Chapitre 26 : L’autre camp.
Donovan et Thibault avaient retrouvé Zoë devant l’ancienne cellule de Thibault. La jeune fille, en larmes, avait sauté au cou de son frère, qui s’était immédiatement excusé de s’être enfui. Mais il n’avait pas dit ce qu’il avait fait. Donovan avait raison. Il ne supporterait pas de lui faire porter la responsabilité de l’avoir libéré de sa cellule, et de ce que cela avait engendré par la suite.
Tobias aussi était présent. Zoë l’avait contacté alors qu’elle cherchait ses frères, et lui avait répété ce que Phoebus avait révélé à Thibault. L’ancien majordome du palais impérial avait décidé de se joindre à eux dans leur fuite sans la moindre hésitation et Thibault ne put que remarquer l’expression déterminée de son visage.
Tandis qu’ils parcouraient les couloirs de la base, il avait indiqué que les explosifs ne pouvaient sûrement pas être activés depuis le Septième, car c’était une technologie hors de portée pour Diane. À ses yeux, la seule solution viable à présent, serait de devancer les troupes que Phoebus dépêcherait sur place, s’il choisissait effectivement de mettre son plan à exécution. Mais il faudrait être rapide, et il n’était pas exclu qu’il y ait déjà du monde sur place, auprès des explosifs, puisque le meneur de Diane avait des troupes à presque tous les étages de la cité…
***
Les prémices d’un champ de bataille. C’était le spectacle qui attendait Thibault la première fois qu’il remit la tête à l’extérieur. Après le grand escalier qu’ils avaient emprunté pour rejoindre la surface, ils avaient débouché dans un bâtiment aux murs gris, du même béton insipide que lorsqu’ils étaient sous terre. La lumière du jour éclairait à peine son rez-de-chaussée, malgré les immenses fenêtres aux carreaux parfois brisées. Ici pas de soleil. Il ne traversait pas l’épaisse couche de pollution. Et au dehors, dans cette atmosphère inlassablement grise et traversée de nappes de brouillard jaunâtre, on avait érigé des barricades. Des hommes de Diane se tenaient là, qui ne leur prêtèrent aucune attention car s’ils montaient la garde, leurs regards étaient braqués vers les embouchures de rues un peu plus loin.
L’air au dehors était encore plus putride que dans la base. Le visage à moitié dissimulé par des linges, ils avaient aussi recouvert les tatouages à leurs poignets d’un mélange de boue et d’essence, d’eau sale et de pollution – denrées abondantes aux alentours. Il fallait les cacher. Si l’armée du raid les trouvaient, il ne pourrait être bon de les laisser apercevoir les marques.
Alors que Tobias revenait vers eux après avoir fait un repérage rapide de la zone, Thibault l’approcha.
— Je dois monter jusqu’au Sommet. Il faut que je parle à Solène.
Son ancien mentor le scruta, l’air sévère.
— Thibault, il ne sert à rien de jeter de l’huile sur le feu. Je sais que tu en veux à Diane, à cause de ce qui est arrivé à Gabriel mais…
— Non, ce n’est pas ça. Je ne veux pas empirer les choses. Je veux lui parler parce que je pense aussi qu’il faut qu’elle stoppe le raid.
Tobias haussa un sourcil. Son regard s’intensifia. Il le jaugeait, probablement incapable d’être certain que le jeune homme lui disait la vérité.
— Vraiment ? finit-il par murmurer.
— Vraiment. Je sais que Gabriel aurait été contre. Je crois qu’au fond, Solène était contre, et qu’on lui a probablement forcé la main. Elle fait des efforts. Elle a fait beaucoup d’efforts, je te le jure, pour être une bonne impératrice. Je sais qu’elle a seulement besoin de soutien.
Tobias détourna le regard. Il observait les nuages de pollution au loin. Thibault vit sa lèvre trembler et resta interdit.
— Très bien, finit-il par répondre. Je te crois, Thibault. Et je ne te crois pas uniquement parce que j’ai envie de te croire. Je lui fais confiance. Et à toi également. Au fond, j’ai toujours su que sous les apparences, tu étais un bon garçon.
Thibault fronça les sourcils devant la remarque mais Tobias ne lui laissa pas le temps de répondre :
— Depuis le jour où Ajax m’a raconté comment tu étais intervenu pour que Gabriel aussi monte au Sommet, j’ai su qu’il y avait chez toi quelque chose d’intéressant.
Il posa une main ferme sur son épaule et la pressa. Puis il vérifia l’arme qu’il avait emporté avec lui et se détourna de Thibault, dont la douleur s’était ravivée à l’évocation du souvenir.
