Chapitre 25 : Tel père, tel fils

Par Elly

  —  Thalion. Je sens énormément de tension émaner de toi. Tu devrais te libérer de cette surcharge émotionnelle, lui conseilla Léosus. 
  —  T’utiliser comme défouloir serait efficace, tu crois ?
  —  Temporairement. Le renvoie qui surviendrait après risque de te rendre grincheux. 


Thalion soupira, ne pouvant réfuter son résonnement. Et c’était bien dommage, car il aimerait passer ses nerfs sur quelqu’un. Celui qui avait renversé le bol de venin d’hydre et avait eu la bêtise d’essayer de le rattraper, se blessant grièvement, raison pour laquelle ils traversaient le couloir pour rejoindre l’infirmerie, était la personne idéale. 

Devant le regard noir du maudit, Léosus leva les mains en signe d’apaisement. Celles-ci étaient recouvertes d’une marque rouge vif qui grossissait à vue d’œil. 


 —  J’avoue avoir été maladroit, mais ta mauvaise humeur me rend nerveux. En tout cas, ça se ressent particulièrement aujourd’hui. 


Thalion grommela, sans pour autant nier. Il était conscient de son irritabilité manifeste qui n’était cependant pas due à une nuit d’insomnies ou de cauchemars. La journée s’annonçait d’ailleurs radieuse. Cally et Nohan reparlaient normalement avec lui, et son ami lui avait fait goûter avec fierté ses chats-lunes qui s’étaient avérés étonnamment délicieux. Puis le cours d’alchimie débuta, et Thalion tomba de haut en apprenant le nouveau sujet d’étude : les talismans. À cela s’ajoutait un cas pratique à faire à deux. Autant dire que des souvenirs désagréables et douloureux étaient remontés à la surface de sa mémoire. M. Bobignon ne pouvait savoir que Thalion avait fabriqué un talisman d’Espérance avec Eris, mais se retrouver dans cette configuration ravivait certaines émotions. Il se sentait à fleur de peau, comme s’il était un tas de poudre qui pouvait exploser à la moindre étincelle. Cet écho entre le présent et le passé l’angoissait, le rendant moins patient et plus incisif avec autrui. Son binôme, Léosus, en avait fait les frais. 


  —  Il n’empêche, je te pensais plus adroit que ça puisque tu t’en sors bien en cuisine, rétorqua Thalion. C’est presque pareil que l’alchimie. 
  —  Ouais, sauf qu’on utilise des produits dangereux qui peuvent potentiellement nous tuer si on ne fait pas gaffe. Moi, ça me stress donc mes gestes sont plus brusques. En cuisine, si on foire une préparation, on peut tomber malade, mais c’est tout.


Thalion comprenait les appréhensions de Léosus. Lui s’accommodait parfaitement de cette proximité avec le danger car il se savait précautionneux, et au moindre problème, le professeur interviendrait ou les infirmières le guériraient. Manipuler des poisons ou des préparations à risques le fascinait plus qu’autre chose. Mais il n’était pas un exemple à suivre si l’on voulait protéger sa vie. 


  —  Tu as l’intelligence de te méfier mais tu agis stupidement, désapprouva Thalion en dardant son regard sur ses mains blessées. 


Heureusement, le venin d’hydre avait été purifié avant avec de l’argent ensorcelé, lui ôtant ses propriétés mortelles. Le cas échéant, Léosus serait dans un pire état. Sur le moment, Thalion l’avait oublié et avait frôlé la crise cardiaque, à l’image de M. Bobignon. Le maudit sentait encore son cœur tambouriner dans sa poitrine.


  —  T’as eu peur pour moi ? constata Léosus, mi amusé-mi surpris. 
  —  J’ai eu peur qu’on m’accuse de ta mort, surtout.


