Couché sur le flanc, Lokten transpirait, convulsant par intermittence, poings serrés et mâchoires grinçantes. Sygn aurait aimé se fondre dans le Grand Fleuve à ses côtés, lui tenir la main, lui apprendre à se mouvoir dans ses eaux d'encre, à tirer parti de son courant afin d'atteindre une rive plus paisible. Au lieu de cela, elle ne put qu'appliquer un linge froid sur son front enfiévré.
Lokten avait l'âge d'un homme et l'esprit d'un enfant sauvage. Il s'exprimait peu et son langage se composait majoritairement de couinements de rat et de bruitages. Il montrait les dents et voûtait le dos en signe d'hostilité. Bien que défait du poids de ses ailes et de ses griffes, il possédait encore cette quasi-prescience propre aux bêtes, dont l'instinct dicte les réflexes et suspecte constamment l'ombre du danger. Les mouvements brusques le terrifiaient, alors Sygn jugea-t-elle préférable de ne pas le réveiller. Les pommes patienteraient dans sa besace le temps nécessaire.
Au moins, tolérait-il les soins.
Lorsqu'elle appliquait divers baumes sur ses plaies, Sygn s'efforçait de l'interroger sur des choses futiles, telles que la force du vent ou l'éveil des premiers bourgeons. Certains jours de chance, il lui arrivait de récolter quelques mots, qu'elle ne manquait pas d'accueillir avec une gaieté excessive.
Pour une raison fort évidente, Lokten finissait par se renfrogner. Sygn se réjouissait tout autant de sa mine boudeuse que de ses rares phrases complètes. Une manifestation d'humanité. S'il pouvait prendre son mal en patience pendant ses interminables babillages ou se vexer sans mordre comme un chat agacé, c'est qu'il était un homme, lui aussi. Un animal ne s'encombrerait ni de politesse ni de gratitude. Sygn ne désespérait pas de le voir sourire et même, à la longue, de l'entendre plaisanter.
Toutefois, en attendant de le voir rejoindre le monde des hommes, elle le considérait avec prudence et ménageait ses obsessions en lui présentant constamment patte blanche. Quand il l'interrogeait, reniflant avec suspicion, elle lui détaillait le contenu de ses potions ou lui faisait sentir les épices avant de les jeter sur la viande.
La lune disparaissait derrière la cime des arbres lorsqu'elle s'assit en tailleur et jeta une poignée de brindilles sur les braises encore chaudes. Le foyer éternua un nuage de fumée grise qui lui piqua les yeux. Puis, elle tira une longue gorgée de son outre et sa bouche se tordit en une grimace écœurée.
De l'autre côté du foyer, Loki laissa sa grande carcasse s'écrouler. Sa présence n'enchantait pas Sygn mais s'il lui plaisait d'assister au spectacle, elle n'avait aucun moyen de l'en empêcher. Il était un dieu et elle, rien.
« Et vous, quand dormez-vous ?
— Vous nous avez observé avant de vous montrer. Vous savez que je ne dors pas.
— Pourquoi cela ?
— Parce que j'ai promis à Lopten de veiller sur son fils.
— Elle est morte, vous savez.
— Je m'en doutais, en vérité.
— Alors, que lui devez-vous encore ? Ce garçon n'est plus votre affaire. »
Sygn grommela quelque chose qui signifia seulement son irritation. Que voulait-il lui faire dire exactement ? Cela devait être bien distrayant aux yeux d'un dieu. Les futiles batailles des mortels. Lui, pouvait observer cela de loin, en grignotant, en buvant, pareils à ces hommes qui rient pendant les combats de chiens. Torunn disait vrai à leur sujet.
Sygn fouillait son sac de provisions, à la recherche de quelques baies, d'un morceau de pain ou de quoique soit susceptible de lui caler l'estomac. Et surtout d'estomper l'amertume de sa potion d'éveil. Elle n'y voyait rien dans la nuit et jura. Juste une herbe à chiquer. Était-ce trop demandé ? Une feuille à suçoter. Rien. Elle retourna une énième fois la doublure de son sac. Sans plus de résulat.
« Je pense que c'est justement parce qu'elle prévoyait de mourir qu'elle m'a fait promettre cela. Quelqu'un le lui devait bien. Elle souffrait terriblement, je l'ai vue. »
Loki afficha un sourire plein de dents pointues. Son amusement tendit un peu plus Sygn, dont l'estomac grondait.
« Adorable. C'est vraiment adorable.
— Moquez-vous si c'est ce qui vous réconforte, cracha-t-elle. C’est un acte d’une trop grande niaiserie selon vous ? Vous restez ici pour avoir une bonne histoire à raconter en rentrant ? Je suis certaine que ça fera rire tout le monde ! »
La vue troublée par un écran de larmes, elle baissa la tête, entêtée dans sa quête de nourriture. Ses mains tremblaient de nouveau, soumises aux palpitations agitées de ses pensées. Elles s'accumulaient, se bousculaient et lui feraient bientôt exploser la tête. Le sommeil aurait sans doute permis de les filtrer et les ordonner. Non, pas le sommeil. Pas tant que le Fleuve lui était interdit. Pas tant qu'il n'était que ce gouffre sans fond et sans lumière, dans lequel ricochaient visions et pensées.
