diane restaient nombreuses. Leur colère, unanime.
Thibault fut donc surpris qu’au milieu de toutes ces questions de vie ou de mort, Phoebus vienne le rencontrer dans sa chambre. Il avait poliment frappé, avant d’entrer, suivi par Lison.
Il demanda nonchalamment à Zoë et Donovan de quitter la pièce, et cette fois, ils n’osèrent s’opposer à l’ordre. Zoë jeta un regard venimeux à Lison en passant à son niveau alors qu’elle se tenait bien droite à côté de la porte. Quand ils furent sortis, Phoebus repoussa le matelas sur lequel Donovan dormait et vint s’assoir sur l’unique chaise de la pièce, qu’il avait rapprochée du lit de Thibault. Tel le visiteur au chevet d’un malade à l’article de la mort, il se pencha sur le jeune homme, et l’observa longuement, avant de sourire. « Sourire » n’était peut-être pas le terme exact toutefois. C’était davantage un rictus empreint de nervosité. Son regard ne dégageait aucune joie. Thibault n’avait pas parlé. Il s’était contenté de scruter le visage de l’homme, ignorant Lison, jusqu’à ce qu’il se décide enfin à prendre la parole.
— Je crois que tu peux m’aider, Thibault.
Thibault se refusa de nouveau à parler. Mais peu à peu, il sentit une rage sourde monter dans ses entrailles. L’aider ?
— Dis-moi, qu’as-tu pensé du discours de la grande-duchesse Rebecca ?
Thibault fronça les sourcils.
— Est-ce que vous avez encore tenté d’assassiner Solène ?
Il avait longuement réfléchi à certains des propos que la grande-duchesse avait tenus devant la caméra. « Vous cherchez encore et toujours à attenter à la vie de leur fille unique. À celle de son époux, et à celle de son fils, Éos, âgé de seulement trois ans. Mais vous avez échoué… »
Ça n’avait été dit qu’à mi-mots, mais Thibault avait le sentiment persistant qu’il s’était produit quelque chose dont il avait été tenu dans l’ignorance.
— Ah… soupira l’homme. Pas tout à fait. J’espérais simplement… la faire venir ici.
— Et ce n’est pas la même chose ?!
Phoebus eut un nouveau sourire.
— Je crois, Thibault, que je me suis trompé à ton sujet. Quand ta sœur m’a dit que tu tenais clairement à l’impératrice, je l’ai crue, bien sûr, d’autant que tu as eu l’amabilité de me le confirmer. Mais il y a une chose que ni elle ni moi n’avions réellement envisagée, et je reconnais que je me sens un peu idiot à ce sujet. Vois-tu, la chose que nous n’avons pas suffisamment considérée, c’est que peut-être, l’inverse était également vrai. Tu m’as affirmé le contraire mais… Il me semble en fait qu’elle tient aussi à toi.
Thibault se redressa sur le lit, et bien qu’il tentât de rester impassible, il ne put ignorer la chaleur qui avait embrasée ses joues. Phoebus non plus. Son sourire s’élargit. Thibault jeta un bref coup d’œil à Lison, qui gardait un visage de marbre, puis recentra son attention sur son unique interlocuteur.
— Bien sûr… reprit ce dernier. Une décennie, ce n’est pas anodin. Je dois reconnaître une chose à notre petite impératrice. Une chose que je refusais de voir, je le reconnais, parce que ça ne me plaisait pas. Mais je crois qu’elle a peut-être un cœur, finalement. Elle est incapable de voir plus loin que le bout de son nez, mais elle parvient à s’attacher à ceux qui sont proches d’elle, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Vous allez me tuer pour la faire réagir ? La menacer de le faire ? Rebecca ne laisserait même pas l’information l’atteindre !
Phoebus recula contre le dossier de la chaise, et toisa Thibault avec méchanceté.
— J’y ai songé, et j’en suis arrivé à la même conclusion que toi. Rebecca ne la laissera pas le savoir, si je m’en prends à toi. Mais il y a peut-être un autre moyen de l’atteindre. Parce que notre jeune impératrice te fait confiance, Thibault. Elle te cherche. Ne serait-elle pas ravie de te retrouver ?
Thibault sentit son cœur s’emballer. Phoebus était-il en train de suggérer qu’il allait le laisser partir ? Peut-être. Mais il y avait quelque chose d’autre.
— Qu’est-ce que vous avez en tête au juste ?
— Te souviens-tu du jour où tu nous as parlé de Max ?
— Max ?