C’était… à moitié vrai. Thalion n’était pas égoïste au point de ne songer qu’aux conséquences que ça aurait eu sur lui, mais le décès de son binôme lui aurait forcément été mis sur le dos d’une manière ou d’une autre. Sa réputation n’avait pas besoin de nouvelles accusations. 
La mine de Léosus s’assombrit. Le magérien était d’un naturel joyeux, le voir avec une telle expression était inhabituelle. Thalion ne s’en soucia pas. Peut-être Léosus réalisait l’injustice de la situation ou regrettait son impulsivité au cours d’alchimie. Dans tous les cas, Thalion n’avait aucune raison lui remonter le moral. 
Ils empruntèrent une porte qui les conduisirent à l’étage de l’infirmerie. Des élèves traînaient dans le couloir, circulant et discutant entre eux. Thalion s’arma d’un visage de marbre, et Corvus entra sur scène. 
La mélodie des bourdonnements l’accompagnant, le maudit se fraya un chemin parmi les magériens pétrifiés. De nombreux regards scrutateurs le fixaient, mais s’attardaient sur les mains écarlates de Léosus. Ce dernier ne cessait de lancer des coups d’œil à Thalion. Attirer l’attention à cause d’une blessure ne devait pas être l’origine de son malaise puisqu’il ne s’était jamais plaint de sa cicatrice et en avait même fait le récit à qui voulait l’entendre l’année dernière. En revanche, les suppositions qui parvenaient à leurs oreilles, le plaçant comme une victime du corbeau, était sans doute la raison de son embarras. 


  —  Léosus, rassure-toi, je me fiche de ce qu’ils pensent, alors arrête, s’agaça-t-il.
  —  Mais ça ne te fait rien ? Les gens ne font que raconter des bêtises…


Thalion ne répondit pas. Il ne souhaitait pas parler de ses états d’âmes ni de sa vie avec lui. 
Léosus accepta son silence. Une fille aux cheveux bruns surgit à côté de lui, le sourire aux lèvres.


  —  Coucou ! Je croyais que t’avais cours, chercherais-tu à éviter tes potes ?


Elle joua des sourcils, l’air exagérément suspicieuse. Deux garçons, un brun et un roux, arrivèrent après elle. Ils paraissaient nerveux, peinant à faire abstraction de Thalion, contrairement à la magérienne qui prenait grand soin de l’ignorer. 
Les lèvres de Léosus s’étirèrent. 


  —  Mince, je suis grillé… Plus sérieusement, je me suis blessé au cours d’alchimie, regardez.


Il tend ses mains rutilantes, dont la couleur rongeait désormais ses poignets. Le visage de ses amis se décomposa. 


  —  Par les dieux… t’as trempé tes mains dans de l’acide ? s’effara le roux. 
  —  Presque. Du venin d’hydre. Et je ne les ai pas trempés, j’ai juste rattrapé le liquide par reflexe quand je l’ai renversé…


La magérienne soupira.


  —  Quel idiot… Le venin d’hydre, ça se manipule avec des gants, en plus.
  —  Je les avais retirés après la purification. Je ne serais plus de ce monde, sinon. Dans l’immédiat, ma vie n’est pas en danger. 
  —  On est loin d’une blessure de héros obtenue après une lutte acharnée contre un Néphalin, le taquina le brun.
  —  Après, peut-être qu’il ne nous dit pas tout et qu’il garde le plus croustillant pour plus tard…


La fille avait prononcé ces mots sur le ton de la plaisanterie, mais l’implicite n’échappa à aucun d’eux. Le regard de Léosus se durcit.


  —  Les gars, je vous arrête tout de suite : Thalion n’y est pour rien. Il était mon binôme donc il a été chargé de m’accompagner, mais il ne m’a rien fait. Ne soyez pas comme tous les autres qui jugent bêtement sans savoir ou pire, qui ignorent mes explications. 
  —  Thalion… murmura-t-elle, les lèvres pincées.
  —  Pas du tout, mec, le rassura le roux. C’est que, enfin…


Les trois amis de Léosus dardèrent leurs regards hésitants sur le maudit. Ce dernier se contenta de les dévisager en silence, l’air interdit. Il savoura le malaise que ça engendra chez eux. 


  —  Il est un peu intimidant mais en vrai, il n’est pas méchant, vous savez ? dit Léosus. 


Leur mine ahurie aurait été hilarante si Thalion ne l’affichait pas également, avant d’être remplacée par de l’effroi. Quel que soit son but, Léosus ne devait pas continuer !
À travers son regard, Thalion lui lança des appels de phare. Malgré l’avertissement silencieux, Léosus poursuivit :


  —  Je vous jure. Tout ce qu’on dit sur lui est exagéré. D’accord, il a pas mal d’ennuis, parfois qu’il a cherché, mais souvent, c’est pas de sa faute. Les fantômes, par exemple… Ou Eris... Et puis, les gens ne lui rendent pas la vie facile, aussi… Les rumeurs, tout ça… On peut comprendre qu’il ait envie de péter les plombs… Je dis pas que c’est une raison pour appeler les Ombres mais… Enfin…


Il déglutit alors que ses pensées commençaient à s’emmêler, décontenancé par l’incompréhension qui se lisait sur le visage de ses amis. 