Son ancien mentor ne lui laissa cependant que peu de temps pour se remettre. Il fit signe à la fratrie Junon et ils quittèrent rapidement les alentours du quartier général. Tobias avait suggéré qu’ils se rendent directement à l’un des passages menant au Sixième, et petit à petit, les barricades se firent moins nombreuses. Ceux de Diane, qu’ils croisaient de temps à autre, supposaient probablement qu’ils n’étaient qu’une autre de leurs escouades et on ne les empêchait pas d’avancer.
Ils avaient dépassé une ultime barricade d’à peine deux cents mètres, quand une série d’explosion retentit avec une force qui fit trembler le sol.
— Qu’est-ce que c’était ?! s’écria Zoë.
Les autres ne répondirent pas. C’était proche. Pourtant le raid n’était censé attaquer qu’au soir tombé. Rebecca avait-elle décidé de lancer les hostilités encore plus vite ?
Thibault posa une main dans le dos de sa sœur pour la pousser à avancer.
Ils approchaient l’un des monte-charges du Septième quand des éclats de voix attirèrent leur attention.
— … vous faufiler discrètement. Évitez les civils autant que possible, ça ferait désordre. Si certains vous semblent agir pour protéger les terroristes, tirez. Rappelez-vous, vous pouvez descendre tous ceux qui portent le tatouage et…
Tobias, en tête du groupe, se retourna lentement vers eux, apposant un doigt sur ses lèvres. Les troupes du raid commençaient à être déployées. Ça n’allait pas tarder. Il désigna une ruelle et les autres approuvèrent et le suivirent. Il fallait s’éloigner de là au plus vite.
Ils empruntèrent une voie détournée, en direction de quartiers plus calmes. Là, très peu de barricades, et pas de trace de la milice de Rebecca. Puis petit à petit, de nouveau les membres de Diane, veillant au grain.
— Qui va là ?
Thibault sentit son pouls accélérer en s’apercevant qu’un homme s’était faufilé derrière eux. Il se retourna lentement, alors que les autres avaient déjà fait volte-face.
— Tobias ? fit l’homme. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je vais au Sixième, indiqua ce dernier d’un ton tranquille.
— Au Sixième ? répéta l’homme, interdit. Pourquoi ça ?
— Faire du repérage. J’ai ma radio pour envoyer des signaux si jamais…
— On a déjà du monde pour ça, répliqua l’homme en les parcourant du regard. Vous avez besoin d’être si nombreux ?
— Visiblement, fit tranquillement Tobias. Il y en a déjà qui commencent à affluer du monte-charge sud, et je n’ai capté aucune information à ce sujet. Et toi ?
L’ombre d’une appréhension passa sur le visage de l’homme. Thibault était rassuré d’être à demi-dissimulé derrière le linge, car il sentait un picotement lui monter aux joues, indiquant qu’il avait pris des couleurs. Il s’efforça de rester calme, et finalement, l’homme haussa les épaules.
— Très bien. Raconte-moi ce que tu as vu exactement le temps que je vous escorte jusqu’au tunnel.
Il passa en tête de leur groupe et les guida à travers la zone où de très nombreux soldats de Diane se trouvaient. Thibault baissait les yeux. Il ne les avait pour l’ensemble jamais rencontrés, mais il appréhendait tout de même qu’on le reconnaisse.
* Biiip.
Thibault se figea, alors que l’homme s’était arrêté et sortait une page de sa veste.
* Code rouge. Recherché en urgence : Th…
Une violente explosion retentit au même moment, coupant le message. C’était proche.
Thibault sentit son corps être parcouru d’une violente montée d’adrénaline. Il ignorait si c’était le message transmis sur la page qui l’avait transi, ou ce vrombissement monumental à une telle proximité.
— On va se débrouiller, Cody, on ne devrait pas rester dans tes pattes dans un moment pareil, lança Tobias en reprenant la marche vers la paroi montagneuse du Septième. J’ai compté une vingtaine de personnes là-bas, mais il est parfaitement possible qu’il y en ait davantage. Prenez soin de vous !
L’homme acquiesça. Il rangea sa page dans sa poche, et après avoir salué Tobias d’un vague hochement de la tête, bifurqua vers une autre ruelle au pas de course.
Thibault échangea un regard angoissé avec Donovan. Zoë ne semblait pas avoir compris, elle. Elle se contentait de courir derrière Tobias, l’air effarée.
