Toute chose dans l’univers sembla se figer dans le temps et dans l’espace, comme la coda d’une symphonie, avant l’allegretto du deuxième mouvement. Comme un funambule qui, parvenu au milieu de son parcours, tressaille un instant avant de rétablir son équilibre.
Keina sombrait, suspendue entre la vie et la mort.
Alors, c’était ainsi que son histoire se terminait ? Avalée par l’océan de nuages opaques qui bordait le Royaume ? En guise de réponse, un brouillard froid et gluant s’amassa autour de ses jupes et l’emmitoufla dans un cocon de glace. Cela lui parut durer un temps infini.
Soudain, elle s’enfonça dans une matrice floconneuse qui amortit sa chute. Une main fine lui attrapa le bras.
— Keina, grimpe derrière moi ! fit une voix qu’elle ne connaissait pas.
Elle ouvrit les yeux. Elle flottait. Non, elle volait ! Les nuages se déchiraient autour d'elle. Une elfide l’avait accueillie dans sa bulle protectrice. Ses sabots frappaient l’air silencieusement. Elle sentit dans son dos le frou-frou soyeux d’une aile qui ondulait.
Les rouages de son cerveau se remirent en marche, en même temps que le monde autour d’elle. De sa main libre, elle agrippa la croupe et, aidée de la magie, se hissa derrière celle qui dirigeait la monture. Tandis qu’elle enlaçait un buste inconnu pour stabiliser son assise, des idées farfelues gagnèrent ses pensées. Elle déglutit, incapable d’éclaircir le magma qui empâtait son esprit. Une douleur sourde martelait ses tempes. Suis-je sous l’emprise d’une nouvelle drogue de la sorcière ? Ai-je atterri dans les Limbes ?
Après un long vol au-dessus des nuées, l’elfide se posa en douceur sur un parterre duveteux et s’ébroua, comme pour inviter les deux cavalières à descendre.
Keina mit un pied à terre et fit quelques pas, désorientée.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle à voix haute.
Ses cordes vocales, rocailleuses et mal assurées, lui parurent n’avoir servi depuis des lustres. Un ouragan affolé se logea dans son giron.
— Keina, comme tu m’as manquée ! Je suis si heureuse de te revoir !
Tout à coup, le cœur de la silfine s’emballa, réveillant sa conscience engourdie.
— Livie ? Est-ce que c’est toi ?
Une seconde, elle crut sentir l’étreinte chaude de son amie ; une larme cilla dans sa vision. Une seconde, puis elle réalisa que ce n’était ni sa voix, ni son accent, ni sa façon de respirer d’ordinaire, calmement, profondément, avec cette paisible assurance qui l’avait toujours réconfortée. Non, de ses lèvres s’évadait un souffle rapide, entrecoupé de hoquets.
L’inconnue s’écarta. Elle paraissait du même âge, peut-être un peu plus jeune ; à moins que cette impression lui vînt de ses yeux verts aux paupières bouffies par le chagrin. Une auréole de cheveux châtains, un peu plus sombres que les siens, bordait sa figure. Par-dessus son corsage carmin, un pendentif argenté miroitait dans l’obscurité brumeuse.
Elle porta une main à son visage et sécha ses joues pâles. Elle semblait si fragile, si fatiguée aussi dans sa mise de paysanne aux couleurs vives, que Keina sentit une vague d’affection gonfler son cœur jusqu’à le faire éclater. Était-ce l’épuisement qui la rendait si confiante ?
— Bien sûr. Tu ne me connais pas encore. Laisse-moi t’observer, Nana ! Que tu es jeune !
Elle dessina un sourire qui souligna ses pommettes et se tut. Keina la regarda sans comprendre. Tout ceci ne pouvait être réel !
Autour des deux filles, des nues verdâtres dansaient au gré d’un orchestre invisible. L’elfide s’était éloignée vers un carré d’herbe scintillante qu’elle broutait nonchalamment. Troublée, l’inconnue tira gauchement sur sa jupe de lin bleu. Keina remarqua à nouveau le pendentif accroché à son cou : un médaillon, au centre duquel une louve stylisée allaitait son petit.
— Je m’appelle Beve. Je suis… Tu le sauras bien assez tôt. C’est à cause du Solitaire. Il m’a dit que je devais te sauver. Oh ! J’ignore pourquoi je l’ai écouté ! Il s’est servi de nous, une fois de plus. Il a manipulé ton esprit pour t’inciter à sauter. Tu m’avais pourtant prévenue. Mais je voulais tant te revoir ! Keina, tu ne dois pas te sacrifier pour moi ! La Mémoire… c’est en train de me détruire. Tu peux pas me sauver, tu… tu… tu saisis ?