  —  Léosus, tu te rends compte de ce que tu dis ? l’interrogea le brun.
  —  Bah… bah ouais… Je me dis que, peut-être… vous savez… Il ne sera pas comme les autres corbeaux…


Thalion jura intérieurement. Les trois magériens étaient bouche bée. Leur silence, ainsi que celui des élèves présents qui écoutaient distraitement, était éloquent. 
Thalion saisit Léosus par le bras.


  —  On va y aller, le venin est en train de gagner du terrain. C’est pas parce qu’il n’y a plus de poison que c’est sans danger. Sa peau risque de se liquéfier, ce qui le mènera à la mort si on ne se dépêche pas. 


Sans attendre de réponse, il le tira par le bras pour l’éloigner du monde. Une fois à proximité de l’infirmerie, là où peu de personnes traînent, Thalion le confronta, le visage crispé par la colère. 


  —  Mais qu’est-ce qui t’as pris ? Tu espérais quoi ? Les faire changer d’avis juste parce que c’est toi qui leur dis ? 
  —  Il faut bien que quelqu’un rétablisse la vérité ! se défendit Léosus. Si je peux au moins convaincre mes potes… Qu’ils sachent que ta réputation est basée sur des mensonges, qu’ils comprennent que…
  —  La seule chose qu’ils vont comprendre c’est que je te manipule ou que tu me défends par peur ! Ça va juste créer une rumeur similaire à celle qui a circulé sur Eris et Nohan, ce qui ne va pas m’aider !


Léosus ouvrit la bouche, puis la referma. Il n’avait sûrement pas pensé à ça.


  —  L’année dernière, si Nohan était venu pour te dire que tout ce que tu avais entendu sur moi, que tout ce que tu croyais, était faux, tu l’aurais écouté ? 
  —  Non, et justement ! persista-t-il. J’étais comme eux, j’ai écouté les rumeurs, pris ce qu’on me disait comme une vérité absolue. J’ai fermé les yeux quand on te crachait dessus, quand on t’humiliait. J’ai pensé que tu méritais ce qui t’arrivait parce que tu étais un corbeau. Parce que c’est plus confortable de penser ainsi que de s’imaginer être dans le mauvais camp. De s’opposer à la pensée collective. 


Les bras de Thalion retombèrent mollement le long de son corps. C’était donc ça… La culpabilité. Léosus avait pris conscience des torts causés, des erreurs commises et de la cruelle réalité, ou plutôt, avait cessé de détourner le regard. Il culpabilisait d’avoir participé au harcèlement par son silence et souhaitait se rattraper. 


  —  Je n’en ai rien à cirer, de tes regrets, déclara Thalion. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, à part Nohan qui est un ovni, les gens autour de moi ne sont pas tout blancs. Camille, n’en parlons pas, et les filles ont été dans le même cas que toi. Aglaé m’a longtemps détestée, avec raison, et Cally m’a redouté et accusé de pourrir l’avenir de son ex-meilleure amie. T’es pas le seul complice, toute la société est coupable.
  —  Ça craint vraiment, mec… geignit-il. 
  —  Je te l’fait pas dire. En bref, débrouille-toi avec ta conscience, mais ne cherche pas à te faire pardonner ainsi. Crois-moi, c’est vain et plus embêtant qu’autre chose.  


Les humains croyaient uniquement ce qui les arrangeaient. Qu’un corbeau puisse être bienveillant leur était inconcevable. Léosus avait eu le courage de se remettre en question, mais voir la vérité en face était insupportable pour certains qui préféraient rester dans le déni. 


  —  Peut-être qu’à force de me voir avec toi, ils comprendront par eux-mêmes… marmonna Léosus.
  —  L’espoir fait vivre, commenta-t-il sobrement, gardant son pessimisme pour lui.
  —  En parlant de « vivre », on est d’accord que tu exagérais quand tu parlais de liquéfaction de ma peau ? Car j’ai l’impression qu’elle devient plus molle…
  —  Non, pas du tout. Et si le venin atteint ton cœur ou ton cerveau…


Léosus ne le laissa pas terminé. Il courut jusqu’à l’infirmerie et s’y engouffra en l’espace de quelques secondes. Thalion ricana, puis fit demi-tour pour retourner dans la classe. 
Il n’était pas pressé de poursuivre la fabrication du talisman alors il prit son temps sur le chemin. Il repensa à sa discussion avec Léosus. Voir les gens changer d’avis à son sujet et se rallier à lui était plaisant. Toutefois, cette satisfaction lui laissait un goût amer. Ça ne changeait rien à l’acharnement qu’il avait enduré, ni n’effaçait les séquelles. 


