Chapitre 27 : Le diamant, le corbeau et la jument

L'arrivée de l'intrus déclencha l'alerte du corbeau.

Affolé par le croassement dénonciateur, il s'enfonça, capuche sur la tête, dans les rangs serrés d'herbes hautes, de fougères et de ronces. Les grands mouvements décrits par sa torche repoussèrent les griffes agrippées à son manteau. Dans sa débâcle, il se prit les pieds dans les racines saillantes des arbres et trébucha entre les joncs. Son raffut réveilla le lac en sursaut.

Eblouie par la flamme qu'il brandissait comme une épée, la nuit s'écartait de son passage, précipitant la rumeur de son approche. Le visiteur ne voyait pas au-delà de son bras, et pourtant, il comprit qu'il se trouvait au centre d'une assemblée de spectateurs couverts de feuilles, d'écorces, de plumes, de poils et d'écailles, de toutes tailles, disposés aux ras du sol ou dans les hauteurs qui se confondaient dans le ciel étoilé. Leurs murmures affluaient en une seule direction, celle de deux yeux gris, soulignés de pourpre.

« Qui est-là ? demanda l'étranger d'une voix forte.

Le frisson qui remontait depuis ses pieds se propagea tout autour de lui. Le rire sardonique du corbeau fut le seul à lui répondre. Si le peuple des bois ne s'emparait pas de lui, ce fut seulement parce qu'il répondait aux ordres d'une intransigeante maîtresse. Se pouvait-il que Torunn se trouvât encore dans ses Jardins ? Il l'espérait sans y croire.

« Montrez-vous ! »

Les dernières volutes de fumée s'élevaient d'un foyer récemment éteint. Le visiteur hésita à approcher. Torunn ne faisait pas de feu dans ses Jardins. Une sorcière qui a connu les bûchers n'en ferait pas dans sa propre chambre, avait-elle coutume de dire. Il déglutit. Que fallait-il craindre de son successeur ? S'agissait-il d'un héritier choisi ou d'un loup plus féroce ?

Lazare entendait une respiration, au-dessus du crépitement faible des dernières braises. Il l'entendait malgré les moqueries de ce vautour qu'il ne voyait pas. Sa torche balayait les ténèbres en vain, car elles lui revenaient sans cesse en plein visage, soufflant, crachant, emportant dans leur noirceur les bribes à peine effleurées par la lumière.

Au loin, accouchée des entrailles de la forêt, naquit une tempête. Ses premiers pleurs bruissaient sur les cimes, alors les arbres, semblables à des aïeuls dévoués, la bercèrent au creux de leurs bras secs. Aux yeux de la tempête, leurs branches n'incarnaient rien d'autre que des barreaux qu'elle balaya dans un accès de colère. Son souffle se répandit, grondant et menaçant. Lorsqu'il éclata de toute sa masse, l'obscurité se joignit à lui pour tout emporter. Dans leur sillon, il ne persista rien d'autre que d'épaisses nappes de ténèbres, privant leurs choses de leurs contours.

Tout existait, mélangé, entremêlé, balayé, secoué, sans commencement ni fin. Cependant, dans ce grand tout régi par le chaos, battait une lourde percussion, entêtante et viscérale que Lazare se mit à chérir comme le plus précieux des trésors. Son cœur battait, là, quelque part.

Soudain, la lumière éclata. Aussi brutale que ne l'avait été le Néant. Dans son spectre écarlate, dansant sur les ruines d'un campement, se découpa une silhouette noire et encapuchonnée. Les dernières ténèbres rampaient entre ses pieds. D'un geste paresseux de la main, l'ombre apaisa les flammes. Elle se pelotonnèrent, bien dociles, dans leur de lit de pierres et leur couverture d'herbes sèches, tandis que le corbeau, au même ordre indolent, se tût.

« Tu n'as rien à faire ici. »

La familiarité de cette voix glaça Lazare. Il ne connaissait ce timbre que voilé par l'incertitude. Il connaissait cette tonalité, qu'il avait si souvent entendue au bord des larmes, avide de réconfort. Cette nuit-là, son caractère impérieux ne se souvenait pas de ses débuts balbutiants et aigus.

« Sygn, Ô, Sygn, j'espérais être le premier à te retrouver ! s’exclamait Lazare. Tu dois partir, te mettre à l'abri... Ton frère... il ne va pas tarder.

— Je n'ai pas peur de mon frère. »

La mécanique de ses intonations et de ses gestes fit reculer Lazare. Elle était le gouffre dans lequel s'étaient rejoints le feu et la glace avant que ne naisse Yggdrasil. Tout l'héritage de Torunn se lisait dans cette nature sauvage aussi bien contenue que les flammes entre les pierres. Il en ravala son soulagement, car celle qui se dressait face à lui, n'avait de sa fille que le visage.