Bientôt, ils aperçurent une fente qui creusait la montagne. Tobias y pénétra le premier. Il y avait à peine la place pour un homme adulte d’emprunter le passage. Donovan poussa ensuite Zoë vers le mur, et attrapa Thibault par l’épaule pour le forcer à entrer à son tour, refermant la marche derrière lui. Thibault sentit Zoë attraper sa main et l’entraîner plus encore vers l’avant.
Le passage était sombre et étroit, mais au moins il n’y avait qu’une voie et on ne pouvait s’y perdre. Quelqu’un ignorant qu’il menait plus haut n’aurait probablement pas pu le deviner et aurait fait demi-tour… Thibault aurait volontiers fait demi-tour, lui. Se sentir emprisonné dans la roche était l’une des pires choses qu’il avait jamais vécue. Il abaissa le linge de devant sa figure, alors que leurs respirations se faisaient de plus en plus haletantes, au fur et à mesure que le sol s’élevait en pente. Au bout de ce qui lui parut être une éternité, Thibault parvint de nouveau à distinguer la silhouette de Zoë. Ses mèches blondes relevées en queue de cheval sur sa tête. Il leva les yeux pour observer plus loin, où l’entrée d’une grotte se dessinait peu à peu. C’était de là-bas que provenait la lumière.
Quand ils débouchèrent dans l’espace, un homme se trouvait là, assis seul devant une petite table. Il leva les yeux vers eux et adressa un signe de la main à Tobias qui l’approchait. Puis il observa les autres, et quand son regard rencontra celui de Thibault, ses yeux s’écarquillèrent. Il leva un doigt accusateur dans sa direction, et alors qu’il tendait la main vers la page disposée sur la table devant lui, Tobias le saisit brusquement par la gorge. L’homme suffoqua, tenta de se défaire de la prise, mais Tobias parvint à se saisir d’une sorte de petite fiole dans la poche de sa veste.
— Commencez à grimper ! jeta-t-il à l’attention des trois autres.
Thibault se précipita dans l’escalier qui leur faisait face en tirant Zoë derrière lui. Là, il observa Tobias par-dessus son épaule, qui éclatait la fiole sur le front de son adversaire avant de reculer précipitamment, le nez dans sa manche. L’autre s’effondra et sans perdre une seconde, Tobias accourut vers eux.
Ils grimpèrent les marches aussi rapidement que possible, mais Thibault manqua de se trouver mal. L’air lui faisait plus que jamais défaut. Ce n’était pas seulement dû à l’effort de monter l’escalier… Il revoyait le doigt pointé vers lui. Avaient-ils déjà retrouvé Lison ? Son cœur s’alourdit à la pensée du corps de sa sœur, étendu sur le froid béton de sa chambre. Le terrible sentiment de culpabilité qui l’envahissait ne devenait que plus violent quand il regardait le reste de sa fratrie. Il aurait voulu que Donovan et Zoë ne soient pas là, qu’on ne puisse pas les associer à ses agissements. Mais où auraient-ils pu aller ? Le but du raid était d’anéantir jusqu’au dernier membre de Diane. Ils n'auraient eu nulle part où se cacher.
Dans l’atmosphère suffocante, le temps devenait abstrait. Les cuisses endolories de Thibault, déshabituées à l’effort, lui donnaient l’impression de lutter à chaque nouveau pas. Tobias avançait à bon rythme, lui. Il avait repris la tête du groupe. Zoë ne semblait pas avoir de difficulté à le suivre. Elle haletait beaucoup moins que Thibault, de qui les poumons souffraient de la qualité pauvre de l’air. Elle avait dû s’habituer à vivre ainsi. Elle était beaucoup plus jeune quand la famille Junon avait dégringolé. Donovan, lui, avait aussi la respiration sifflante, mais il poussait Thibault dans le dos de temps à autre, pour le forcer à avancer.
Bientôt, ils aperçurent un palier au-dessus de leur tête, dans le faible éclairage de la grotte. Une porte se situait là, encastrée dans la paroi rocheuse. Ils y firent une halte, pour reprendre leur souffle, et avant que Tobias n’ouvre la porte, il approcha de Thibault et sans un mot, rabattit sa capuche sur ses yeux. Il fit de même avec Donovan puis actionna la poignée.
Cacher les frères Junon. Il ne fallait pas qu’on les reconnaisse. Zoë leur ressemblait moins. Et elle était plus jeune, peut-être les membres de Diane des étages supérieurs ne la connaissaient-ils pas. Il fallait faire confiance à Tobias. Thibault s’efforça de fixer le sol alors qu’il passait la porte.
— Qu’est-ce que vous…
— Pas le temps de discuter, l’attaque a commencé en bas !