Thibault fut pris au dépourvu. Que venait-il faire dans la conversation ? Il n’avait mentionné son histoire que pour faire comprendre à cet homme que Solène était une bonne personne. Quel était le rapport avec lui ?
— Après t’avoir entendu, j’étais curieux au sujet de ce jeune homme que la vie avait si durement traitée. Il était retourné, le même jour que toi, au Sixième, auprès de sa mère et de ses sœurs qui ont toujours vécu là-bas. J’ai envoyé mes hommes le trouver et je l’ai rencontré, ici même.
Thibault sentit son rythme cardiaque accélérer. Max avait été ici ? Si proche ? Le savait-il, lui, que Thibault était retenu là ?
— Je lui ai confié une mission. J’ai supposé qu’il devait entretenir un certain désir de revanche après ce qu’il avait vécu, et il ne m’a pas contredit. Je l’ai donc envoyé trouver l’impératrice, mais il m’a trahi. C’est ma faute, je ne me suis pas assez renseigné à son sujet. En vérité, je voulais qu’il l’emmène jusqu’ici, ou du moins suffisamment près pour que mes troupes puissent la mener à moi, en échange de quoi j’avais promis de prendre soin de sa famille. Mais vois-tu, j’avais été doublé sans le savoir, et ce, depuis déjà bien longtemps. Sa famille n’avait plus été dans le besoin depuis huit ans. Depuis que, après sa tentative d’évasion, notre jeune impératrice ait entrepris de leur envoyer de l’argent chaque mois…
— Alors vous voyez bien ! s’écria Thibault avec colère. Vous voyez, que c’est une personne incroyable ! Je vous ai dit qu’il fallait parler avec elle.
— Je crois que je te rejoins partiellement là-dessus, Thibault, répondit froidement Phoebus. Elle peut se montrer surprenante. L’ennui, c’est que je ne peux pas me rendre là-bas pour lui montrer tout ce qui ne va pas, et que si on ne met pas le problème juste sous son nez, elle ne le voit pas.
Thibault se garda de répondre. Peut-être avait-elle été ainsi, à une époque. Mais les choses avaient changé. Gabriel l’avait aidée à trouver sa voie, et elle avait, depuis, tout mis en œuvre pour penser au mieux la société. C’était cependant une chose que Phoebus ne souhaitait pas entendre.
— Max a pris peur et il a prévenu l’impératrice, reprit ce dernier. Il a dû penser que je fomentais son assassinat et elle a réagi au quart de tour… Elle a envoyé des soldats récupérer la famille de Max pour les mettre en sécurité, et lui-même se trouve quelque part là-haut. Il n’y avait plus personne dans leur appartement du Sixième, quand mes troupes sont arrivées sur place, inquiètes de ne pas le voir revenir.
Thibault ressentit une violente poussée d’affection pour Max. Alors, après toutes ces années passées dans les cuisines du Palais Immaculé, il était resté loyale à l’impératrice ? Bien sûr, il avait de quoi être reconnaissant. Encore plus que ce que Thibault avait soupçonné, car Solène n’avait jamais soufflé mot sur l’aide qu’elle avait apportée à sa famille. Mais il avait sans aucun doute pris un risque en révélant les plans de Phoebus à Solène. Puis soudain, Thibault comprit. Incrédule, il écarquilla les yeux.
— Attendez… Vous voulez que j’aille la chercher ? Moi ?
Un nouveau, large, et écœurant sourire naquit sur les lèvres du terroriste.
— Vous avez un grave problème. Pourquoi je ferai ça ?
— Parce que cette fois, la famille de mon envoyé se tiendra déjà près de moi.
Thibault sentit un froid intense se répandre dans ses veines. Ses lèvres tremblèrent. La menace n’était même pas voilée. Il essaya de se retenir mais jeta un coup d’œil à Lison, qui restait impassible. La famille de Thibault, c’était aussi la sienne. Était-elle donc corrompue au point d’accepter de sacrifier les siens pour la cause de cet homme ? Mais avant qu’il n’ait pu y songer davantage, Phoebus reprit la parole :
— Et comme je me suis dit que tu n’étais peut-être pas très famille, tu seras rassuré de savoir que si tu échoues, j’aurais recours à une option beaucoup plus… drastique pour atteindre mon objectif.
Thibault chercha à faire rentrer un peu d’air dans ses poumons. Son interlocuteur s’était retranché derrière une expression mortellement sérieuse. Peu importe ce qu’il avait en tête, ça ne pouvait pas être une bonne nouvelle.