Les sanglots rendaient son élocution difficile, et elle trébucha plusieurs fois sur ses mots. Malgré tout, Keina l’écouta, bouche bée.
— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle enfin. Où sommes-nous ? Suis-je en train d’halluciner ? Qui est le Solitaire ? Est-ce que nous nous connaissons ?
— Nous sommes sur le fil de la magie, répondit Beve, éludant les autres questions. Je remonte la Mémoire, comme tu l’as fait avant moi lors de ton sacrifice. Je dois te retrouver, Keina, et te ramener avec moi ! (Elle s’avança vers elle et agrippa son poignet d’un geste implorant.) La légende de la Briseuse… tu y croyais. Je veux comprendre ce qu’il y a à l’autre bout qui t’a convaincue que ça en valait la peine. (Beve lâcha son emprise et recomposa un sourire un peu triste.) Luni… Je sais que vous deux, ça n’a jamais été facile, mais… il a cessé de vivre quand tu… Je ne devrais pas t’en parler. Le Solitaire me l’a défendu. Mais peut-être que ça changera quelque chose. La Mémoire n’est pas inflexible !
Soudain, Keina sut qui se tenait en face d’elle. Des voix multiples remontèrent à la surface et entamèrent une valse douloureuse dans son cerveau.
(je te parle de ton sacrifice)
(la magie, celle que tu devras transmettre à la Briseuse)
(tu es celle qui annonce)
(elle arrive, la Briseuse…)
Oh oui, elle était arrivée. Elle se tenait devant elle, matérialisée en une jeune fille frêle et rougissante. Beve. La Briseuse.
Les yeux à nouveau embués, Beve désigna du menton le carré d’herbe où son elfide se ravitaillait.
— Je dois te laisser, mais je ne renoncerai pas. Je veux voir ce qu’il y avait avant la Mémoire. Je veux me débarrasser du mal qui me dévore depuis que tu es morte. Je veux te ressusciter.
La magie s’éleva entre les deux filles, formant un rempart infranchissable. Les lèvres de Beve continuèrent à bouger, mais sa voix se mua en un murmure inaudible. De guerre lasse, elle mima un au-revoir timide, grimpa sur sa monture et s’effaça dans le néant silencieux.
Keina songea au chat du Cheshire et l’incongruité de cette ressemblance la fit sourire sans raison. Se prenant soudain pour une Alice à la logique vacillante, elle releva ses jupes déchirées et s’engagea vers l’herbe scintillante.
Elle atteignit l’orée d’une caverne au seuil matelassé de neige. Elle leva le nez et constata avec surprise qu’une aube timide dévoilait ça et là les contours de la falaise. De la Briseuse, nulle trace ne subsistait.
Soudain, une vive lassitude se déversa en elle. La bataille de la Traverse, sa chute, Nephir, Pierre, Lynn, Luni, Mary, Beve et la Mémoire… les événements de la soirée se dépossédaient de leur substance, se détachaient d’elle comme des souvenirs qui ne lui appartenaient pas.
Elle avait perdu le compte des heures. Sa dernière nuit de sommeil remontait à un siècle au moins. La lumière du jour heurtait sa rétine. Elle cligna, hésitant quelques instants sur cet îlot de fortune. Son corps eut bientôt raison d’elle. Terrassée par la fatigue et les émotions, elle dévala la pente caillouteuse de la grotte avec la laxité d’une poupée de chiffon.
Un courant d’air caressa l’une de ses joues. Elle entrouvrit les paupières, crut distinguer au fond de l’obscure cavité une silhouette lupine aux yeux espiègles, et les referma, convaincue d’être la proie d’une illusion de plus.
La chaleur d’une lampe lui lécha le visage. Elle grogna. On la tirait sans ménagement vers le bas, sans doute au plus profond de l’antre. Ronchonnement, de nouveau. Ne pouvait-on la laisser en paix ? À nouveau, une lueur flammée taquina l’intérieur de ses pupilles. Elle papillonna. On força le barrage de ses lèvres pour y introduire un goulot. Un liquide douçâtre se répandit sur sa langue. Elle l’avala avec difficulté. Reposa sa nuque sur la main noueuse qu’on avait placée sous elle.
La potion la plongea dans une torpeur apaisante. La douleur sous son crâne s’atténua jusqu’à s’effacer tout à fait. Elle s’abandonna, la tête contre une pèlerine mouillée, et s’endormit pour de bon.