Ils avaient surgi dans une nouvelle grotte aussi faiblement éclairée que la précédente. Un groupe constitué d’une dizaine d’hommes et de femmes lourdement armés se tenaient là. C’était une femme d’une quarantaine d’année qui avait commencé à parler, et Tobias s’adressa à elle.
— On doit rejoindre le Cinquième au plus vite pour surveiller les troupes complémentaires envoyées de plus haut. Vous avez un véhicule à nous prêter ?
— Un véhicule ? Oui mais… On n’en a plus que deux, et on nous a dit de les garder pour les urgences…
— On vous a dit de les garder exactement pour ce genre d’urgence ! s’agaça Tobias. Vous pensez qu’ils allaient nous dire dix mille soldats sans en prévoir plus ? Apparemment un énorme groupement va rejoindre celui initialement prévu, il nous faut une estimation de leur nombre final !
La femme ouvrit de grands yeux et acquiesça. Elle fit signe à Tobias, et la fratrie les suivit sans dire mot. Ils longèrent un couloir, toujours creusé dans la roche, et débouchèrent bientôt dans une sorte de garage. La femme rejoignit un nouveau groupe de rebelles et quémanda la clé d’un des deux véhicules. Elle revint quelques secondes plus tard et les tendit à Tobias.
— Vous êtes équipés en armes ?
— Seulement moi, mais on doit être discrets. On a aussi brouillé les tatouages, ne vous en faites pas pour nous.
La femme approuva, l’air mal à l’aise cependant.
— Prenez soin de vous, leur dit-elle. Pour Diane.
— Pour Diane, répondit Tobias en récupérant les clés.
Ils se hâtèrent vers le fourgon blanc qu’elle avait désigné. Tobias ouvrit la porte coulissante à l’arrière, et poussa Thibault et Donovan dedans. Thibault eut une sensation terrible de malaise quand il se retrouva dans le coffre du véhicule. Il respirait difficilement et Donovan lui jeta un regard inquiet alors que Tobias démarrait. Thibault ne parvenait pas à cesser de trembler. Il avait l’impression de revivre un vieux cauchemar, prisonnier à l’intérieur du fourgon. Ces portes qui ne s’ouvraient que de l’extérieur. Ce cahotement alors que le véhicule s’ébranlait. Le souvenir de petites lumières bleus clignotant dans le noir, et la voix de Lison qui se répétait comme un écho…
Sans parvenir à se retenir, il fondit en larmes. Il ne pouvait pas s’empêcher de se rappeler le jour où il avait rencontré Gabriel, dans les mêmes conditions ou presque, pas plus qu’il ne pouvait refouler le souvenir du visage de Lison se tournant vers lui, ordonnant à ses hommes de ne pas lui faire de mal. La violence de son malaise ne put être apaisée par le bras plein de douceur que Donovan avait passé autour de lui. Il s’efforçait de respirer correctement à travers ses larmes. Ici déjà, l’air était un peu moins lourd qu’au Septième.
Quand ils arrivèrent enfin à l’avant-poste suivant, celui qui marquait l’entrée d’un passage permettant d’accéder au Cinquième, Tobias recommanda aux soldats présents sur place de ramener le fourgon s’ils le pouvaient. Puis il trouva un nouveau mensonge pour justifier son besoin de se rendre plus haut, et là encore, on leur laissa libre passage. Ils ne se méfiaient pas. N’avaient-ils pas reçu l’avertissement concernant Thibault ? Probablement que si, mais ils n’imaginaient pas que le garçon aux côtés de Tobias, là au Sixième, pouvait être celui qui s’était échappé de la base de Diane en début de soirée. Ou plus simplement, ils ne connaissaient pas son visage, l’ayant oublié après l’avoir à peine aperçu à la télévision deux semaines plus tôt. Ici, quoiqu’il en fût, les préoccupations n’étaient pas les mêmes. Sur les écrans de télévision du bâtiment où ils avaient pénétré, les soldats de Diane regardaient la chaîne d’information où Pléthor commentait l’arrivée du raid au Septième. Ça avait bel et bien commencé. Au dehors, le soleil, à peine visible derrière le brouillard pollué, chutait lentement vers l’horizon.
Au Cinquième, on put de nouveau mettre un véhicule à leur disposition. Mieux, leur proposition de prendre un fourgon pour rejoindre le passage vers le Quatrième fut accueillie avec une joie non dissimulée. Des partisans de Diane, là-haut, avait entrepris de faire descendre des médicaments, des armes et divers autres produits de première nécessité. Mais il fallait les acheminer d’un point à l’autre, et on manquait de bras pour faire la navette.