« Où est-il ? Sygn, où est...

— Où est qui ? Où est le dragon ? Où est le monstre ? Où est Lokten ?

— Fais attention, il...

— C'est toi qui devrais prendre garde, Lazare ! gronda-t-elle. Ce monstre que tous ont vu éventrer les chairs d'Alldrheim, n'était-il pas ton prisonnier ? Crois-tu qu'il ne nourrisse aucune rancune à ton égard ?

— Que t'a-t-il raconté... Si je le retrouve... »

Un spectre s'arracha à la nuit et se positionna à côté de Sygn. Avec sa forme haute et effilée, il aurait pu être son ombre, son double tissé de rancœurs. Les flammes façonnaient ses traits émaciés et brillaient à la surface de ses yeux noirs. Lazare recula d'un nouveau pas, misérable dans ses vêtements couverts de boue, mains levées en prière de paix.

« Eh bien, l'interrogea Sygn, narquoise. Il est là. Que vas-tu lui faire, maintenant ? »

Seul le dos de sa main, barrant le torse de Lokten, semblait le tenir en respect. Une barrière fragile que Lazare redoutait de voir s'effondrer au premier mot de travers.

«  Sygn, implora-t-il.

Sygn n'est pas le nom que tu as donné à ma naissance !

— Que... Qu'importe le nom qui t'a été donné, ma fille. Celui qui t'a été donné n'était pas celui auquel tu répondais. Ce nom était idiot, prétentieux. Sygn est le nom par lequel tu as été le plus souvent appelée et le plus aimée.

— Appelé par qui ?

— Par Siegfried, évidemment.

— Evidemment. »

Il y eut flottement, un instant dans lequel son esprit erra entre les souvenirs. Les souvenirs de tous ces mots répétés mille fois par Torunn, jusqu'à ce que Siegfried ne les prononce correctement. Une liste interminable dans laquelle son simple nom n'apparaissait pas tandis que ceux des dieux les plus haïs, eux, y figuraient. Siegfried. Ses premiers mots d'enfant n'avaient pas réussi à s'accoutumer de deux syllabes distinctes, Lazare avait été trop absent pour le corriger et Torunn, trop peu concernée.

Les longs cheveux de Lokten lui chatouillèrent l'épaule. Dans un souffle, il lui chuchota d'insaisissable paroles qu'elle accueillit avec un hochement de tête reconnaissant. Ce soupçon de complicité horrifia Lazare.

« Pars d'ici avant qu'il n'arrive, la suppliait-il. Je t'en prie, écoute-moi. Ils approchent, ils... »

Le corbeau se remit à croasser. Si fort, si frénétique qu'il en effraya les autres oiseaux et les insectes qui déguerpirent par nuées.

Deux cavaliers surgirent des bois. La soudaineté de leur apparition déstabilisa Sygn. Rempart loyal, elle se tenait devant Lokten, dont le regard défiait ceux qui, du haut de leurs destriers, les encerclaient.

Rigide comme un bloc de marbre dans sa tunique brodée de gemmes, Heimdall ne paraissait pas l'impressionner. Son cheval, à la robe laiteuse, se montrait tout aussi hautain. Ses sabots frappaient la terre comme des baguettes sur la peau tendue d'un tambour martial. Sa spirale se resserrait, forçant Sygn et Lokten à se presser un peu plus l'un contre l'autre.

« Qui est-ce ? demanda Heimdall. Qui est cette sauvage ?

— Une Sorcière, une simple sorcière, Seigneur, s'empressa de répondre Lazare. Rien de plus. Une complice que Torunn aura convié sur ses terres. Une Sorcière comme il en existe des centaines partout dans les royaumes. »

Heimdall tira sur les rênes de sa monture et descendit, rapidement imité par Siegfried, semblable à un ours docile suivant les gestes de son dompteur.

Spiegel. L'attention de Sygn se concentra sur sa présence rassurante.

Le regard las de Heimdall se perdit dans l'espace éclairé avant de jeter son dévolu sur cette prétendue sorcière. A la lueur du feu, il offrait le spectacle décadent de sa peau, criblée de reliefs brunâtres que les diamants ne comblaient plus. Ceux qui restaient vacillaient comme des dents de lait à moitié déchaussées. La poussière des ruines d'Alldhreim imprégnait sa chevelure, l'étoffe de sa tunique et incrustait jusqu'à ses ongles. De sa présence, se dégageait l'odeur âcre de la sueur macérée.