— Quoi ? demanda-t-il néanmoins, incapable de détacher son regard de Phoebus.
— C’est une chose que l’on prépare depuis bien longtemps. Joliment surnommé le « Projet Chaos ». Une mesure de dernier recours, que j’utiliserai avant que Diane ne tombe.
Thibault déglutit avec difficulté. Rien qu’au nom, il savait que ça ne pouvait qu’être mauvais.
— Es-tu curieux de savoir de quoi il s’agit ?
Il hocha la tête, toujours sans le quitter des yeux.
— Le Projet Chaos vise à faire sauter les trois premiers étages de Délos, indiqua Phoebus d’une voix paisible. Depuis longtemps, nous avons creusé la montagne. Nous avons tracé notre route à travers les étages, nos propres chemins. Ceux situés entre le Troisième et le Deuxième sont truffés d’explosifs, en quantité suffisante pour faire effondrer la partie supérieure de la montagne…
— Vous êtes un malade mental !
L’horreur le frappait tout entier. Faire sauter les trois premiers étages ? Sans compter les retombées sur les étages inférieurs, ne serait-ce que le Quatrième… Tuer plus de deux millions d’habitants, au bas mot.
— Pour être tout à fait sincère, Thibault, je préfèrerais ne pas recourir à cette méthode, si je peux l’éviter.
— Et si je refuse de vous écouter, de ramener Solène ici, et que je lui raconte tout, vous tuerez Donovan et Zoë ?
La colère. La peur. Il haletait. Des spasmes agitaient son corps. Il serrait les poings avec une telle force que les jointures de ses doigts étaient devenues complètement blanches. Il se pencha sur le lit, pour regarder par-dessus l’épaule de Phoebus, cette femme implacable qui avait un jour été sa sœur.
— Comment est-ce que tu peux cautionner une folie pareille ?! Comment tu…
— Je vais te laisser un peu de temps pour réfléchir à ma proposition, conclut simplement Phoebus en le coupant au beau milieu de sa phrase. Pas beaucoup, parce que le temps presse. Tu resteras seul, je préfèrerais que tu gardes tout ça pour toi, tu imagines. Réfléchis bien, Thibault. De ta décision seule découlera le sort de millions d’autres. Et dans le scénario où tu refuserais d’aller me chercher Solène, rappelle-toi bien qu’elle aussi, vit à l’étage. Alors dans un cas comme dans l’autre…
Il se leva, et après un dernier regard éloquent jeté à Thibault, quitta la pièce en compagnie de Lison. Elle n’avait pas prononcé le moindre mot. Était-elle seulement venue le voir être torturé par ce monstre ? La clé tourna dans la serrure, et Thibault, enfin seul, se pencha brusquement sur le côté du lit et rendit le contenu de son estomac. Le souffle court, il resta quelques secondes dans la même position, puis se leva et se mit à arpenter sa cellule. C’était un sadique. Un fou. Comment sa famille avait-elle pu à ce point se laisser berner par cet homme ? Comment Lison pouvait-elle accepter un tel plan ?
« Ce n’est plus Lison. Lison est morte. »
Il s’effondra sur le sol de sa cellule, dévasté par cette pensée bien au-delà de ce qu’il aurait cru possible.
***
CLIC.
Thibault sursauta. Il était seul depuis à peine quelques minutes quand la clé tourna de nouveau dans la serrure. Phoebus avait pourtant dit qu’il lui laisserait du temps pour songer à sa proposition. Il se remit sur ses pieds, le corps parcourut d’une énergie nouvelle, prêt à bondir sur le premier qui passerait la porte. Quand le battant s’ouvrit, il se précipita… Avant de s’arrêter à trois centimètres du visage de Zoë. Elle avait plaqué ses mains sur son visage pour retenir un cri de frayeur, et il l’entoura des siennes.
— Qu’est-ce que tu fais là ?!
— J’ai écouté à la porte !
Thibault cligna des yeux, stupéfait.
— Quoi ?
— Je n’avais pas confiance, j’ai écouté à la porte ! Thibault, il faut qu’on parte…
— Ils t’ont laissé une clé de ma cellule ?
— Bien sûr que non, mais j’ai fait un double de celle de Lison le jour où tu es arrivé… Je… J’avais peur qu’elle ne veuille pas trop nous laisser te voir alors…
Thibault la serra contre lui. Ce qu’elle était maligne, cette gosse.
— Il faut qu’on parte, tu as raison. Où est Donovan ?