Lorsqu’ils arrivèrent sur place, le spectacle de solidarité des rebelles troubla Thibault. Ce n’était pas le moment de prendre en pitié l’autre camp, mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir une once de culpabilité à leur égard. Eux aussi se battaient pour leurs vies. Ils faisaient descendre tout ce qu’ils pouvaient aux étages inférieurs, jusqu’aux vêtements qu’ils portaient sur le dos.
Tobias lui avait dit, un jour, que ceux qui étaient membres de l’organisation n’étaient pas tous si extrêmes. Tous n’étaient pas le chef de Diane. Tous n’étaient pas Lison. Parmi eux, beaucoup aspiraient simplement à la paix, et caressaient l’espoir d’un monde meilleur. Beaucoup ignoraient sûrement tout du Projet Chaos. Parce que beaucoup l’auraient désapprouvé, à l’instar de Tobias. Mais leur groupe ne pouvait se permettre de perdre du temps à essayer de convaincre ceux dont ils croisaient la route. Ils étaient, qui plus est, sûrement les plus en sécurité là où ils se trouvaient, entre les étages, et suffisamment loin des explosifs.
— Il va falloir bloquer la voie quand on aura atteint le Troisième.
Ne pouvant plus trouver de motif valable pour justifier leur besoin de monter, ils s’étaient cette fois-ci éclipsés discrètement et avaient volé une petite voiture à la sortie du QG du Quatrième. Ils faisaient à présent route vers l’entrée du tunnel menant à l’étage supérieur.
— Comment ça ? demanda Zoë.
— Si j’ai raison et qu’on ne peut activer les explosifs à distance, alors la première chose à faire et d’empêcher que des renforts accèdent au tunnel entre le Troisième et le Deuxième. Vu qu’on est passé sans mal, je suppose qu’on a réussi à prendre de l’avance, et il faut s’assurer qu’on ne puisse pas nous suivre.
— Comment feront-ils passer les soins ? intervint Donovan, une expression inquiète sur le visage.
— Ils devront se contenter de ce qu’on trouve au Quatrième. Ce n’est pas si mal, ne t’inquiète pas.
— Quel est le plan exactement ? demanda alors Zoë.
Ils circulaient sur une grande avenue du Quatrième. Tout était paisible ici, et malgré l’éblouissant couché de soleil et la route quasiment vide, personne dans les rues ne semblait leur prêter attention. Tobias resta silencieux quelques instants, observant Thibault à la dérobée, dans le rétroviseur de la voiture.
— Moi, finit-il par reprendre, je me charge des explosifs. À défaut de savoir, je peux deviner où ils se trouvent. Vous, je préfère que vous accompagniez votre frère.
Donovan et Zoë jetèrent le même regard interloqué à Thibault, qui ne leur avait pas précisé qu’il avait l’intention de rejoindre directement le Sommet.
— Thibault, reprit alors Tobias sans leur donner plus d’explication. Tu m’as bien dit que Jenkins et les autres vivaient au Troisième ?
Thibault hocha la tête.
— Tu sais où ?
— Oui, Solène nous a emmenés là-bas, peut-être un mois avant la fin de notre peine. Elle voulait leur montrer la maison… Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as en tête ?
— La connaissant, elle a dû leur laisser un moyen de la contacter directement, non ? Je pense que vous devriez vous rendre là-bas.
— Et pourquoi ça ? intervint Zoë. Ce ne serait pas plus rapide, qu’on vienne avec toi, Tobias ? Même si on prévient l’impératrice, le temps qu’ils interviennent… Il doit y avoir beaucoup d’explosifs, tu auras besoin de main d’œuvre ! Sans compter qu’on n’est pas absolument certains que l’endroit ne soit pas gardé !
Tobias eut un bref sourire.
— J’ai pris du gaz anesthésique avec moi. Une bonne quantité. J’ai de quoi assommer une petite armée en fait.
— Et toi alors ? Ça ne va pas t’assommer ? fit remarquer Donovan.
— Moi, ça ira… J’ai ça.
Il fouilla dans sa poche et en sortit un masque filtrant dernier cri, quasiment flambant neuf. Thibault plissa les yeux, et une décharge sembla le parcourir.
— Hé ! Mais c’est mon masque !
Tobias eut un sourire amusé.
— Ça a dû lui coûter bonbon. Une qualité exceptionnelle, ça filtrerait même du H22S, ce machin. Elle t’aime vraiment, hein… ?
Thibault se sentit rougir. Il tendit la main pour récupérer son bien, mais Tobias le rangea immédiatement, sous les regards combinés de Zoë et Donovan qui observaient la scène avec beaucoup d’intérêt.