« Une simple sorcière. Rien de plus. »

Au centre d'une scène où le temps ne passait plus, où tous retenaient leur souffle, où tous redoutaient son courroux, Heimdall soupira d'aise. La satisfaction courba ses lèvres pleines et sa voix fut semblable au grincement du métal :

« Viens, approche mon garçon, fit-il à l'adresse de Lokten. Je n'ai guère eu le loisir de te contempler par le passé. »

Mais la sorcière ne bougea pas.

« C'est toi qui l'as fait sortir, affirma Heimdall en faisant mine de la remarquer. C'est à toi que je dois mes cicatrices. Es-tu une alliée de Torunn comme il le dit, ou plutôt celle de cette vermine qui venait souiller mon Palais de sa présence ?»

D'un geste ferme, il lui attrapa le menton et la forçant à regarder. Aussitôt, il la repoussa. Sa gifle s'abattit sans sommation. Un seul coup, brutal et cinglant.

Sygn n'émit pas le moindre son. Sous la violence du choc, sa tête avait basculé sur le côté. La brûlure irradiait depuis sa joue jusque dans sa gorge et tandis qu'elle éprouvait la propagation de la douleur et la naissance d'un vertige, la haine que lui inspirait tous ceux qui se trouvaient là l'envahit. Tous ces hommes. Son père qui ne fit rien pour s'interposer devant son maître. Son frère, le héros, qui détournait le regard en attendant la permission d'abattre son gibier. Ce dieu, caché sous des traits méconnaissables, perché hors de portée. Et celui qui la frappa de plus belle, en lui enfonçant son poing serti de bagues dans la mâchoire.

Elle tomba à genoux, sans chercher à lui résister, assourdie par un bourdonnement aigu, prisonnier dans ses oreilles. Par-delà, se détacha enfin la voix implorante de Lazare. L'équilibre lui manquait. L'envie de se relever, aussi. Toutes ses prières silencieuses à l'adresse des Jardins demeuraient sans réponse. Où étaient ceux qui l'avaient guidée ? Où étaient ceux qui avaient réclamé son écoute ? Faisaient-ils partie d'un grand piège, tendu par Torunn ?

La terre se déroba sous ses pieds.

Un nouveau choc lui enfonça les côtes et la projeta plus loin. Le feu mordilla la pointe de ses cheveux. Heimdall avait l'air d'un dément. Sygn rampait pour lui échapper pendant que Lazare le suppliait à bonne distance. Heimdall ne céda pas. Il la rattrapa aisément et la saisit par les cheveux. Penché à sa hauteur, il lui présenta un objet qu'il avait gardé dans les pans de sa tunique.

« Tu reconnais cela, n'est-ce pas ? »

Seul un filet de sang quitta la bouche de Sygn. Sur le point d'asséner un autre coup, le geste de Heimdall se suspendit : le croassement du corbeau retentit.

L'oiseau fendit la nuit à tire d'ailes sans cesser sa raillerie. Il se rua sur Heimdall, toutes serres dehors. Heimdall pestait, agitant les bras comme un pantin désarticulé, s'agaçant que nul ne vienne l'aider. Derrière lui, Siegfried leva sa hache et - aussitôt il se mit à hurler, avec une férocité qui surprit Sygn. Le corbeau venait de lui lacérer le visage, du front à la joue ce qui, à en croire son rire goguenard, l'amusait beaucoup. Finalement, après que son ballet eut semé suffisamment de chaos à son goût, il se délesta de son bec et de ses plumes.

Heimdall en blêmit de rage.

« Toi, ici !

— Cher Heimdall, lui répondit-on avec une courbette. Et chers... hum... Quels sont vos noms, messieurs ?

— Je savais que tu te trouvais derrière cela, Loki ! rugit Heimdall.

Son nom se répéta dans un écho. Dans l'expression de Lazare, ne se lisait que la terreur. Loki préféra considérer une flatterie. Il avisa ensuite Sygn, recroquevillée et lui offrit une main sur laquelle s'appuyer.

« Permets-moi douter de ta clairvoyance, Cher Heimdall. Je t'ai entendu blâmer cette femme pour mes pêchés. »

Heimdall s'essuya le visage avec sa manche sale et gomma toute hostilité. Lazare connaissait les facettes de son Seigneur, qui en comptait autant que les gemmes incrustées dans sa chair.

« Elle m'importe peu. Prends-la pour toi, si tu veux, dit-il avec un ton dangereusement mielleux. Je t'en fais cadeau.

— Certes, je l'entends. Rends-moi d'abord ce masque, je te prie. »

Heimdall fit mine de lui tendre pour mieux le laisser tomber au sol. Une agile pirouette permit à Loki de l'attraper au vol.

« Bien. Maintenant que tu as récupéré ton dû, je te prierai de me rendre le mien.

— Qui ? Ce gamin ? fit-il mine de s'étonner. Bien Sûr que tu peux l'avoir ! Je m'interroge simplement : à quoi pourrait-il bien te servir ?