— Je ne sais pas, on est venu le chercher, je crois qu’ils l’ont posté aux entrés, à cause du raid…
— Il faut qu’on aille le trouver !
— J’y vais. Reste ici en attendant. D’accord ?
Thibault fut tenté de dire non. Mais Zoë méritait qu’il lui fasse confiance. Il hocha la tête, et elle sortit à la hâte dans le couloir. De nouveau seul dans sa cellule, une boule de plomb sembla lui tomber sur l’estomac. Il s’approcha du robinet de l’unique lavabo de la pièce et laissa s’écouler un filet, qu’il recueillit entre ses mains pour s’asperger le visage. Ses doigts tremblaient. Il ne pouvait s’empêcher de revoir le visage de Lison. Son expression dénuée d’émotion. Elle avait tué Gabi. Elle en voulait à la vie de Solène. Désormais, elle était même prête à s’en prendre à Donovan et Zoë. Il referma brusquement le robinet. S’il quittait maintenant le quartier général de Diane, alors il perdait toute chance de la revoir un jour. Toute chance de…
Il pivota sur lui-même et se dirigea à grands pas vers la porte de sa cellule.
Il savait qu’il risquait d’être reconnu, mais dans la pagaille qui régnait, peut-être passerait-il tout de même inaperçu. Il y avait peu de chance que les gens sachent déjà qu’il devait de nouveau être enfermé dans sa cellule. Baissant la tête pour éviter les caméras de surveillance du couloir, il allongea le pas. Ses cheveux avaient poussé, ils masquaient ses yeux. Il se souvenait à peu près de cet endroit. C’était ce corridor, juste après. Il fallait tourner ici… Non. Demi-tour. Ce devait être à la jonction suivante. Oui, c’était ça. Ici. La porte que Zoë avait montré le jour où son frère et elle avaient fait visiter la base à Thibault. La porte qu’elle lui avait nonchalamment désignée, comme étant celle de la chambre de Lison. Il entra sans frapper, et se retrouva derrière la silhouette familière de sa sœur, penchée vers son lit, sur lequel se trouvaient amassés des dizaines de documents.
Elle fit volte-face.
— Thibault ? lança-t-elle d’une voix mal assurée en reconnaissant son jumeau. Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment es-tu sorti… ?
Il resta silencieux, l’observant faire un pas dans sa direction. Elle soutenait son regard, l’air vaguement surprise. Puis quelque chose dans l’attitude de Thibault dû éveiller la méfiance chez elle, et elle cessa d’avancer.
— Écoute, je sais que tu es en colère mais…
— Tuer plus de deux millions de personnes ?!
Elle eut un rictus désobligeant.
— Deux millions de parasites.
— Deux millions de personnes, des familles, des enfants, Lison !
— Comme si ça te dérangeait. Tu peux essayer de faire croire aux autres que tu es devenu un gentil garçon Thibault, mais pas à moi. Je te connais. Peut-être y a-t-il deux trois personnes qui comptent pour toi là-haut, auquel cas je t’autorise à les ramener ici, mais…
— Tu crois que ça ne me ferait rien ? Que tu tues tous ces gens ?
L’incompréhension. L’incrédulité. On lui avait souvent reprocher d’être égoïste. Son frère, ses sœurs, Gabriel plus d’une fois… Ses amis du Sommet. Même Solène, qui ne l’avait jamais explicitement énoncé… Même dans son regard à elle, il avait parfois pu lire le reproche. Mais ça. C’était trop. Même pour un égoïste comme lui, c’était trop.
— Tu veux me faire croire le contraire ?
Il baissa les yeux. Lison n’avait jamais été égoïste, elle, pourtant.
— Tu es complètement inconsciente… Tu ne réalises pas la portée…
— Si cela permet de créer un monde plus juste, alors ça m’est égal qu’on me juge.
Qu’on la juge ? Comment pouvait-elle résumer les choses à ça ? Un frémissement s’éleva en lui.
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ! Il a menacé Zoë et Donovan ! Ça t’est complètement égal ça aussi ?!
Elle affronta son regard un moment, puis finit par détourner les yeux. Soudain, une pensée vint à Thibault. Une pensée effroyable. La pensée qu’après tout, Lison était peut-être parfaitement consciente de ce qu’il se passait autour d’elle. Peut-être lui était-il réellement égal de détruire tout ce qui se dressait sur son chemin, pourvu qu’elle atteigne son objectif. Peut-être que rien de tout ça n’avait été fait au hasard…
— Tu as vraiment cru qu’il m’attaquait ? demanda-t-il d’une voix faible.