— Je te l’emprunte, Thibault. Ça filtrera le gaz anesthésique. Tu veux bien ?
Thibault fit la moue, mais laissa retomber son bras. Il n’avait plus le masque quand il s’était réveillé, trois mois auparavant. C’était donc Tobias qui le lui avait pris et l’avait conservé tout ce temps… Vaguement irrité, il essaya de se concentrer sur le mur de roche qui se dressait devant eux. Ils approchaient. C’était le dernier passage avant d’atteindre le Troisième. Il sentait le regard de Zoë, assise sur le siège d’à côté, qui s’attardait sur lui. Il n’avait aucune envie de parler de sa relation avec Solène dans un tel moment. C’était l’une des choses qu’il n’avait pas partagé avec Donovan et Zoë, et c’était très bien comme ça. Ils n’avaient pas besoin de savoir.
— Et s’ils ont des masques aussi, eux ? glissa-t-il pour détourner l’attention. S’ils font tout sauter en te voyant arriver ?
Tobias reprit un air sérieux.
— Tant que les forces de Diane tiennent, Phoebus ne fera pas sauter la montagne. Je ne pense pas. Et s’il y a effectivement du monde là-haut, alors il doit y avoir un système de retardement, pour qu’ils aient au moins le temps de regagner le Quatrième. Le vrai problème, c’est de savoir si une fois cet hypothétique système enclenché, il est possible de désamorcer la machine.
— Et tu y connais quelque chose, Tobias ? demanda Donovan, qui avait blêmi en l’écoutant parler.
— J’ai des bases, et je connais plusieurs gars qui s’occupent des explosifs de Diane. Je les contacterai une fois là-haut.
Thibault resta interdit.
— Parce que tu crois qu’ils vont t’aider ?
— En plein raid, ils ne pourront pas additionner deux et deux et comprendre que je les ai trahis. Il me suffira de prétendre que je suis tombé sur une bombe ennemie.
Thibault se retint de siffler d’admiration. L’ancien esclave, l’ancien majordome du Sommet… Où était-il ? C’était vrai qu’il avait toujours trouvé des qualités à son ancien mentor, mais sa remarquable capacité à réagir vite dans une situation désespérée lui avait jusque-là échappée. Son enthousiasme naissant fut cependant coupé par Donovan :
— Et l’homme du passage du Septième, tu ne crois pas que ça va leur mettre la puce à l’oreille ?
— Ce n’est pas ventilé, répliqua Tobias. Ceux qui entreront là-dedans vont tomber comme des mouches, jusqu’à tant qu’ils mettent la main sur des masques performants… Masques auxquels ils n’auront pas accès parce que j’ai verrouillé la réserve avant de partir, quand j’ai récupéré les fioles de gaz anesthésique. Quoiqu’il en soit c’est une mesure de dernier recours. Phoebus n’a pas grand intérêt à détruire Délos. Ce qu’il veut, c’est l’égalité. Des hôpitaux au Deuxième plutôt que des résidences de luxe. Si les trois étages supérieurs étaient détruits, on perdrait l’accès à la meilleure qualité d’air de Délos.
Thibault hésita, mais finit par acquiescer.
— On est tous d’accord sur le plan, alors ?
— Je crois quand même qu’on devrait venir avec toi, ronchonna Zoë. Ça devrait être prioritaire de s’occuper des bombes.
— Peut-être pas. Ton frère a un message à transmettre à l’impératrice, et je crois qu’elle l’écoutera.
Thibault observa le regard de Tobias au travers du rétroviseur. Il hocha la tête sans rompre le contact visuel.
***
Tobias faisait face à une vingtaine de membres de Diane.
— Je dois tous vous voir, j’arrive directement du Septième. Mes trois collègues vont directement monter, ils sont pressés. Vous, appelez tout le monde ici, c’est urgent.
Celui qui devait être leur chef fit un pas en avant, l’air hésitant.
— Ce n’est pas le moment idéal. Un camion de munitions ne va pas tarder à arriver en haut.
— Alors montons tous ensemble. Ils vont avoir besoin de votre aide, non ?
— On doit laisser au moins une ou deux personnes en bas, pour monter la garde…
— Eh bien laissez deux personnes ! s’énerva Tobias. Je crois que vous manquez de comprendre que la situation est urgente !