La première chose qu’elle vit lorsqu’elle s’éveilla fut la flamme d’une lanterne qui dansait dans l’obscurité. Puis, à mesure qu’elle s’habituait aux ombres, son champ de vision s’élargit. Par-dessus la lumière, elle distingua enfin son sauveur : un grand Noir au visage grêle et aux tempes grisonnantes. Attentif à chacun de ses gestes, il rivait sur elle un regard étincelant, dont la jeunesse contrastait avec les rides qui l’encadraient. Une idée incongrue surgit dans son esprit. Avec difficulté, elle se redressa sur sa couche de fortune.
— Vous êtes le Solitaire, souffla-t-elle en premier lieu, comme une évidence. Puis : Est-ce vous qui m’avez parlé de mon sacrifice, le jour où je me suis perdue dans les sous-sols du Royaume ?
Pourquoi songeait-elle à ça maintenant ? Elle sursauta lorsque l’inconnu lui répondit.
— Oui. Et non.
Sa voix, grave et profonde, résonna en écho sur les parois de la caverne, qui parut tout à coup à Keina plus vaste qu’elle ne l’aurait cru. Elle palpa le sol et sentit sous elle une couverture rêche. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé depuis qu’elle avait quitté Beve, mais ce sommeil impromptu lui avait fait du bien. À moins que l’amélioration de son état ne fût le résultat du breuvage qu’elle avait avalé.
— Je suis le Solitaire, et c’est la première fois que tu me rencontres, silfine, ajouta-t-il posément.
— Pourtant, vous m’avez poussée à sauter. Que me voulez-vous ? J’en ai assez d’être ballottée d’un endroit à l’autre comme une marionnette. Je désirais juste me battre contre Nephir. Elle a détruit ma vie, vous savez.
— Je sais.
Keina fronça les sourcils.
— Qui êtes-vous réellement, au nom des Onze ?
— Je suis le Solitaire, celui qui a décidé de se soustraire à l’Histoire. Je suis le douzième.
Elle soupira, comprenant enfin.
— Vous êtes un Mage.
— Douze est le chiffre des magiciens, répondit-il avec douceur.
— Vous êtes encore plus énigmatique que Mirddin. Pourquoi ne siégez-vous pas avec les autres ? Ils vous ont banni ? Vous êtes un révoqué ?
Il dessina un sourire fugace qui accentua la jeunesse de son regard.
— Je me suis révoqué tout seul, en quelque sorte. Je suis au service de la Mémoire. Le multivers est corrompu. C’est le Royaume qui déverse cette corruption à travers les mondes. Je sais ce qui a eu lieu, ce qui est à venir. La Briseuse m’apporte son aide, et j’espère que tu me rejoindras à ton tour. À la fin et au commencement, nous devrons nous unir et nous battre.
Une haine tenace, proportionnelle à l’amour qu’elle avait immédiatement porté à Beve, gonfla dans le cœur de Keina. Qui était-il pour la manipuler ainsi ? Pour décider de son destin aussi impunément ?
— Nous battre ? Contre qui ? demanda-t-elle effrontément.
— L’Avaleur de Mémoire.
— Encore lui ? Qui est-ce ? Oh, peu importe ! Vos histoires ne me concernent pas. Je désire simplement que Nephir paie pour ce qu’elle m’a fait.
Tâtonnant la paroi humide pour se guider, Keina se remit péniblement debout. Le Solitaire se déplia à son tour. Sa silhouette la domina entièrement, immense et osseuse comme un Baron Samedi.
— L’Avaleur de Mémoire manipule Nephir, fit-il remarquer.
Nullement impressionnée par sa carrure, elle leva sur lui ses yeux noisette.
— Tout comme vous comptez me manipuler, n’est-ce pas ?
— Exact, répliqua-t-il, la commissure de ses lèvres relevée dans un sourire narquois. Suis-moi, silfine. Je dois te montrer quelque chose.
Il se détourna, emportant avec lui la seule source de lumière. Keina se mordit l’intérieur de la joue. Si elle voulait avoir la moindre chance de revoir le soleil un jour, elle ne devait pas le perdre d’une semelle. Elle glissa la couverture miteuse sur ses épaules et lui emboîta le pas.
Silencieux, ils longèrent un mur concave aux aspérités ruisselantes et glacées. Un relent de mousses et de fougères se mêlait à la puanteur du soufre qui s’accentuait à mesure qu’ils avançaient.
— Où allons-nous ? l’interrogea-t-elle enfin.
— Contempler le cœur du Royaume, déclara le grand Noir sans se retourner. Que sais-tu de la Mémoire, silfine ?
La question trouva un écho désagréable en elle. Mirddin lui avait demandé la même chose. Mémoire, Mémoire, Mémoire… Depuis, ce mot s’était infiltré partout, ad nauseam. Néanmoins, elle se força à répondre.