Lison entrouvrit la bouche. Une légère rougeur lui monta aux joues quand elle comprit à quoi son frère faisait allusion. À qui.
— Non.
Le cœur de Thibault se serra. Le masque tombait.
— Pourquoi alors ? Pourquoi l’avoir tué ?
— Parce que j’ai vu sa tête sur les caméras de surveillance et que je savais qui c’était. Je savais qu’il venait pour toi.
Thibault sentit sa vision se brouiller. Il eut du mal à faire entrer un peu d’air dans ses poumons. Elle avait tué Gabi. Ça n’était pas un accident. Ça n’était pas arrivé par hasard.
— Si tu savais qui il était…
— Je ne pensais pas qu’il comptait pour toi, se justifia-t-elle. Je me suis doutée que tu le connaissais, mais j’ignorais que… Tu n’as jamais parlé de lui. Comment aurais-je pu savoir qu’il comptait pour toi ?
— Il comptait pour moi. Tu n’as pas idée à quel point il comptait pour moi.
— Thibault… C’était un pion de Rebecca. Il n’était qu’un pion qu’elle manipulait, il…
Le frémissement devint séisme. Dévastateur. Comment osait-elle prétendre savoir qui il était ?
— Tu as tort, Lison. Tu ne le connaissais pas. Il était bien meilleur que toi, moi, ou n’importe qui d’autre. Tu crois que je suis toujours le même garçon égoïste, et tu as en partie raison. Je pense surtout à moi. Oui, je voulais rester au Sommet pour vivre paisiblement, pour n’avoir jamais à m’inquiéter de rien. Mais ça n’est pas tout, Lison. Gabriel était là-haut. Je ne voulais pas vivre sans lui. Tu me l’as pris. Tu m’as pris la personne que j’aimais le plus au monde, le seul qui m’aidait à être moins égoïste. Il aidait chaque personne qu’il côtoyait à devenir meilleure. Un pion de Rebecca ? Non. Il a aidé Solène pendant des années à se libérer de l’influence de Rebecca. À devenir quelqu’un qui penserait par elle-même, et tu l’as tué. Et maintenant, je ne peux plus m’offrir le luxe d’être égoïste, Lison. Je lui dois au moins ça.
Un sanglot anima sa voix. Il sentait la colère qui continuait de s’insinuer en lui comme du poison. Elle se répandait dans ses membres, jusqu’au bout de ses doigts qui s’étaient mis à trembler. Il releva les yeux vers sa sœur. Son expression s’était à peine fissurée. Elle fronçait les sourcils, comme agacé par ses propos.
— Eh bien peut-être que je me suis trompé à son sujet. Mais l’impératrice a pris trop de temps. Elle n’a rien fait de concret à ce jour. Peut-être ton ami lui a-t-il donné des cours d’humanité, mais ça n’a pas empêché des dizaines de milliers de mourir ici-bas au cours des dernières années…
Les poings de Thibault se serrèrent. Lison s’en aperçut et pâlit. Elle se tut, alors qu’il reprenait lentement sa respiration. Il ressentit l’envie de lui faire mal. Il parla alors d’une voix lente :
— Solène compte également pour moi. Son fils aussi, compte pour moi. Tu sais pourquoi, Lison ? Peux-tu deviner pourquoi le futur empereur de la cité compte pour moi ?
Lison tressaillit et sa bouche s’entrouvrit de stupeur, faisant voler son masque en éclat alors que le sous-entendu la frappait de plein fouet.
— Thibault… Ne me dis pas que… Tu n’as pas osé…
— Mais j’ai osé. Je l’ai dit, non ? Que j’avais une autre famille, à présent. Et je ne te laisserai pas tout détruire. Je ne te laisserai pas me prendre ce que j’ai mis tant de temps à construire. Tu m’as pris Gabriel. Tu ne me prendras pas tout.
La sœur jumelle de Thibault referma la bouche. Son regard devint froid. Une aura de haine nouvelle l’entourait, donnant l’impression au garçon qu’il avait brisé quelque chose en elle. Ses yeux noisette le quittèrent un instant pour rouler vers le bureau. Thibault suivit leur mouvement et eut un sourire qui n’était provoqué par aucune joie. Son arme était posée là.
— Ça y est, tu veux me tuer, moi aussi, Lison ? interrogea-t-il d’une voix calme.
Un frissonnement traversa le corps de sa sœur.
