La déflagration percuta l’obscurité neigeuse en un cri silencieux. L’énergie enchantée se concentra autour de Keina. Debout au cœur du cyclone qui nimbait la nuit d’une aura olivâtre, la silfine se détacha du monde qui l’environnait.
— Keina, tu dois contrôler ton esprit ! hurla quelqu’un.
Elle tourna la tête, mais ne distingua rien dans le maelström qui la ceinturait. Une main trancha le rideau et se saisit de son poignet pour l’en extraire. Elle grogna, comme sous l’emprise d’une drogue aux effets lénitifs. À l’instant où elle sortit du cocon, la magie s’éteignit en douceur, n’abandonnant dans l’atmosphère qu’un arôme soufré et quelques traînées verdâtres qui sinuaient entre les flocons.
Profitant de sa torpeur, Luni la tira sans ménagement vers l’automobile que Mary, d’un coup de manivelle, venait de démarrer. Lynn l’attendait sur le siège conducteur, le visage barbouillé de terre ensanglantée. En la voyant en si piteux état, le cœur de Keina se serra. Son amie la rassura d’un sourire.
— Je lui ai fait son sort, à cette vieille chouette, fanfaronna-t-elle alors que le véhicule s’ébranlait sur les pavés.
Keina s’accrocha à l’épaule de Luni tandis qu’il la hissait sur le fauteuil passager. À présent que l’énergie magique circulait dans ses veines, elle brûlait de rejoindre le champ de bataille, d’en découdre avec Nephir ! Elle jeta un regard suppliant à Lynn, qui fixait le sien sur la route illuminée.
Le Passage s’était ouvert au milieu de la chaussée. L’automobile accéléra, les dirigeant en plein cœur de l’anneau verdoyant. Mary s’était perchée à l’arrière, une main posée sur sa charlotte de dentelle blanche qui dansait, grisée par la vitesse. Lancée à leur poursuite, Nephir chevauchait un Kelpie aux naseaux incandescents. Esteban s’était juché sur une Georgianna plus hideuse que jamais, grotesque croisement entre un Grand-Duc et une Harpie drapée de rouge. Lorsqu’elle plana au-dessus de Luni, celui-ci en profita pour s’accrocher à l’une des serres.
— Une épée. Il me faut une épée, murmura Keina, ses doigts arrimés au cuir de son siège.
Lynn ne lui répondit pas, menant sa Mercedes à un train d’enfer pour échapper aux Imaginaires qui surgissaient de toute part. Une créature au visage simiesque bondit sur le marchepied. Mary chassa l’importun d’une salve de verdure.
— Votre magie, mademoiselle ! cria l’alfine à son oreille. Servez-vous-en !
Keina acquiesça. Elle invoqua au creux de ses mains les particules enchantées. Dans son désir ardent de se défendre, elle prit à peine le temps de se concentrer : sur ses genoux, les corpuscules formaient déjà une rapière au tranchant acéré. Elle releva la tête, paupières closes. Avec un vrombissement infernal, l’automobile s’engouffra dans le Passage, piloté par une Lynn plus décidée que jamais, son menton pointu enfoncé dans le volant.
La Mercedes déchira la quiétude nocturne de la Traverse. L’épée au poing, Keina se retourna. Les Alfs surgissaient un à un du voile de magie, en un cortège carnavalesque qu’elle crut tout droit sorti d’un triptyque de Jérôme Bosch.
— Arrête-toi, hurla-t-elle à son amie. Nous ne pouvons pas les faire entrer au Royaume !
— Ne t’inquiète pas, lui répondit Lynn sans dévier son regard, les portes de la Trouée se refermeront sur les intrus.
Cela n’avait rien de réconfortant pour la silfine. À l’idée de laisser Luni, Ekaterina, Caledon et même Erich aux prises avec Nephir et ses lieutenants, un frisson l’ébranla jusqu’à la racine des cheveux. Le Kelpie chevauché par la sorcière se cabra devant les roues du véhicule, obligeant Lynn à exécuter un tête-à-queue maladroit au bord du précipice. Dans un geste désespéré, elle actionna le levier des freins. Le crissement des pneus résonna dans la nuit. L’arrêt brutal de l’automobile projeta les trois occupantes à terre ; elles basculèrent dans la boue neigeuse de la Traverse.
Keina se releva avec plus de peur que de mal. Autour d’elle, les combats s’intensifièrent à mesure que les retardataires franchissaient le Passage. Lorsque Nephir surgit de nulle part pour l’affronter en duel, elle esquiva sa botte, dotée d’une énergie nouvelle. Enfin, elle trouvait le moyen de se battre face à celle qui lui avait volé sa vie, son enfance et sa famille !
Elle riva son attention sur elle, s’efforçant de combler son manque de technique en parant toutes les attaques. Elle esquissa un dégagement, perdit l’équilibre sous l’afflux de magie qu’elle n’arrivait guère à maîtriser tout à fait, et contra in extremis une fente adroite de la sorcière. Elle glissa sur la terre glacée de la chaussée.
— Cette scène ne t’est-elle guère familière ? lui susurra Nephir, avec sur le visage la certitude de sa victoire.