Et si ce dieu avait raison ? Une idiote naïve et niaise. Voilà ce qu'elle était. Une idiote prise dans un conflit dérisoire qui n'affectait rien ni personne.
« Je ne me moquais pas, déclara Loki après un instant de silence - prudent. Et je ne trouve pas cela niais. J'aurais opté pour un terme moins péjoratif pour décrire votre décision.
— Si vous le dîtes, répondit-elle en séchant ses joues d'un revers. Et puis, il y a Siegfried. Il se ridiculiserait à tuer Lokten. Il n'est pas un monstre dont parle sa stupide prophétie.
— N'y a-t-il que cela ? »
Sous le poids de ses paupières fatiguées, Sygn se concentrait sur la valse des cendres dans la fumée. N'y avait-il que cela ? Elle était si fatiguée et lui, ce dieu des interminables conversations, la torturait un peu plus. Que cherchait-il à lui faire dire ? Les confidences de Torunn et de Lopten lui broyaient le cœur. Elle aurait aimé les ôter de son dos.
La camisole d'écailles de Lopten lui revint. Condamnée au silence par le maléfice. Etait-ce le sort qui attendaient ceux prétendant à une place dans les intrigues divines ? Sygn tâchait d'apaiser ses propres tensions en se massant la nuque par des gestes saccadés. Sans succès. Elle ne voulait pas de ces intrigues-là et maintenant, un dieu se trouvait aux premières loges.
« Lokten a beaucoup souffert à cause de ma famille, consentit-elle à répondre. Les mots de ma mère l'ont jeté dans les oubliettes, mon père l'y a retenu et mon frère veut s'en faire une descente de lit. »
Elle eut presque envie de rire. Jaune.
« Qu'allez-vous faire de lui ? Je veux dire... votre frère sera bientôt là. Et après ?
— Lokten ira bien où il veut.
— Comptez-vous relâcher si vite un chien qui n'a connu que le chenil sur le territoire des loups ?
— Êtes-vous son père pour vous faire tant de souci ? »
Un ange passa. A en croire son expression, Loki semblait s'être heurté à un mur invisible.
« C'est hautement improbable. »
Sygn leva les yeux au ciel en se frappant les cuisses. Hautement improbable. Une tournure aussi pratique que pompeuse pour dire peut-être et une pirouette agile pour signifier ce n'est pas mon problème. A sa grande surprise, Loki se racla la gorge avant de se justifier :
« Lopten n'avait pas ses entrées dans tous les Sanctuaires mais chaque fois qu'elle percevait de la lumière dans celui de Freyr, elle ne manquait pas de pousser la porte. Tout le monde avait la même habitude, ne vous y trompez-pas. Ce garçon est... comment pourrait-on dire cela... Lorsqu'elle a été interrogée, Lopten a toujours soutenu que son garçon était une œuvre collective. Un enfant d'Asgard, disait-elle.
— Collective, répéta Sygn plus dubitative à chacun de ses mots.
— Freyr avait un talent certain pour l'organisation de toutes sortes de célébrations, de banquets mais ses préférées demeurent de loin les orgies. »
La réaction de Sygn ne se fit pas attendre. Loki se réjouit de voir les coins de ses lèvres redressés.
« Et naturellement, vous n'assistiez pas à ce genre de nuit. »
Et elle le taquinait, maintenant !
« Oh, loin de moins tant de chasteté ! fit-il mine de se vexer. Cependant, ces occasions inspiraient davantage ma nature féminine.
— Vous vous changiez en femme ? Vous pouvez réellement faire une telle chose ?
— N'étais-je pas un serpent tout à l'heure ? Et un oiseau, avant cela ?
— C'est vrai. Je vous demande pardon.
— Je vous montrerai, un jour, dit-il sans amertume.
— J'imagine que personne n'a jamais prétendu à la paternité de Lokten. »
Son sourire était déjà retombé. Lasse, son menton reposait sur les genoux qu'elle avait remonté contre sa poitrine. Elle poussait mollement une branche entre les braises dont s'échappèrent une nuée d'étincelles.
« Figurez-vous avoir tort et raison, Dame Sygn. »
Les prunelles de Loki se régalaient du léger sursaut des flammes. Aiguisés par la lumière chaude, ses traits anguleux, saillaient dans la pénombre matinale.
« Nous n'avons, effectivement, jamais vraiment su qui était l'heureux paternel. Pour autant, l'existence de ce malheureux garçon n'est un secret pour personne et le tabou qu'en a fait Odin n'y a rien changé.
— Odin n'aimait pas l'idée d'une liaison entre ses enfants et les sorcières », récita-Sygn.
Les mots de Torunn résonnaient encore.
« Je crois qu'il redoutait surtout qu'une telle union ne donne naissance à des dieux plus puissants que lui. Alors imaginez un peu, quand nous avons su pour ce bâtard !
