Lorsque Ianto se réveilla, au beau milieu de la nuit, son cœur battait encore la chamade. Alors, c'était tout ? Est-ce que quand il allait se rendormir, il cesserait tout simplement de rêver de l'autre univers, comme s'il n'avait jamais existé ? Jane lui avait déjà expliqué comment, de son côté, il pouvait bloquer ses rêves pour un sommeil plus paisible et réparateur. Était-ce à lui, à présent, d’appliquer cela ? Non. Pas encore, pas tout de suite !
Une tristesse infinie lui écrasa soudain la poitrine. Ça faisait mal, terriblement mal. Seul dans les ténèbres, il contempla le plafond de sa chambre, les larmes menaçant de déborder. Une partie de lui brûlait d'y retourner, de se perdre dans les bras de Jack, d'ignorer les remarques de son double…
Et pourtant… Ce n'était pas la première fois que cette idée lui effleurait l'esprit. Il ne pouvait pas vivre deux vies à la fois, et la scène de cette nuit lui avait prouvé, une fois de plus, qu'il n'avait pas sa place dans l'autre monde. Jack ne voulait pas de lui. Jack ne voudrait jamais de lui, parce qu'il avait déjà son Ianto.
Donc, oui, il renonçait à rêver d’une vie qui n’était pas la sienne. C’était comme si… le fil sur lequel il marchait depuis tout ce temps, tendu à l’extrême, venait enfin de se rompre, le plongeant dans un gouffre sans fond. Il tombait de nouveau, et cette chute lui semblait infiniment plus douloureuse que la première, car il l’avait choisie, et ne pouvait plus – ne devait plus – faire marche arrière.
Toutefois, il lui restait quelques branches à laquelle se raccrocher ; il allait continuer ses recherches, par exemple. Même s’il comprenait la colère de son double et le malaise provoqué par une situation qui n’avait que trop duré, une partie de lui continuerait à espérer revenir auprès de son Imagineur. Quand bien même il savait qu’il n’avait pas sa place là-bas, il ne pouvait s’en empêcher. C’était un besoin, vital, irrépressible et intarissable.
Sa lumière au fond du gouffre.
— Tu déconnes ? s'exclama une Angie outrée lorsqu'il annonça sa décision le lendemain. Tu peux pas renoncer, pas maintenant ! Et s'il arrivait un truc à l'autre Ianto ? Tu dis qu'il aurait pu mourir quand tu n’étais pas là… Et si ton Jack avait besoin de toi ? Tu dois continuer à veiller sur eux !
Sourcils froncés, elle se campa devant Ianto et croisa les bras pour appuyer son indignation. Le Gallois soupira.
— Angie, c'est ma décision. Ils n'ont pas besoin de moi, ils veillent déjà les uns sur les autres. Et Jack est immortel !
— Mais… mais, qu'est-ce que tu fais de nos recherches ? Tu dois continuer à glaner des indices, à interroger l'autre !
— Angie…
— Non non non non, tu peux pas prendre cette décision tout seul ! Tu dois…
— Arrête, Angie ! la coupa Ianto. C'est déjà assez dur comme ça. Je refuse de m'accrocher à des illusions. Laisse-moi prendre mes décisions et vivre ma vie, bordel !
Angie le contempla, la bouche ouverte et les larmes aux yeux. Ianto avait parlé sur un ton plus sec qu’il ne l’avait voulu, mais Angie pouvait parfois être si… agaçante quand elle croyait tout savoir mieux que les autres ! Il passa devant elle, la bousculant presque de l’épaule, et s'installa à son poste de son travail sans un regard. Andy contempla alternativement l'un et l’autre et plongea son nez dans la tasse de café fumante que Ianto lui avait apporté avant l’arrivée d’Angie.
— Quoiqu'il en soit, je vais tenter d’intégrer le service actif, je pense, grommela le Gallois tandis qu’il commençait à taper sur son clavier. Moins je passerai de temps au Royaume, mieux ce sera.
La dernière remarque retomba dans le silence du bureau.
