La nuit de son anniversaire, Ianto réalisa qu’il pouvait encore s’introduire dans l’esprit de l’autre lorsqu’ils se trouvaient tous les deux dans certains états. L’ébriété et… l’excitation en faisaient partie. Ce qui rendait ces brefs instants volés encore plus frustrants pour le Gallois : outre l'effet que cela lui faisait de n'apercevoir son capitaine que lors de moments fugace (quoique très agréables) il lui était impossible de tenter une discussion avec son double. Malgré tout, cela lui avait permis d'apprendre enfin comment Tosh et Owen avaient disparu, et de réaliser l'horreur de ces quelques jours où il avait été absent. Le sacrifice d'Owen, l'agonie de Tosh, la vengeance de Grey, l'enterrement de Jack, et puis la rage et l’impuissance de Ianto-le-double qu'il comprenait si bien, tout comme il comprenait sa douleur actuelle, et sa colère envers lui.
Chaque fois que son double entrouvrait une porte, il s’efforçait d’en profiter pour saisir tous les détails qu’il voyait, sentait et percevait de l’autre monde. Il y avait toujours des indices permettant d’identifier un monde parallèle : un président différent, une guerre qui n’avait jamais eu lieu, un pays qui n’avait jamais existé ou qui, au contraire, semblait unique… il suffisait ensuite de recouper ces informations avec la banque de données du CM, et…
Si seulement ça pouvait être aussi simple ! Après les heures passées, sur la pause de midi et le soir, à éplucher toutes les bases de données, Ianto se laissait parfois aller au désespoir. Peut-être serait-ce plus simple d'abandonner, tout simplement, et de laisser le hasard (ou le destin) faire son œuvre.
— Pourquoi tu ne participerais pas aux missions d'exploration avec nous ? Tu pourrais demander ton affectation, proposa un jour Malik, l'amant occasionnel d'Andy, après une nouvelle séance de recherche qui s'était révélée infructueuse et s’était terminé autour d’une pinte au Café d’En Bas.
Ianto leva un sourcil intrigué, et Angie vint immédiatement à son secours.
— Plusieurs cellules du service actif sont dévolues uniquement à l'exploration de nouveaux mondes. Tu sais ? Quand on nous donne un paquet de données brutes à intégrer dans la banque pour avant-hier, et que ça nous prend des plombes parce qu'ils ne sont pas fichus de nous préparer les fichiers correctement. Ben c'est eux !
Andy, qui avait passé un bras protecteur autour des épaules larges de son compagnon, la fusilla du regard et, l'air innocent, elle lui renvoya un « ben quoi ? » muet qui arracha un demi-sourire à Ianto.
— Anyway, continua Malik en faisant mine d'ignorer la pique. Si ça se trouve, ton monde, là, il n'est tout bêtement pas encore répertorié. On part en mission d'exploration une fois par semestre environ, et on épluche entre cinq et dix mondes par mission. On collecte l'histoire, les points sensibles, les organisations et gouvernements importants, et on liste toutes les personnes influentes qui pourraient faire de bons contacts, ou même de nouveaux agents pour le Royaume. Si tu nous accompagnes, tu pourrais essayer de dégotter Torchwood toi-même…
Songeur, Ianto plongea le nez dans sa bière. C’était une alternative intéressante, et sans doute moins pénible que les milliards de données qu’il lui restait à décortiquer, mais…
— Je sais pas, murmura-t-il enfin, presque pour lui-même. Je vais rester au Royaume pour le moment, je crois. Plus tard, peut-être…
Il coula son regard vers Angie qui lui renvoya un sourire compatissant. Elle seule pouvait comprendre les tourments qui l’assaillaient en ce moment, et il n’avait pas envie de s’étendre sur le sujet.
Il s’écoula plusieurs semaines avant que l'autre accepte de le laisser revenir dans son existence. Puis, une nuit, sans crier gare, Ianto se retrouva à nouveau dans son esprit, aussi naturellement que la toute première fois. Il se laissa un instant porter, puisant dans les souvenirs de Ianto-le-double pour rattraper ce qu’il avait manqué. Quelques temps plus tôt, l’équipe (composée maintenant uniquement de Jack, Gwen et lui) avait reçu un appel de Martha Jones, provenant de Suisse. Ils s’étaient envolé pour le CERN, avaient enquêté sur des alien dévoreurs de neutrons, avaient risqué leurs vies, encore une fois. À présent, l’autre Ianto était de retour au Hub, attablé autour d’une pizza, plaisantant avec Gwen et Rhys, qui s’était invité pour l’occasion, et rougissant d’une blague salace de Jack. Tapi dans un coin de son esprit, Ianto-le-rêveur savoura pleinement le bonheur d’être de retour dans ce quotidien. Bien sûr, Tosh et Owen n’étaient plus là, mais…
« S’il te plaît, n’y pense pas. C’est assez dur comme ça. »
Ianto-le-rêveur sursauta, surpris de la pensée de son double, qui s’adressait directement à lui. Puis l’autre répondit à un commentaire de Rhys et il se tint coi, attendant un moment plus propice pour converser avec lui. Il avait réussi à l’éjecter de son esprit, et maintenant il parvenait à communiquer avec lui simplement par la pensée… Quelle serait la prochaine étape ? Arriverait-il à trouver un moyen de l’amener dans son monde ?