  —  M. Connor, quelle bêtise préparez-vous en traînant seul dans le couloir ?


Thalion se retourna, tombant nez à nez sur Mme Luciphella. Ses cheveux scintillants comme un rayon de soleil formaient une simple tresse et réhaussaient l’éclat de sa peau nacrée. Les bras croisés sur sa poitrine, ses yeux saphir le toisait avec la même froideur que la pierre précieuse. 


  —  Je ne prépare jamais de bêtise seul, rétorqua-t-il. Et j’ai simplement accompagné un élève à l’infirmerie, je retourne en classe. 
  —  Alors dépêchez-vous. À ce rythme, vous n’arriverez pas avant fin de l’heure.


C’était plus ou moins l’objectif, ce qu’il se garda de préciser. En la voyant faire demi-tour, probablement pour s’occuper d’une affaire plus urgente, Thalion la retint. 


  —  Attendez ! J’aimerais vous parler de quelque chose.
  —  Si c’est pour vous plaindre de votre punition, vous ne pouvez-vous en prendre qu’à vous-même, anticipa-t-elle avec sévérité. 


Il se renfrogna en enfonçant ses mains dans ses poches, sachant pertinemment que la sanction subsisterait jusqu’à la fin de l’année, quoi qu’il fasse. 


  —  Ce n’est pas ça. J’ai… entendu parler des bagues jumelées. Je voudrais en savoir plus. 


Thalion avait parlé à Nohan des explications apportées par M. Vandré et de la possibilité d’en apprendre plus auprès de Mme Luciphella. Son ami partageait son avis selon lequel se renseigner dessus était nécessaire, quitte à ce que la proviseure adjointe comprenne qu’ils les détenaient. Thalion ne laisserait pas filer cette occasion.


  —  Les bagues jumelées ? s’étonna-t-elle, lui accordant pleinement son attention. Où avez-vous entendu ça ?


S’il évoquait M. Vandré, elle devinerait que le professeur lui en aurait parlé après l’avoir vu, ce qui confirmerait leur possession des bijoux. Thalion voulait l’éviter tant qu’ils n’étaient pas certains de ne pas se les faire confisquer. Il choisit donc d’arranger la vérité à sa sauce.


  —  J’ai entendu des professeurs discuter de ces bagues que vous cherchiez, il y a quelques années… Je pourrais vous aider à les retrouver. 
  —  Quelle âme charitable, constata-t-elle en plissant les yeux. Vous ne savez rien d’autre sur cette histoire ?
  —  Non… je devrais ?


Elle le dévisagea fixement, puis soupira.


  —  Tel père, tel fils… 
  —  Pardon ? bredouilla-t-il, interloqué. Quel est le rapport…


Il se tut quand leur discussion dans la salle d’Astrémi se rejoua dans son esprit. Mme Luciphella avait mentionné une dette. Est-ce que ces bagues auraient un lien ?


  —  Les Connor vont finir par hanter mes cauchemars, se contenta-t-elle de dire.


Elle sortit une clé argentée de sa poche et l’enfonça dans la serrure la plus proche en la tournant trois fois. La porte, censée menée à une pièce inutilisée, déboucha sur son bureau. Thalion comprit que la clé lui permettait d’y accéder à partir de n’importe quelle entrée.
Thalion la suivit lorsqu’elle l’incita à pénétrer dans la pièce. Il était toujours émerveillé devant cette décoration… minérale. Les fleurs de pierres colorées qui ornaient les murs et le bureau ostentatoire étaient toujours impressionnant à voir. Mais ses deux visites ici n’avaient pas été agréables, la première étant après le duel catastrophique avec Camille, et la deuxième pour avoir caché la prise de contact d’Eris. Venir dans ce bureau lui donnait des sueurs froides et l’impression de subir un nouveau jugement. Elle n’allait pas le réprimander pour s’être intéressé aux bagues jumelées… si ?
Quelque peu anxieux, Thalion s’avança jusqu’au bureau que Luciphella contournait. Elle saisit un cadre photo qu’elle observa, l’air pensive. 


  —  Que savez-vous des elfes des cavernes, M. Connor ?


Déstabilisé par la question, Thalion fouilla dans sa mémoire le peu d’informations dont il disposait. 