— Qu’est-ce que tu racontes… Bien sûr que non, tu…
— Tu es prête à tuer deux millions de personnes. À tuer Donovan et Zoë… Et tu veux me faire croire que moi, tu ne me tuerais pas ? Quoique… Vous avez besoin de moi, après tout.
— Thibault, ce n’est pas…
— Pas quoi ?
Elle avait fait un mouvement dans sa direction et stoppa sa course devant le ton de Thibault. Il lui sembla que de la tristesse peignait ses traits, mais son corps était tendu, comme prêt à l’action. Thibault toucha machinalement la fiole qui pendait à son cou. Ses yeux ne cessaient d’étudier chacun des gestes de Lison. Elle reprit sa respiration et parla :
— Thibault, je suis sincèrement désolée pour toi. Tu as vécu dans une bulle toutes ces années… Je comprends que les choses ne sont pas aussi simples que tu le voudrais. Je sais que tu es passé par des moments difficiles, et je suis consciente que c’est en partie ma faute. Mais je ne veux pas te perdre. Je voudrais tellement que tu puisses voir les choses telles qu’elles sont… Je voudrais t’avoir à mes côtés. À nous deux, on pourrait changer les choses. On n’a besoin de personne d’autre ! Je veux bien t’accepter comme tu es… J’accepte toutes tes erreurs… Je l’ai toujours fait, non ? Mais tu dois m’aider, cette fois, pour que je puisse t’aider à mon tour…
— T’aider à prendre la vie de Solène… ? la coupa-t-il dans un murmure.
Elle le fixa pendant de longues secondes, au bout desquelles elle finit par hocher lentement la tête. Il observa de nouveau l’arme posée là. Elle suivit son regard et la fixa sans plus le cacher. Un silence lourd était tombé entre eux. Une atmosphère étouffante. L’instant qui déciderait qui serait prédateur, et qui serait proie.
Lison plongea.
Alors qu’elle se jetait sur l’arme, Thibault fit un pas en avant, mais pas en direction du bureau. Il saisit Lison par les cheveux et la jeta sur le lit. Elle se débattit. Elle le repoussa, violemment, mais les mains de Thibault trouvèrent naturellement le cou de sa sœur.
Il serra.
Lison écarquilla les yeux, l’air affolé. Il serra plus encore. Les ongles de sa sœur vinrent griffer ses mains, désespérés de le faire lâcher sa prise. Il serra, un peu plus. Le visage de Lison prenait une teinte violacée. Ses yeux grands ouverts traduisaient une peur sans nom. Le blanc se striait de petites veines rouges. Sa bouche ouverte ne parvenait plus à faire entrer l’air, pas plus qu’à l’expulser. L’exécution était silencieuse.
Une larme s’écrasa sur sa joue. Une larme venue de plus haut. Dans un dernier geste, elle saisit les poignets de son frère, suppliante… Puis ses doigts relâchèrent doucement la pression. Immobile, à tout jamais.
— Pardon…
Thibault se laissa basculer sur le côté, suffoquant. Les yeux de Lison fixaient désormais le plafond de crépi. Vides. Elle ne souriait pas. Elle ne sourirait plus. Sa bouche était entrouverte. Son teint, violet, comme le cocard de Gabriel le jour où il l’avait connu.
Thibault fut agité de sanglots incontrôlables.
***
Combien de temps ? Une minute ? Une heure ? Une semaine ?
La porte s’était ouverte à la volée, puis avait été refermée dans la précipitation.
Donovan était entré dans la pièce, et rapidement, il était tombé à genoux. Les mains sur les tempes, le regard hystérique.
« Qu’est-ce que tu as fait ?! »
Thibault était en transe. Il l’entendait, mais comme il était étranger à son propre corps, Donovan aurait aussi bien pu parler à un autre. Les larmes roulaient sur les joues de son frère.
— Pardon…
Ce mot, comme un écho, sembla éveiller Donovan. Il quitta des yeux le visage de sa sœur, pour venir trouver le regard de Thibault. Ce dernier se laissa emporter par les larmes.
— Pardon… Pardon, pardon !
Thibault cacha son visage dans ses mains, effondré. C’était trop. Il savait ce qu’il avait fait. Il savait que c’était irrattrapable, impardonnable, et insurmontable. Il savait qu’il avait commis le péché de trop, celui que personne ne pardonnerait, surtout pas lui-même.
Puis soudain, deux bras l’entourèrent.