Jane prit la nouvelle avec beaucoup plus de retenue. Il la croisa dans les couloirs de l’infirmerie, alors qu’il rendait visite à un jeune gardefé qui ne s'était pas encore remis de son enlèvement (celui-là même qu’il avait tenté d'aider dans la cave des horreurs), et l'informa le plus naturellement du monde de sa décision.
— Si tu veux, je pourrais t'apprendre à guetter des éventuels signes de détresse venant de l'autre monde. Évidemment, je ne suis pas certaine que ça marchera quand tu seras en mission mais… ce serait mieux que rien, n'est-ce pas ?
— Oui… oui, ça pourrait m'aider, répondit Ianto avec un soupçon de soulagement. Merci.
Ce fut tout. Ianto adressa machinalement à l'aveugle un sourire qu'elle ne pourrait voir, et poussa une porte numérotée.
Celle-ci s'ouvrit sur une petite chambre d'hôpital austère, au milieu de laquelle gisait un jeune homme alité. Son visage s'éclaira à la vue du Gallois, qui s'installa le plus naturellement du monde sur une chaise près du lit.
— Hey, Alonso ! Comment ça va, aujourd'hui ? demanda-t-il doucement.
Le concerné haussa les épaules. Âgé de vingt-cinq ans, tout comme lui (il était même plus âgé de quelques mois, ce qui n’avait pas manqué de surprendre Ianto qui, dans la cave, l'avait cru bien plus jeune que lui), Alonso Frame n'avait pas encore trouvé son Imagineur. Le Collectionneur s'était fait un plaisir de charcuter ses ailes, qui peinaient à se reconstituer. Il y avait également d'autres blessures, plus profondes et plus insidieuses, qu'Alonso avait petit à petit dévoilé à un Ianto paralysé par l'horreur. Cependant, Ianto était sans doute le seul au Royaume à comprendre ce par quoi était passé le jeune homme. Sa propre descente aux enfers, après son passage à l'état de Gardefé, n'était pas si éloignée des sévices que lui avaient fait subir le Collectionneur et ses sbires… Et, en voyant ce jeune homme perdu, aux yeux d'azur, aux oreilles décollées et à l'adorable nez en trompette, si semblable à ce à quoi il avait dû ressembler lorsque lui-même était arrivé au Royaume, il s'était promis qu'il ferait tout pour lui permettre de retrouver la lumière, une lumière que lui avait perdu à tout jamais.
— Tu veux faire quoi aujourd'hui ? Jouer aux dames, ça te tente ?
Alonso acquiesça avec un sourire timide.
— Si ça ne te dérange pas…
— Tu sais bien que j'adore quand tu me mets la pâté, répondit Ianto avec un rire.
Il sortit le jeu de dame d'un tiroir de la table de nuit, le cala sur un coin du lit et disposa les pièces sur les cases noires et blanches tout en bavardant.
— Et alors, concernant tes ailes ? Que disent les infirmières ?
Nouvel haussement d'épaule.
— Je crois que je vais devoir apprendre à vivre sans, comme toi. On s'y fait, non ?
— Ne dis pas ça… Ça va repousser, tu verras. Tu ne devrais pas prendre exemple sur moi, Alonso… Si c'est à ça que tu penses, je ne vais pas revenir ! ajouta Ianto avec une moue mi-contrariée, mi-amusée.
— Tu prends la main ? rétorqua le jeune homme, avec dans la voix un soupçon d'agacement et, peut-être, de déception.
Ianto hocha la tête et déplaça un pion blanc sur le damier.
Le soir même, il rendit une dernière visite à son double, pour lui soumettre une idée que Jane lui avait soufflé. Ensemble, ils mirent au point un protocole qui permettrait à Ianto-le-double d’appeler à l’aide si lui – ou tout autre membre de l’équipe – affrontaient une difficulté. Cela ne fonctionnerait que si Ianto-le-rêveur se trouvait au Royaume au moment de l’appel, mais c’était mieux que rien. En échange, il promit de ne plus importuner son double à des moments malvenus et de les laisser en paix, lui et Jack. Cette promesse lui coûta plus que toutes ses blessures passées, mais de guerre lasse, il accepta.
Il avait pris sa décision, enfin, après tout ce temps. Il avait renoncé.