— Cela ne te concerne pas, Démon !

— Il n'a rien fait..., parvint à articuler Sygn, la bouche gonflée. Il n'est... il n'est pas votre bien.

— Ah, s'il est innocent, c'est une autre histoire, souligna Loki. Dans ce cas, par mesure de précaution, nous allons donc le garder auprès de nous. Asgard a trop souvent commis l'erreur de mettre au supplice les innocents, voyez-vous Dame Sygn. Et ce Cher Heimdall ne semble n'en avoir retenu aucune leçon ! Heureusement qu'il est tombé sur nous.

— Écarte-toi, maintenant, cracha Siegfried qui, jusque-là, vérifiait distraitement le fil de sa lame.

— Quelle soirée riche en surprise ! L'ours domestique parle ! s'exclama Loki.

— Je t'en prie. Pars d'ici.

— Vous devriez écouter les sages conseils qui vous sont offerts, Sorcière. Mon offre n'est pas éternelle, grinça Heimdall. »

La Sorcière ne bougea pas. Heimdall reçut sa réponse muette avec un faux regret.

« Soit. Siegfried, tu la tueras, elle aussi. Elle en première, plutôt.

— Un instant !

Loki ne manqua pas de susciter l'agacement général.

— Il y a certainement un compromis à trouver.

— Un compromis ? s'amusa Heimdall (Loki le connaissait suffisamment pour savoir qu'il s'en étouffait). Qui es-tu pour proposer un compromis ? Que fais-tu ici d'ailleurs ?

— Tu veux la tête de cet homme. Tout comme ce jeune et ce vieux crétin, derrière toi. Si j'ai bien compris, en tous cas. Vous êtes, disais-je donc, trois à la vouloir. Et nous, - il compta sur ses doigts - nous sommes également trois à ne pas vouloir vous la laisser. Je te propose de trouver un accord, Heimdall. Eviter les bains de sang inutiles, c'est une idée très avant-gardiste, j'en conviens, mais elle pourrait te plaire !

— Aucun compromis ne saurait me satisfaire.

— C'est parce que les compromis n'ont pas pour vocation de satisfaire, Idiot. Les compromis ont pour but de décevoir juste assez les différents partis afin que ceux-ci réfléchissent à deux fois, la prochaine fois qu'il leur viendra l'idée de se disputer.

— En ce cas je te défie, Langue-de-Serpent !

— J'accepte ton défi.

— Tu ne sais même pas en quoi il consiste !

— Proposé si promptement, il ne peut qu'être empreint de sagesse.

— Celui qui le gagne, remporte sa vie, exigeait déjà Heimdall en pointant Lokten du doigt. Celui qui perd n'aura droit à aucune représailles.

— La chandelle me semble honorable, approuva Loki en se grattant pensivement le menton. Et puis, si ton armée est à l'image de tes deux chiens empaillés, mieux vaut ne pas s'y frotter. Je n'apprécie guère la compagnie des puces, vois-tu.

— Et durant tout son déroulement, le trophée devra se trouver bien en vue. Et que cette véhémente petite chose qui se traine à tes côtés ne s'en approche pas. »

L'approbation de Loki fut la trahison que Sygn redoutait de sa part. Le peu qu'elle tenait lui fut arraché en un battement de cil. En un hochement de tête complaisant. Ce n'était pas ce qu'ils avaient convenu. Ca ne s'en approchait pas.

Tout reposait sur Loki, sur son bon vouloir, sur les machinations qui avaient coutume de jaillir de son esprit que tous les écrits qualifiaient de fourbe. Lokten avait sa tête à perdre bien sûr, mais que valait-elle pour ce dieu imprévisible ?

Elle se sentit stupide en le comprenant enfin :

Rien de tout. Il était là pour le spectacle. Rien de tout cela n'avait le moindre enjeu pour lui. Qu'importe qu'il gagne ou perde ! Cela ne serait rien d'autre qu'une histoire à ajouter à la liste des faits médiocres des dieux d'Asgard. Une blague piteuse qu'ils se raconteraient quand leurs derniers adorateurs seraient morts.

Sceau de leur accord, de solides entraves jaillirent des mains de Loki tandis que de celles de Heimdall naquit un bâillon. Et Lokten, entre elles, devint un otage révolté. Écartée de lui par la force, Sygn chercha à capter ses yeux luisants de rage. Des cernes de cendres crépitaient jusqu'au milieu de ses joues osseuses, braises incandescentes ravivées par les outrages. Maintenu au sol, il tremblait. La violence grandissait derrière des barreaux qu'elle avait une fois franchi. Elle s'impatientait et ses coups de griffes zébrèrent la nuque de son hôte par de grandes brèches sombres.

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