Il tenta de relever la tête, et du coin de l’œil, à travers la buée de sa vision, il aperçut le visage de son frère, grimaçant de douleur. Il se mit à haleter, incapable de comprendre pourquoi Donovan le serrait contre lui.
— C’est moi qui te demande pardon, Thibault, chuchota-t-il. Je te demande pardon. Je suis tellement désolé pour tout ce qu’on t’a fait… Tellement.
Il s’éloigna et saisit le visage de son petit frère à deux mains.
— Je te protégerai cette fois, je te le promets. Je te protégerai cette fois-ci, tu m’entends ?
Thibault le regarda, incertain, doutant qu’il avait bien entendu les mots prononcés par Donovan. Son grand frère prit ses mains, couvertes de griffures et de sang.
— On va cacher ça. Je vais te faire sortir d’ici. Je t’emmènerai où tu veux, d’accord ? Je ne veux plus perdre personne, je te protégerai, c’est promis.
Il lui déposa un baiser sur le front et se leva. Les larmes ruisselaient sur ses joues, et Thibault ne comprenait toujours pas.
Donovan gratta un instant dans le placard de la pièce et revint avec une paire de mitaines. Il les passa aux mains de Thibault, sur les blessures à vif, puis les attrapa dans les siennes.
— On va te sortir d’ici. J’ai besoin que tu restes avec moi pour le moment. Il y a des gens qui comptent pour toi, dehors, n’est-ce pas ? Je vais t’emmener auprès d’eux.
— Lison…
Donovan ferma les yeux, visiblement en proie à une peine terrible.
— Je vais la cacher. Sous le lit. Ça nous laissera un peu d’avance. On va retourner chercher Zoë et on va immédiatement partir d’ici.
Thibault acquiesça, toujours pas persuadé qu’il comprenait bien ce que Donovan lui disait. Il l’aida pourtant à se redresser, puis s’approcha de nouveau du lit, et porta le corps de Lison, dont la tête se balança en arrière comme si elle était prise d’un profond sommeil. Délicatement Donovan la posa à même le sol, et après avoir fermé ses paupières et déposé un dernier baiser sur le sommet de son crâne, il la fit glisser sous le lit. Il tira ensuite la couverture jusqu’au sol, pour qu’on ne puisse voir l’horrible secret dissimulé là. Il se redressa finalement, et pendant une minute, son corps fut agité de tremblements. Puis il se retourna, les yeux rougis, et prit son frère par le bras avant de l’entraîner vers la porte.
— Tu vas devoir garder ton calme. Ne dis rien à Zoë, d’accord ?
Thibault hocha la tête. Il regardait son frère comme s’il le découvrait pour la première fois et ce dernier le serra une nouvelle fois contre lui.
— Je suis tellement désolé, Thibault. C’est ma faute, tout ça…
Le son de sa voix était déchirant. Thibault répondit à son étreinte, puis doucement, s’éloigna. Il aurait dû lui dire. Que ça n’était pas sa faute. Que Donovan n’avait jamais rien fait d’autre que son mieux. Qu’il était irréprochable. Mais les mots restaient pour l’heure bloqués dans sa gorge. Il baissa les yeux, sa vision toujours floue des larmes maculant sa rétine, puis son frère l’entraîna vers le couloir.
Ce chapitre répond à plusieurs de mes interrogations et réserves des chapitres précédents. Comme quoi, il suffit parfois d'avancer un peu dans sa lecture pour saisir le sens global xD
Déjà pour le rôle de Donovan. Cette scène avec Thibault est très juste et touchante, avec cette sensation que ça ne pouvait être que lui à ce moment-là, pas Zoë. Que les deux frères se réunissent paradoxalement au moment le moins propice. Très très belle scène !
Quant à Lison, génial de nous avoir fait miroiter des excuses pour nous mener à cette scène qui nous confirme que c'était bien volontaire. Ca pousse le lecteur à imaginer que la mort de Gabi pourra être pardonnée alors qu'absolument pas. La scène d'étranglement est terriblement tragique. Pour moi encore plus violente au niveau émotionnel que la mort de Gabi. Un frère qui tue sa soeur. Deux êtres qui se sont attendus 10 ans pour finalement se déchirer. C'est terrible, magnifiquement écrit !! Et malgré le titre du chapitre, je ne l'avais pas vu venir. Tout le long de la scène, je me demandais comment Lison allait s'échapper de l'étreinte de Thibault, alors que non, pas d'échappatoire. C'est cruel, mais très bon !