  —  Pas grand-chose, reconnut-il. J’avoue avoir du mal à retenir les caractéristiques propres à chaque type d’elfe, mais je sais que les elfes de cavernes vivent dans les souterrains, plutôt en montagne, là où les gisements de pierres précieuses ou semi-précieuses sont abondants, et que vous veillez dessus comme un dragon sur son trésor. 
  —  C’est une bonne base, d’autant que nous sommes plutôt communautaires, secrets et hostiles aux humains. 


Elle reposa le cadre. Sentant les longues explications venir, Thalion s’assit sur la chaise. 


  —  Globalement, les elfes ne sont pas très affectifs ni démonstratifs, c’est pourquoi les bagues jumelées sont très importantes. Ces bijoux s’offrent entre deux personnes qui se considèrent comme essentielles dans la vie de l’autre. Ça peut être des membres d’une même famille, des amis, des amants, des époux… bref, des personnes qui entretiennent des liens forts et qui souhaitent garder contact en toute situation.


La proviseure adjointe s’assit lentement sur sa chaise d’opale qui ne devait pas être confortable, surtout sans coussin. 


  —  Un ami d’enfance et moi en possédions. Ces bagues étaient le symbole de notre amitié et de notre confiance. Je tenais assez à lui pour accepter de me montrer avec. Je nous pensais sur la même longueur d’onde… Visiblement, je me trompais.
  —  Que s’est-il passé ? demanda Thalion avec appréhension. 


Elle soupira en s’enfonçant dans sa chaise. Son visage, d’ordinaire neutre, exprimait une profonde tristesse. Son regard envoûtant était teinté de déception. 


  —  Pour votre gouverne, M. Connor, les elfes des cavernes ont les cheveux argentés, hormis la famille royale.


La mâchoire de Thalion se disloqua. Cette révélation lui coupa le souffle. Mme Luciphella était de sang royal ? Il avait devant lui… une princesse ? 
L’expression de Mme Luciphella se durcit, laissant transparaître son agacement. 


  —  Comme n’importe quelle héritière au trône, mon avenir était tout tracé : couronne, mariage, enfants. Un avenir qui m’avait toujours rebuté, mais auquel je m’étais résigné parce que diriger mon peuple et perpétuer la lignée était mon destin de princesse. J’ai tout accepté, jusqu’à ce que mon père donne ma main à mon ami d’enfance sans mon accord, et que ce soit à la demande de la personne que je considérais comme mon frère. 
  —  La pilule a dû être dure à avaler, devina Thalion.
  —  Effectivement, organiser mon mariage dans mon dos est une chose, que mon « mari » qui savait tout de moi, de mes aspirations, en profite pour assouvir ses intérêts, en est une autre. Et le culot qu’il a eu en se justifiant après, prétextant agir pour mon bien… Ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
  —  Qu’avez-vous fait ? l’interrogea-t-il en constatant aucune bague à ses doigts.


Mme Luciphella leva les yeux vers lui, et son visage s’éclaira.


  —  Le jour de mon mariage, j’ai cassé ma couronne et j’ai fui après avoir tout détruit. 


Elle sourit comme si elle se remémorait le meilleur moment de sa vie. Thalion demeura une fois de plus bouche bée devant le caractère rebêle insoupçonné de l’elfe. 
Elle se leva pour observer à travers la fenêtre le paysage, l’air rêveuse.


  —  Sur le moment, je me suis sentie… libérée. Les visages aussi furieux qu’horrifiés de ma famille étaient un délice, et l’expression suppliante de mon ex-ami, jouissive. J’ai décidé de prendre ma vie en main et de faire ce dont je rêvais dans ma chambre : parcourir le monde au-delà des souterrains, découvrir la race des hommes contre laquelle on m’avait mis en garde et assouvir cette soif d’apprendre. 


Le sourire sur ses lèvres perdura pendant que son regard se perdait au loin. Thalion comprit que Mme Luciphella était plus qu’une proviseure adjointe froide et sévère, c’était une femme indépendante éprise de liberté. 
Après un moment, elle revint s’assoir. Les émotions qui avaient coloré son visage s’effacèrent progressivement jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une expression neutre et indéchiffrable. 