Ce n’est que bien plus tard, dans l’obscurité du bunker sous le bureau, alors que le capitaine dormait profondément à ses côtés, qu’il obtint la réponse de son double.
« Pourquoi ferais-je ça ? Tu es… tu es amoureux de Jack, toi aussi. »
Il y avait dans cette constatation un mélange de tristesse, de rancune contenue et d’une pointe de résignation. Ianto-le-rêveur ne répondit pas. Pourquoi le nier ? Il comprenait la jalousie de son double. Il éprouvait la même chose.
« C’est pour ça que tu m’as éloigné de toi durant si longtemps ? »
« J’étais en colère. Et en deuil. Je n’avais pas envie de t’avoir dans mes pattes. Ou plutôt dans mon cerveau. »
« Et maintenant ? »
« Maintenant, je pense qu’il faut qu’on en parle. Peut-être que si tu avais été avec moi dans le tunnel du CERN, tu aurais pu repousser cette… chose loin de moi. »
Ianto-le-rêveur acquiesça mentalement. Là-bas, Ianto-le-double s’était laissé bercer par les voix insidieuses de Tosh, d’Owen et de Lisa, imitées à la perfection par l’alien qui s'était infiltré dans son esprit. Sans l’aide de Gwen et de Martha, il aurait pu y rester.
« Mais, continua l’autre, quand je suis avec Jack… ce n’est pas bien. Et j’ai beau trouver le moyen de te repousser, tu débarques toujours quand je suis le plus vulnérable. C’est impossible de se débarrasser de toi, tu es pire qu’un virus ! »
L’allusion frappa Ianto-le-rêveur comme un coup de fouet.
« Je ne voulais pas… ce n’est… »
— …pas ta faute, je sais !
Sans le vouloir, l’autre avait parlé tout haut. Il ferma les yeux, se mordit une lèvre et jura silencieusement. Dans le silence du bunker, les deux Ianto espérèrent n’avoir pas réveillé Jack. Espoir vain, évidemment.
— Qu’est-ce qui n’est pas la faute de qui, Ianto ? demanda une voix douce et grave dans son dos.
Un autre juron silencieux, et Ianto-le-double se retourna doucement.
– Ce n’est rien. Un mauvais rêve, c’est tout.
Les yeux bleus du capitaine le fixèrent un instant, comme pour sonder son esprit.
— Ça fait déjà un moment que je suis réveillé, Ianto. Tu n’étais pas en train de dormir. Ou alors tu es somnambule et tu me l’as caché durant tout ce temps. C'est l'autre voix, n'est-ce-pas ? Dans ta tête… Je croyais que tu t'en étais débarrassé…
Dans les profondeurs de ses draps, Ianto-le-rêveur eut un instant de panique, et son cœur s'accéléra.
Il ne veut pas de moi… Il va me chasser…
Et puis, tandis qu'ils contemplaient, tous les deux, les traits sévères et anxieux de Jack, Ianto comprit une chose.
Son Imagineur n'avait pas besoin de sa protection. « Bien sûr que non, puisqu'il est immortel ! » lui rappela cyniquement Ianto-le-double. C'était vrai, mais il y avait autre chose. Jack était lui-même un protecteur, à sa façon. Ça se voyait dans la façon qu'il avait de couver l'autre Ianto du regard, ça se ressentait au plus profond de lui. Aussi forte que soit son envie (son besoin) de le rejoindre et de le protéger, le Gardefé réalisa soudain que, non, son Imagineur ne voudrait pas de lui. Il aurait pitié, peut-être, il chercherait une explication, sans doute, mais il ne le laisserait pas atteindre son cœur.
Parce que son cœur appartenait déjà à un autre — à des milliers d'autres.
Et qu'il lui était impossible de le partager avec une créature aussi étrange et merveilleuse qu'un Gardefé.
Oh…
D'accord.
— Ianto, parle-moi !
La voix de Jack le tira de sa réflexion, et ils reportèrent tous deux leur attention sur l'homme torse nu qui se tenait devant eux, à moitié relevé sur ses coudes.
« Dis-lui. »
— Est-ce que l'autre est revenu ? Ianto, on ne sait pas ce que c'est, ce peut être dangereux, tu…
« Dis-lui… »
— Il ne viendra plus, assura l'autre Ianto avec calme (et, tiens ? une pointe de regrets, aussi). Quelque soit sa nature, il a compris quelque chose, ce soir.
« Je m’en vais. »
— Quoi donc ? demanda Jack, curieux, en se redressant un peu plus dans le lit.
Ianto-le-double sourit tristement, et, plongeant son regard dans les yeux bleus de son capitaine, dit avec calme et sincérité :
— Il a compris qu’il n’y avait pas de place pour lui ici.
« Je renonce. »