Quelle que soit la fin, tout ça promet un héros ravagé par les remords et la tristesse ! Surtout que j'imagine que tu as gardé encore 1 ou 2 morts tragiques pour la conclusion (pitié pas Solène !!). Je me demande même si Thibault n'est pas capable de se sacrifier en fin de compte, si ça peut sauver Delos et ceux qu'il aime. Carrément opposé à ce qu'il était mais son personnage prend une tournure de moins en moins égoïste à mesure des drames. Bref, je suis très curieux de découvrir ta conclusion !!
Mes remarques :
"Rebecca était déterminée à régler au plus vite le problème que représentait Diane." couper que représentait ?
"que Phoebus ne souhaitait pas entendre." pouvait plutôt que souhaitait pas ? je trouve ça un peu léger sinon
"je crois qu’ils l’ont posté aux entrés, à cause du raid…" -> entrées
"Mais Zoë méritait qu’il lui fasse confiance." -> méritait sa confiance ?
"de Thibault dû éveiller la méfiance chez elle, et elle cessa d’avancer." -> dut
"On lui avait souvent reprocher d’être égoïste." -> reproché
Je continue !
"pitié pas Solène !!" xD ça me fait rire parce que j'ai une amie à qui j'ai fait lire Délos et elle m'a dit pareil, à peu près dans ces eaux-là !
Merci pour ton retour sur Donovan ! C'est vrai que la relation entre Zoë et Thibault et celle de Donovan et Thibault est assez différente. Je crois aussi qu'à ce moment-là, il fallait que ça soit Donovan. Tout son regret quant au fait qu'il ait laissé partir Thibault et vivre tout ça le submerge, il s'estime encore une fois responsable de tout ce qui en a découlé...
Je suis d'accord aussi avec le côté plus tragique de cette scène par rapport à la mort à Gabi. En soi, même si l'acte de Lison était volontaire, elle ne savait en revanche pas que Thibault et Gabi étaient vraiment proches. Elle savait qui était Gabi, elle devinait sans mal qu'ils se connaissaient. De là à imaginer leur proximité, malheureusement elle l'ignorait.
Cependant, est-ce que ça l'aurait empêchée d'agir ? Après tout, elle connaissait au contraire l'attachement de Thibault pour Solène, et ça ne l'a pas décidé pas à mettre d'eau dans son vin... Raison pour laquelle il passe à l'acte (sans compter la menace pesant sur Donovan et Zoë !).
Merci encore une fois pour tes remarques ! Quant à Phoebus, "ne souhaitait pas entendre" était volontaire. Il pourrait l'entendre, mais il ne veut pas l'entendre. C'est l'avis de Thibault ici, tout du moins (bon, et le mien).
Ils sont sur le pied de guerre, ça va être un massacre. Phoebus va à la pêche et ferre sans problème un Thibault mort dans l'âme. Voilà qui le vivifie quelque peu, avant de le plonger dans l'horreur et la solitude. Et Max qui revient, signe que le narrateur ne laisse rien au hasard.
Alors Zoë apporte un rayon de lumière.
Oh punaise ! Je ne m'attendais pas à cette sortie de Thibault. Ce n'est pas étonnant, et scénaristiquement, il fallait y répondre, mais il paraît soudain si mature que ça le surprend lui-même, je suppose.
Ouch.
Et Donovan le sauveur.
Eh ben… Je n'étais pas prêt. Mais c'est bien ! C'est un drame, après tout.
Trucs divers :
avaient vu leurs candidatures être rejetées -> tu peux retirer « être » je pense
La seule question qui demeurait : à quel -> tu ne peux pas avoir deux points avec « la », il faut « une », ce qui va d'ailleurs te simplifier la phrase
Mais il y a une chose, que ni -> pas de virgule
Sans compter les retombées sur les étages inférieurs, n’aurait-ce été que le Quatrième… -> ne serait-ce (ce n'est pas réalisé) ?
les choses telles qu’elles le sont -> elles sont (tout court) ?
Qu’il était irréprochable en somme. -> irréprochable (tout court) ?
Je crois que dans ma tête, il comprenait depuis bien longtemps qu'il n'était pas parfait, mais que c'est finalement devant Lison qu'il se rend compte que même son imperfection a des limites. Oui, il se surprend lui-même, quitte à se détruire un peu plus.
Tu approches de la fin maintenant ! Ça me stresse un peu, en même temps que j'ai hâte.
Merci, encore une fois, pour toutes tes remontées ! Je suis en train de faire... essayons de dire, des dernières reprises, et tu m'aides beaucoup ! Donc merci beaucoup ^^