  —  Le temps a fini par me mener ici, mais ce n’est pas le sujet. Pendant longtemps, j’ai gardé la bague même si je haïssais celui à laquelle elle me reliait. Les sentiments sont une chose complexe et bien étrange. Ma famille m’a reniée et exclue de la communauté, ne souhaitant qu’une chose : oublier mon existence considérée comme la honte de la famille. De ce fait, le voir m’était impossible et je n’en avais, de toute façon, aucune envie. 
  —  Il aurait pu vous contacter, s’il en avait vraiment envie. Vous avez dit que les bagues étaient portées par des personnes « qui souhaitent garder contact en toute situation », précisa-t-il. J’imagine qu’un des moyens pour cela, c’est la télépathie, donc…


L’ombre d’un sourire se dessina sur les lèvres de Mme Luciphella. Thalion tenta de ne rien laisser paraître, espérant avoir eu l’air perspicace, et non d’en savoir trop. 


  —  C’est plus que de la télépathie, M. Connor. Les deux âmes entrent en résonnance, raison pour laquelle une des conditions pour que la communication ait lieu, c’est que l’un des deux porteurs ait profondément envie de parler à l’autre. Presque un besoin. 


Thalion prit le temps d’intégrer l’information et de faire le parallèle avec sa propre expérience. Les bagues s’étaient effectivement déclenchées à un moment où Nohan ne pouvait pas le joindre et s’inquiétait énormément. Elles ne pouvaient donc pas s’utiliser sur un coup de tête, ni à tout instant. 


  —  Ce n’est pas très pratiques, surtout s’il y a d’autres conditions à remplir.
  —  Elles relèves plus de l’habitude. Les voitures fonctionnent à l’essence, les objets elfiques, par la magie et le sang. 


Thalion s’y attendait, puisque sa bague avait scintillé après en avoir été recouvert lors de la sortie dans la Forêt Perdue. En revanche, en parler comme un carburant…


  —  Vous dites ça comme s’il fallait régulièrement la recharger d’hémoglobines…
  —  C’est le cas. Plus vous le faites souvent, plus la bague se renforcera, plus la communication sera facile. 


Thalion la dévisagea, désabusé. Il avait pensé que le sang servait uniquement à l’activation, à lier la bague à lui. Apparemment, non. Au moins, en la portant, elle était suffisamment abreuvée de sa magie. 


  —  Je n’imaginais pas les elfes travailler avec le sang… marmonna-t-il.
  —  Désolée de briser vos illusions, s’excusa-t-elle sans le moindre remord. 
  —  Mais tout ça, le sang, les âmes en résonnance, ce n’est pas dangereux ?


Il posait davantage la question parce que Nohan s’en soucierait, plutôt que par réelle crainte. Si les elfes les utilisaient, c’était forcément sécurisé. 


  —  Ce n’est pas toujours sans conséquence selon les intentions d’un porteur. 
Ah. 
  —  Après plusieurs siècles de silence, j’ai un jour senti la brûlure de son appel autour de mon doigt. Un des inconvénients que j’avais sous-estimé, quand on entretenait régulièrement la bague, c’est que la communication était beaucoup… trop facile. Le cœur est un traître. Presque contre mon gré, mon âme a été emportée au « Nulle Part ».


Thalion fronça les sourcils, perplexe. Il avait vaguement entendu parler de ce mystérieux lieu hors du temps, situé partout et nulle part à la fois, d’où son nom. 


  —  Les bagues permettent d’accéder au Nulle Part pour que les âmes liées puissent y discuter. Y faire des allers-retours occasionnellement n’est pas un problème. Mais chaque jour…


Mme Luciphella secoua la tête, le visage marqué par la lassitude. 


  —  Le corps protège l’âme. Elle n’est pas faite pour s’éloigner de son enveloppe charnelle ni pour voyager vers une dimension qui ne l’a pas vu naître. Lors des trajets, l’âmes se fissure. Des fissures infimes qui se regénèrent d’elles-mêmes, sauf si elles n’en ont pas le temps. À force, l’âme faiblit, craquelle de toute part, et à terme, elle finit par se briser. Comme tous les elfes, mon ex-ami le savait, mais ma rébellion lui a fait tout perdre jusqu’à sa raison. Il s’en fichait que son âme éclate en mille morceaux tant qu’il m’emportait dans sa déchéance. 
  —  Vous auriez pu retirer votre bague quand il n’essayait pas de vous joindre.
  —  Sauf qu’il en avait envie à chaque instant. La bague ne cessait de s’accrocher à mon doigt. C’était tout à fait irrationnel. Et moi-même je commençais à l’être. Je n’avais plus d’emprise sur mes émotions qui devenaient intenses et survenaient sans raison. J’avais des trous de mémoire, des difficultés à tenir un raisonnement, à suivre le fil de ma pensée, et agissait de lanière illogique et irréfléchie. 
  —  Vous en avez parlé à quelqu’un ?