— C’est ainsi que l’on appelle la magie du Royaume, récita-t-elle, se souvenant des paroles de Nephir.
— Et tu es celle qui l’attire. Sais-tu pourquoi ?
Il s’arrêta pour descendre vers elle un regard perçant, inquisiteur, qui attendait une explication précise. Keina réfléchit un instant. La réponse lui vint naturellement.
— Parce qu’elle porte mon empreinte.
Avec un hochement de tête qui exprimait sa satisfaction, le Solitaire se remit en marche.
— Tu es intelligente, silfine. Plus que je ne l’aurais cru.
Keina darda sur sa nuque un œil mauvais. Au bout de quelques minutes, il continua :
— Mais la Mémoire est bien plus que cela. Comme l’Imagination, elle est le produit de la Pierre. Si, à l’extérieur, l’une prend toujours le pas sur l’autre, au sein du Royaume, les deux forces s’attirent et se repoussent, créant un état de tension constante. Vous, les Silfes, êtes le résultat de l’union des deux essences. Ils pensaient que vous formeriez le point d’équilibre parfait. Ils avaient tort, évidemment. Vous avez rompu l’équilibre ; cela devait se produire. Votre esprit n’était pas assez fort pour soutenir la tension. Les Silfes sont bien trop humains. Nous y voilà !
Ils débouchèrent dans une salle aux mille reflets de jade. Keina plissa les paupières et le nez. La clarté tranchait les ténèbres et le parfum prégnant de la magie s’infiltrait jusque dans les fibres de ses vêtements déchirés. Lorsqu’elle fut habituée aux deux, elle leva le menton.
Ses yeux se posèrent sur un minéral, à peine plus gros qu’un œuf d’autruche, qui lévitait au centre de la grotte, au-dessus d’une crevasse de quatre pieds de large. Un amalgame d’eau et de magie en jaillissait et s'enroulait autour de lui avant de s’engouffrer en hélice dans une cheminée qui crevait la voûte de la caverne. L’ensemble lui conférait l’aspect d’un fuseau en perpétuel mouvement.
La pierre avait été brisée par une courte épée, toujours fichée à son sommet. À cet endroit, l’énergie magique se concentrait avec une telle force qu’elle devenait presque noire. Les craquelures s’étaient polies au fil du temps. Cependant, Keina distingua autour de la lame les emplacements en étoile de cinq fragments manquants.
De fines gouttelettes d’eau et de magie, en suspension dans la salle, se déposèrent sur ses cils. Elle passa sa main sur ses paupières, puis, machinalement, la tendit en direction du phénomène. Aussitôt, les particules rompirent l’harmonie du tourbillon pour se précipiter sur elle. Affolée, elle laissa choir la couverture qui lui servait de châle et se recula vers le Solitaire.
— Fais attention, silfine ! s’exclama-t-il d’un ton moqueur. Tu sembles oublier que tu attires la magie.
— Qu’est-ce que c’est ? Où sommes-nous exactement ? demanda Keina.
— Nous sommes en dessous du Château, à la source même de la Rivière du Milieu, là où les deux ailes se rejoignent. Et ce que tu vois devant toi est la Pierre Brisée, d’où s’écoulent la Mémoire et l’Imagination.
— Beve… la Briseuse m’a dit qu’elle remontait la Mémoire, et que je l’avais fait avant elle. Comment est-ce possible ? Comment peut-on remonter le cours de la magie ?
— Tu poses une bonne question, silfine. Vous êtes les seules à le pouvoir, car la Mémoire porte ton empreinte, et que tu le lui as transmis. La magie du Royaume et le temps qui s’y écoule sont liés. Remonte le fil de la Mémoire, et tu remonteras le cycle jusqu’à son début, jusqu’au moment où la Pierre s’est brisée. Tel est le destin de la Briseuse : accomplir ce qui est déjà, afin que l’équilibre soit préservé. Grâce à elle, le cycle de la Louve sera achevé. Alors seulement, à la fin et au commencement, la guerre éclatera. Tu dois t’y préparer, silfine, comme nous tous.
Keina poussa un soupir exaspéré.
— À quoi bon, puisque je vais mourir ? J’ai rencontré la Briseuse, je connais le sort qui m’est réservé. Si tout ceci doit se produire, alors, je ne serai plus là pour le vivre. L’Alf avait raison à mon sujet : je ne suis qu’une parenthèse dans cette histoire.
— Je suis bien aise de constater que l’on se souvient de nos paroles, répondit une voix au cœur des ténèbres.