« Lopten avait accouché en secret et ne demandait pourtant rien à personne. Quel foin cela fût lorsque Torunn l'a dénoncée et a prétendu que ce gosse serait un fléau ! Odin en devint fou. Je ne vous mentirai pas : c'était incroyablement satisfaisant. Il entendait son nom chuchoté partout dans son Sanctuaire et dans chaque Halle qu'il foulait. Il n'en dormait plus. Le ragot grandissait, grondait et il a voulu y mettre un terme avant que les Sorcières ne s'en mêlent. Du jour au lendemain, nous n'avions plus le droit de mentionner son existence, et à vrai dire, beaucoup d'entre nous s'en sont joyeusement accommodés. Moi le premier. Comprenez-moi : il est suffisamment rare qu'on ne me blâme pas d'une faute pour que je ne tende pas le bâton pour me faire battre. »
Sa tête bascula et son regard se porta vers le ciel éclairci, quelques instants. Un profond soupir creusa son torse, allégé du poids de cette histoire. Sygn l'enviait.
« Pour être tout à fait exact, reprit Loki, Freyr a proposé d'élever cet enfant en parfait petit asgardien. Freyr est un vane, je suis persuadé que si la permission lui avait été donnée, il aurait pu extraire les dons transmis par Lopten. Par son éducation, ce garçon aurait pu devenir le premier descendant asgardien après plusieurs décennies de néant. Sur le moment, j'ignore s'il s'est senti concerné, s'il croyait sincèrement être le père ou s'il avait seulement pitié. Quoiqu'il en soit, il est allé plaidé sa cause à Odin et en est revenu avec la langue tranchée.
— Votre roi était un barbare.
— Je suis bien d'accord avec vous.
— C'est lui qui vous a fait ça ? »
Du bout des doigts, elle entourait sa propre bouche.
« Il a toujours dit que j'étais le seul responsable de ce qui m'arrivait.
— Qu'allez-vous faire, maintenant qu'il est mort ?
— Et bien, ainsi que je vous l'ai dit : je suis ici pour...
— Que lui devez-vous encore ? Il est mort, non ? »
C'est cet instant que choisit Lokten pour émerger. Avant de bailler ou d'ouvrir les yeux, il s'étira, entraînant une chaîne de réactions faite de rouages grinçants et de craquements osseux. Immédiatement, Sygn se précipita à ses côtés. Quoiqu'elle lui chuchotât, cela limita sa réaction, lorsqu'il découvrit la présence de Loki, à un regard froncé, noirci par des pupilles dilatées.
« Je t'ai ramené quelque chose, dit-elle à voix basse. Je suis allée chercher ça cette nuit. »
Mutique, Lokten la suivit des yeux tandis qu'elle fouillait dans son sac. Quand apparut le fruit d'or, il ne se fit pas prier pour tendre la main. Le gargouillis de sa famine pressa un peu plus Sygn. Contrairement aux arcanes et onguents des jours passés, plein d'amertume et d'acidité, le seul parfum sucré du fruit le faisait saliver.
Les effets ne tardèrent pas à se manifester. Au petit matin, Lokten parvint à se lever et à faire le tour du lac, seulement déséquilibré par son manque d'habitude. Revenu auprès du foyer, des couleurs réchauffaient ses joues - à peine moites. Sygn crut deviner également qu'il prit plaisir à manger son reste de lapin de la veille.
Au milieu de la journée, il s'aventura à quelques pas dans l'eau que la chaleur du soleil effleurait. Ce n'était pas la première fois que cette eau le lavait du mal prisonnier de ses veines. Il s'y prélassa jusqu'au crépuscule.
Envisager une fuite, alors que le pauvre tenait debout depuis quelques heures aurait été une folie et pourtant, Sygn rassemblait ses affaires. Une folie, à pied. Semer Siegfried serait impossible, même s'ils partaient séance tenante. Une possibilité recevable, s'ils trouvaient des chevaux. L'idée l'avait déjà traversée et désormais, elle s'imposait.
Pour aller où ? C'était évident, non ? La réponse traînait là, sous son nez. Loki avait soulevé quelque chose : Lokten ne connaissait rien ni personne. Il savait à peine faire cuire sa viande. Un jour dehors et il serait rattrapé. Et Sygn ne pourrait pas éternellement le défendre. Sans qu'elle ne le formule - pas même intérieurement - elle ne voulait pas avoir à le faire.
Il fallait un lieu lointain où Siegfried ne pourrait le traquer. Un refuge inaccessible à la menace, gardé par un protecteur fiable que nul n'oserait défier.
Comment atteindre un tel lieu ? Il n'existait aucune carte. Aucune qui ne soit faite de peau ou de parchemin.
Sygn prit une grande inspiration. Paraîtrait-elle plus idiote qu'elle ne l'était déjà ? Non, ce n'est pas bête, au contraire. Naïf, excessivement optimiste, tout au plus, mais pas dénué de sens.