Thalion contempla avec étonnement la mine renfrognée de l’elfe. 


  —  Ce problème était strictement personnel et n’impliquait en aucun cas l’académie. 


Son regard défia l’adolescent de prononcer le moindre reproche ou de se moquer. Thalion choisit de garder le silence. 


  —  Je disais donc, un vrai calvaire. Maintenir l’illusion s’avérait de plus en plus compliqué et ton père m’a surpris dans un moment de faiblesse. 


Elle tapota du bout de son doigt l’accoudoir sur lequel reposait son bras droit. Fière comme elle était, elle n’en tirait certainement pas un bon souvenir. 


  —  En résumé, je me ridiculisais dans mon bureau, en pleine crise de folie, et quand j’ai retrouvé la raison, il était là, assis exactement à votre place. Forcément, ce… garnement a compris que quelque chose clochait et a osé me faire chanter, comme quoi il me dénoncerait à la proviseure s’il je ne lui expliquait pas tout, sachant pertinemment que je ne m’en prendrai jamais à un élève d’une quelconque façon. 


Son froncement de sourcil trahit son agacement. Thalion imagina son père à sa place, capable de faire chanter sa proviseure adjointe sans ciller, et il se sentit étrangement proche de lui. 


  —  M’étant assez humiliée comme ça, j’ai cédé sans protester. Je dois reconnaître qu’en plus de son audace, il a un sacré sang-froid. À la fin de mes explications, il s’est contenté de hocher la tête et m’a promis de me ramener la bague de mon ex-ami. 
  —  Vous avez accepté ? s’étrangla Thalion.
  —  Bien sûr que non. Mais quand les Connor ont un objectif en tête, c’est vain de les dissuader, affirma-t-elle avec une pointe de reproche dans la voix. De toute façon, j’étais persuadé que ma communauté l’ignorerait et qu’il échouerait. Quand la brûlure autour de mon doigt a disparu à la fin des vacances de Yule, j’ai su que j’avais eu tort.

 
Thalion ressentit une immense fierté. Voilà le père qu’il aimait, qu’il admirait. Il ne doutait pas une seconde que l’expression vindicative que l’elfe affichait était celle qu’elle avait eu quand son père lui avait rapporté la bague. 
Mme Luciphella souffla du nez avec dédain. 


  —  Quelle indignité… Être redevable à un élève de seize ans, hibou ou non, franchement… Et il a eu l’audace de ne pas m’expliquer comment il a fait ! Enfin bon, j’ai rangé les bagues et laisser mon âme se rétablir. Le temps et la magie sont de bons remèdes. Après avoir retrouvé mon intégrité, il ne me restait plus que ma reconnaissance, ma colère, ma culpabilité…
  —  Et une dette à rembourser, acheva Thalion.  
  —  Et quelle dette ! s’énerva-t-elle. Mais je suis une elfe, et nous tenons à notre honneur.


N’ayant pu faire quoi que ce soit de son vivant, je m’efforce de rembourser ma dette avec son fils qui en a tout le bénéfice, et heureusement pour lui. 
Thalion fit mine de ne pas avoir entendu, se demandant si son père avait agi par pure bonté ou s’il avait tout prévu. Lui aurait pensé à ce que cela lui aurait rapporté, et avoir une proviseur adjointe-princesse elfique dans la poche était forcément utile. 


  —  Bref, reprit-elle. Après ma guérison, j’ai jeté un coup d’œil à ces bagues qui… s’étaient volatilisées. Peut-être que, dans un instant d’égarement, je les ai déplacés, ou bien une personne qui connaissait leur existence a eu l’insolence de piller mon bureau…
Oh…
  —  Tel père, tel fils, ricana Apocryphos. 


N’importe quoi. Ce n’était pas du tout comme s’il les avait lui aussi volées au club des objets magiques… D’ailleurs, si c’était bien son père qui les avait prises, comme s’étaient-elles retrouvées là-bas ? Et pourquoi les avait-il volés ?


  —  Faute de preuve et de piste, j’ai fini par abandonner l’affaire. Maintenant que vous savez-tout, M. Connor, à votre avis, pourquoi je vous ai raconté tout ça ?
  —  Pour que je les rende si je les retrouve… ?


La gorge de Thalion se noua. Ces bagues avaient l’air importantes pour elle, et Nohan refuserait de la porter en sachant cela…
Mme Luciphella roula des yeux.