Un air subitement penaud apparut sur le visage de son interlocuteur. Il hocha frénétiquement la tête et désigna un vieil homme, lui ordonnant de surveiller l’entrée. Ils empruntèrent ensuite un nouvel escalier et Thibault observa sa petite sœur. Zoë paraissait flottante. Elle sautillait de marche en marche, un sourire guilleret sur son visage. Le trop plein d’oxygène devait lui monter à la tête. Thibault la prit alors par la main puis jeta un regard à son frère, qui lui adressa un grand sourire. Il leva les yeux au ciel et lui tendit son autre main.
Quand ils eurent enfin atteint la plateforme suivante, ils arrivèrent dans un nouveau bâtiment désaffecté. Celui-ci avait un cachet certain, témoignant de leur arrivée au Troisième. Les moulures sur les murs, le marbre sous la couche de poussière au sol… Même au Quatrième, ce type de bâtiment était rare, bien qu’on y trouvât aussi de belles bâtisses. Zoë observa avec une attention soutenue le plafond peint d’une fresque qui représentait la montagne de Délos avant qu’elle ne soit peuplée. Elle gardait les yeux rivés vers le ciel, et quand elle sembla prête à basculer en arrière, Thibault la retint de justesse avant de lui pincer la joue. Elle lui jeta alors un regard courroucé et il lui fit les gros yeux. Puis Thibault chercha des yeux son aîné, qui arborait la même expression que Zoë un instant plus tôt, et soupira. Ils ne pourraient être très discrets au Troisième, si son frère et sa sœur devaient s’extasier devant chaque bâtiment…
— Allez, filez tous les trois.
La voix de Tobias les ramena sur terre. Le groupe de rebelles, qui se constituait maintenant de trente à quarante personnes, se pressaient en haut de l’escalier. Thibault jeta un regard à Tobias, qui eut un faible sourire. Il se pencha à son oreille.
— Fais en sorte qu’elle fasse le nécessaire. Il n’y a plus que toi pour le faire. Je compte sur toi.
Thibault croisa son regard et acquiesça. Il eut du mal à détacher les yeux de son ancien mentor. Parviendrait-il, seul, à endormir tous les autres sans qu’ils ne se rendent compte de la supercherie ? Et à condamner l’entrée par-dessus le marché ? Le cœur serré, priant pour que ce ne fût pas un adieu, il serra la main de Tobias. Son ancien mentor lui adressa un dernier sourire, avant qu’il ne suive son frère et sa sœur vers la sortie.
***
Ils s’étaient débarrassé des linges sur leurs visages et des vestes à capuche. Les muscles de leurs jambes étaient endoloris par la marche forcée des dernières heures, mais ils s’efforçaient d’avancer à bon rythme. Leurs tenues sales n’étaient pas exactement discrètes, mais dans la nuit, on ne se retournait pas trop sur leur passage. La pureté de l’air semblait donner des ailes à Donovan et à Zoë, qui suivaient Thibault sans mal. Ce dernier ne s’était pas souvent rendu au Troisième, sûrement pas à pied en tout cas, mais il en connaissait à peu près la géographie. Il aurait eu honte d’en révéler la raison à voix haute, mais pendant des années, il avait lu la presse à scandale, et de nombreuses histoires scabreuses qu’il avait suivies s’étaient déroulées au Troisième, à force de quoi il avait fini par retenir le nom des rues, des bâtiments importants, et des cafés et des hôtels où s’étaient joués les plus affriolants scandales…
La maison des anciens esclaves d’honneur, plutôt un petit manoir, se situait dans l’un des plus beaux quartiers du secteur. Thibault se souvenait de la fontaine, non loin des lieux, qui trônait au milieu d’une place, représentant une miniature en pierre polie de Délos et de ses sept étages. La place serait facile à trouver, elle était immense. Quand après une trentaine de minutes de marche, il entendit le bruit du clapotis de l’eau avant même d’apercevoir la fontaine, il se sentit soulagé.
Il y avait très peu de monde à l’extérieur en cette soirée. Fort était à parier que les gens étaient restés chez eux, devant leurs télévisions pour suivre les nouvelles en provenance du Septième. Ils n’avaient aucune idée de ce qui les menaçait. Ici, à partir du Troisième, on était réellement coupé de la réalité des étages inférieurs. Les rares soldats impériaux qu’ils avaient croisés, lesquels opéraient néanmoins des rondes, avaient été incroyablement faciles à éviter. On ne pouvait pas douter une seule seconde qu’ils ne prenaient pas la menace d’un éventuel attentat au sérieux. Pour eux, ce soir, la bataille se jouait beaucoup plus bas et il n’y aurait aucun risque que leur étage soit touché. Thibault aurait volontiers pesté contre eux si leur idiotie n’avait pas joué en sa faveur.