Keina se déroba de justesse et reprit sa position défensive. Elle évita un coup d’estoc.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Voyons, as-tu tout oublié, petit oiseau ? Ce n’est pourtant pas la première fois que tu me rencontres sur cette Traverse. Souviens-toi, il y a treize ans…
Déstabilisée par le rictus narquois de son ennemie, la silfine manqua une parade et répliqua gauchement. Elle coula son regard vers les autres combattants. Dans le chaos ambiant, Esteban et Luni se battaient avec acharnement. Mary et Lynn s’étaient liguées contre Georgianna, qui montrait peu à peu des signes de faiblesse. Soudain, les bribes de ses cauchemars refirent surface dans son esprit.
(La route défile, défile, défile. On l’emmène loin d’ici.
Les elfides se sont arrêtées subitement.
Cris, mouvements, douleur.
Les épées tintent autour d’elle.
Elle court pour échapper à ce froid, pour échapper à la mort qui lui sourit.
Elle court, elle trébuche.
Les nuages au-dessous d’elle, ses doigts menus qui glissent le long des pierres froides.
Elle va tomber, elle va mourir, elle le sait. La voix le lui a dit au creux de son oreille, mais elle refuse de l’écouter. Et elle crie, elle crie…)
Ses yeux s’écarquillèrent tandis que la scène émergeait de la brume opaque de sa mémoire.
— Treize ans, murmura-t-elle, baissant sa garde. Lorsque mes tuteurs m’ont emmenée chez les Richardson.
Nephir en profita pour l’assaillir. Un filament de magie dévia son impact, n’entamant que le coton épais de la cape prêtée par Mary. Ce coup de taille ranima Keina. Elle riposta.
— Évidemment, je n’étais pas présente ce jour-là, continua son adversaire, rompant la mesure. J’ai manipulé une image de moi afin de déstabiliser votre petite équipée. Cela a remarquablement bien fonctionné. Vos elfides se sont engagées dans la mauvaise voie et ont atterri dans le monde que j’avais créé à ton intention. N’est-ce pas merveilleux, tout ce que l’on peut accomplir avec l’Imagination ?
Galvanisée par son discours, Nephir dansa au gré de ses feintes, esquivant les longs rubans de magie qui enveloppaient Keina. Sa robe de taffetas scintillait sur la Traverse baignée de clair-obscur. Fatiguée, irritée, la silfine porta une attaque de dernier recours, se heurta à l’une de ses propres filandres d’énergie, glissa dans la neige sale de l’accotement et laissa échapper sa rapière.
En quelques enjambées, Nephir la domina, sa lame à l’éclat tranchant prête à l’embrocher. In extremis, Keina fit une roulade qui l’approcha dangereusement du précipice, et, couchée sur le dos, lut une hésitation fugace sillonner les traits de l’Asiatique.
Elle ne veut pas me tuer, pas tout de suite, réalisa-t-elle. Elle bascula son regard vers l’abîme. Ce n’était pas la première fois qu’elle contemplait ainsi les nuages qui tapissaient le vide. Elle n'avait que sept ans lorsque, trébuchant pour fuir une illusion, elle s’était accrochée aux rochers lisses et abrupts de la Traverse.
Rassure-toi, petit oiseau, ton heure n’est pas venue. Allons, prends ma main. À quoi servirait ton sacrifice ? Tu n’es pas encore prête. Un jour nous nous rencontrerons de nouveau.
Keina se souvenait, aussi clairement que s’ils avaient été prononcés la veille, des mots que l’image de Nephir avait proférés pour l’engager à remonter, juste avant que Luni ne l’efface d’un coup d’épée et ne lui tende un bras secourable.
Elle abaissa les paupières, laissant les sons et les odeurs parvenir jusqu’à elle. Des sabots, des paroles autoritaires, un relent de soufre de plus en plus prégnant. La cavalerie du Royaume arrivait en renfort. L’une des Reines, sinon les deux, galopait à sa tête. Nephir allait-elle se battre contre une armée entière ?
Elle se ranima et vit la silhouette féline de l’Asiatique s’approcher, refusant de s’enfuir sans sa prisonnière. Soudain, ses pensées s’éclaircirent, habitées par une idée nouvelle. Elle se remémora le délire fiévreux dans lequel l’avait plongée sa tentative de fuite. Un sourire furtif habilla ses lèvres bleuies par le froid.
Il ne te reste plus que la mort. La mort que tous escomptent : ton sacrifice. Tu te tueras et rejoindras ta mère, et ton père, et tous les Silfes tombés au combat, qui t’attendent là-haut et qui savent que Nephir ne sera jamais la Briseuse… parce que je m’y opposerai, chuchota sous son crâne une voix inconnue.
Elle planta ses pupilles dans les yeux noirs de son ennemie et comprit ce qu’elle avait à faire. Elle ne craignait plus le vide à présent. Luni surgit un peu plus loin, cria son nom : Nana ! Elle n’y prêta aucune attention.
Elle se redressa face au gouffre, lança un dernier regard vers son amour et, sans que rien justifiât son geste, bascula en avant.