  —  Pas du tout. Mon rapport à ces satanées bagues est tout bonnement toxique. Quelles aient disparu m’a permis de tourner la page et de faire mon deuil. Je voulais simplement que vous sachiez dans quoi vous vous embarquiez avec ces bijoux parce que je ne doute pas de votre capacité à les retrouver, n’est-ce pas ?


Elle arqua un sourcil. Thalion déglutit. 


  —  Je suis un Connor, si c’est mon objectif, hein… mais bon, si vous n’en voulez pas, je n’ai aucune raison de les chercher…
  —  Moi qui voulais assister à vos talents d’enquêteur… mais soit. Si jamais, par un terrible hasard, l’une de ces bagues se retrouvaient entre vos mains – ou sur votre main – confiez la deuxième à une personne de confiance.


Elle appuya son regard sur sa poche dans laquelle il avait discrètement glissé sa bague. Thalion gigota, mal à l’aise.


  —  J’ai déjà une personne en tête, rassurez-vous…


Sa réponse arracha un bref sourire à Mme Luciphella. 


  —  Bien. L’heure va bientôt se terminer. Retournez en classe cherchez vos affaires.


Thalion opina et se leva de sa chaise. Alors qu’il s’apprêtait à quitter le bureau, il pivota vers elle. 


  —  Madame, si je vous demandais de me parler de mon père, vous accepteriez ?
  —  Non. Je n’ai pas le temps pour ça. Déguerpissez. 


Thalion obéit, ravalant ses grommellements. 


Une fois dans le couloir, il soupira. Évidemment, Mme Luciphella avait tout compris. Elle était trop perspicace.


  —  Non, ton excuse était juste pitoyable.


Le jeune homme pesta intérieurement contre les répliques agaçantes de l’Immortel, avec son rire en bruit de fond. 


  —  Ah, Thalion, te voilà !


Aglaé s’avança vers lui.


  —  J’ai accompagné mon binôme blessé à l’infirmerie. Ce cours est un vrai fiasco, M. Bobignon est dépité. D’ailleurs, il pensait que tu étais resté à l’infirmerie car tu n’avais pas l’air de te sentir très bien, mais comme je ne t’y ai pas vu…


La sympathie qu’il éprouvait pour son professeur d’alchimie s’accentua. Il était sans conteste son professeur préféré, toujours respectueux et attentionné avec ses élèves. 


  —  Au fait, tu es sorti de cette porte… l’interrogea-t-elle, perplexe. 


Curieux de voir si le bureau était toujours là, Thalion l’ouvrit et…


  —  Juste une pièce inutilisée, lui montra-t-il, presque déçu. J’en ai profité pour réfléchir au sens de la vie. 


Elle le dévisagea comme si un extra-terrestre était devant elle. 


  —  Je vois… Bon, allons-y. 


Ensemble, ils reprirent le chemin vers la classe d’alchimie. Après un court silence, Aglaé le brisa de manière tout à fait inattendue :


  —  Thalion, tu as essayé de chercher qui pouvait être responsable de la malédiction de l’arbre ?


L’adolescent sentit les griffes de la culpabilité agripper son cœur, sachant pertinemment que la vie de sa mère demeurait menacée tant que le coupable n’était pas démasqué. 


  —  Désolé, j’avais pas mal de truc à penser… Mais sans indice, ça va être compliqué… Il faudrait qu’on campe à l’arbre toutes les nuits jusqu’à ce qu’il pointe le bout de son nez pour le coincer. Pas tenable sur le long terme, ni faisable avec la surveillance accrue. 
  —  Les fantômes peuvent le faire, suggéra Apocryphos. 


Thalion sourit, ravi que la présence du dieu lui serve, pour une fois. Mais, en proposant l’idée à Aglaé, elle secoua la tête. 


  —  Ils nous préviendraient le matin ou trop tard. Le coupable aura déjà accompli son méfait. Il sait qu’on guette son apparition, la prochaine fois, il ira franco pour ne plus avoir à recommencer. Si on veut avoir une chance, il faut le prendre sur le fait. 


Son regard ambré scintilla. Thalion reconnut cet éclat. 
Celui de la détermination. 


  —  Eh, ne fais rien seule, l’avertit Thalion. 


Elle le toisa avec dédain. 


  —  C’est toi qui me dis ça ? 


Sans lui laisser le temps de répliquer, elle pénétra dans la classe. Thalion soupira. 
C’est bien parce que c’était lui qu’il savait que seul, on n’allait pas très loin. 
 

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