Passé la fontaine, il repéra très vite le manoir. Le cœur battant à tout rompre alors qu’il réalisait subitement qu’il s’apprêtait à retrouver son autre famille, il accourut. Devant la porte, il leva le bras pour frapper, mais au moment d’abattre son poing, il fut pris d’une légère hésitation. Trois mois sans se voir, c’était long. Auraient-ils toujours confiance en lui… ?
— Quoi ? demanda aussitôt Zoë. Tu n’es pas sûr ? Ce n’est pas ici ?
Il l’ignora, et après une longue inspiration, donna quelques petits coups sur le bois épais.
Tobias, le héros dont Delos avait besoin xD Il prend la main dans ce chapitre, logique après ce qui vient de dévaster la fratrie. J'ai encore du mal à mesurer les conséquences de ce qu'il vient de se passer sur Thibault comme il n'a pas trop le temps de se poser de question au vu de la situation. Je suis curieux de voir ce que tu vas en faire par la suite.
Le plan semble se dérouler parfaitement, même si la réaction de Solène reste difficile à prévoir. Je suis curieux de voir comment tu vas bouleverser tout ça. C'est aussi chouette de montrer les retrouvailles de Thibault avec ses anciens camarades du Sommet.
Mes remarques :
"et de ce que cela avait engendré par la suite." couper après engendré ?
"avait décidé de se joindre à eux dans leur fuite sans la moindre hésitation" couper dans leur fuite ?
"j’ai su qu’il y avait chez toi quelque chose d’intéressant". intéressant n'est pas le meilleur choix de mot à mes yeux, ça sous-entend que Tobias est intéressé ? -> j'ai su que tu avais bon fond ?
"que Thibault, de qui les poumons souffraient de la qualité pauvre de l’air." tournure un peu alambiquée je trouve
"Donovan, lui, avait aussi la respiration sifflante," -> avait lui aussi ?
"Il n’avait plus le masque quand il s’était réveillé, trois mois auparavant. C’était donc Tobias qui le lui avait pris et l’avait conservé tout ce temps…" ces infos passent déjà dans le dialogue, je pense que tu peux couper ce passage
"Fais en sorte qu’elle fasse le nécessaire. Il n’y a plus que toi pour le faire" beaucoup de fois le verbe faire
"On ne pouvait pas douter une seule seconde qu’ils ne prenaient pas" la double négation rend la phrase pas évidente à comprendre
Je continue !
Tobiiiiiaaaas mon pion caché de la partie. Il a aussi l'avantage d'avoir eu une place importante des deux côtés de l'échiquier, et en cela, il est unique en son genre.
Concernant le trauma de Thibault, oui en effet tout s'enchaîne et n'a pas le temps de l'absorber. Ça vient par petite pique mais il n'a pas exactement le temps de penser.
Je rebondis sur une de tes remarques : "j’ai su qu’il y avait chez toi quelque chose d’intéressant" -> le mot intéressant est choisi à dessein. C'est de l'hyper détail genre il faut être dans ma tête pour comprendre la réf (ou avoir lu l'histoire 50 fois mais je n'en demande pas tant) mais cette phrase est une réponse à cette réplique : "— Tu ne dis rien ? Tobias avait l’air de penser que tu étais plutôt intéressant… S’est-il trompé ? Ou bien m’en veux-tu pour l’incident du collier ? Je n’ai vraiment pas fait exprès, je t’assure." qui intervient au chapitre 5, quand Solène choisit de passer son premier tête à tête avec Thibault. Du coup je voulais reprendre le même terme. Donner une raison à pourquoi Tobias avait remarqué Thibault au milieu des autres esclaves ! (j'aime faire des petits trucs comme ça 21 chapitres plus tard pour mon seul plaisir). Dans l'idée ceci dit, c'est en effet ce que veut dire Tobias, qu'il pense que Thibault a bon fond.
C'est noté pour les autres remarques, je te remercie ! ^^
Et le voyage permit au héros d'altérer son jugement hâtif.
Ah ! La qualité du masque, bien trouvé !
Et le voilà au manoir ! Sa sœur et son frère risque d'être surpris.
Par tradition :
Le meneur de Diane avait après tout des troupes à presque tous les étages de la cité… -> je ne suis pas fan de la position d'« après tout »
Recherché dans l’urgence -> en urgence, je pense
Se sentir emprisonner -> emprisonné
J'en ai un peu fait un Rambo sur ce chapitre, je l'admets. Sinon après il y avait quand même Donovan, mais je doute qu'il aurait été aussi efficace.
Merci pour tes remarques, je fais les corrections !