Chapitre 26 : Les règles du jeu.

Par Cléooo

Chapitre 26 : Les règles du jeu.

 

— Le voilà enfin ! lance Rebecca d’une voix chantante. Assieds-toi, Ajax. Viens donc ici.

Elle tire la chaise à côté de Delilah sans cesser de me scruter. Je la sous-estime trop souvent, elle est une adversaire redoutable. Delilah n’est visiblement pas un prénom assez courant pour que la chose ne lui ait pas mis la puce à l’oreille. Pourquoi se plaît-elle tant à vouloir tout savoir de moi ?

J’avance comme un robot, et m’assoit sur la chaise qu’elle a tiré. Elle prend place en bout de table, tout à côté de moi, l’angle parfait pour nous observer, Delilah et moi.

Je lui jette mon regard le plus mauvais. Elle sourit.

Je détourne la tête et fixe mon assiette. Les esclaves du grand-duc viennent servir le vin. Je détaille mon verre qui se remplit lentement.

Je ne peux ignorer les coups d’œil que Delilah jette vers moi, à ma gauche.

J’ai l’impression que je vais me sentir mal. Sans attendre que les autres soient servis, je vide mon verre. Rebecca fait aussitôt signe à l’esclave de venir le remplir une seconde fois.

Le silence est embarrassé, mais comme à son habitude, Rebecca lance la conversation. Elle parle beaucoup à Marika, qu’elle rencontre pour la première fois. Marika fait preuve d’une déférence sans réserve à l’égard de la grande-duchesse, sûrement sa meilleure cliente au vu des sommes improbables qu’elle consacre à sa garde-robe.

J’observe le fils de mon frère gazouiller sur les genoux de ma belle-sœur quand je sens une main se poser sur la mienne. Je ferme les yeux un instant, pas certain de réussir à contrôler mes réactions corporelles.

Delilah presse ma main. J’essaye de rester impassible, mais je peux sentir mon expression se fissurer. Bon sang pourquoi fait-elle ça ? Après tout ce que je lui ai fait ? Qu’est-ce qu’elle essaye de…

Je me lève brusquement, heurtant la table au passage. Les verres de vin oscillent et plusieurs éclatent en tombant, déversant leur liquide en cascade sur la surface dure. Rebecca tourne des yeux surpris vers moi.

Je repousse brutalement ma chaise et sans un regard pour personne, je quitte la pièce à toutes jambes.

C’est trop. C’est plus que je ne peux en supporter. J’ai aimé et haï Delilah si fort. La revoir ici, et prétendre… Non. Je ne peux pas. Je ne veux pas que Rebecca me voie ainsi, pas plus que je ne veux la haïr. Pour elle c’est un jeu, mais elle a trop poussé. Je ne pourrais pas l’aimer si elle continue d’agir ainsi.

Je ne sais pas où je vais. Je cours, et bientôt, je suis dehors. Il pleut. Il pleut, et le ciel est orageux, comme le jour où j’ai dit adieu à Delilah. Le ciel a-t-il le sens de l’humour ? Ma vie n’est-elle donc qu’une vaste plaisanterie ? Est-ce que je ne peux pas avoir droit à un peu de…

Soudainement, je sens une pression autour de mon cou. Je lève les mains au collier qui est en train de se resserrer contre ma peau. En une seconde à peine, je ne parviens plus à respirer. Je me retourne.

Rebecca m’a suivie. Échevelée sous la pluie, elle dirige sa clé vers moi, et d’un coup, la pression s’arrête.

— Trois fois que je t’appelle ! s’écrie-t-elle en parcourant les derniers mètres qui nous séparent.

La pluie alourdit sa robe déjà chargée, elle est un peu essoufflée quand elle se jette dans mes bras.

— Pardon, je ne pensais pas que ça te perturberait à ce point….

Je ne réagis pas, et elle prend mon visage à deux mains.

— Ajax ?

— Pourquoi ? Pourquoi tu me tortures ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?

Elle hausse les sourcils, je vois ses yeux s’agrandir sous le coup de la surprise.

— Mais… Rien. Je ne voulais pas…

— Oui, c’est elle. Oui c’est elle, c’est bien la fille que j’ai aimée. Voilà. Tu es contente ? J’ai été fou amoureux d’elle, et elle m’a poignardé dans le dos. Ça te va ?! C’est à cause d’elle que je suis là, et que tu peux à ton tour jouer avec moi ! TU ES CONTENTE, COMME ÇA ?

Une gifle magistrale m’atteint en plein visage.

Oh.

Je ne sais vraiment pas rester à ma place. Je n’ai jamais su, d’ailleurs.

Mais brusquement, elle vient presser ses lèvres contre les miennes.

Je reste d’abord parfaitement immobile. Puis mon corps semble s’animer de lui-même et je réponds au baiser. Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter d’aimer ce genre de femme ? Ai-je une quelconque affliction qui me pousse à continuellement flirter avec le danger ?

Pendant longtemps, le temps n’est plus. Il n’y a que Rebecca sous la pluie, Rebecca et ses lèvres passionnées.

Quand elle détache finalement son visage du mien, elle me regarde droit dans les yeux.

— C’est bon, tu es calmé ?

Je lui jette un regard noir. Elle me caresse la joue avec douceur.

— Qui est la quatrième ?

Un rire sec manque de m’étrangler.

— Suis-je si mystérieux ? Est-ce que tu l’ignores vraiment ?

Elle appose de nouveau ses lèvres contre les miennes.

— Attends-moi dans le boudoir de l’étage, Ajax. Je vais me débarrasser de nos invités, puis je t’y rejoins. D’accord ?

Elle a parlé d’un ton léger. Je hoche la tête. Elle prend alors ma main et m’entraîne à sa suite. Je lève les yeux. Nous sommes derrière l’immense bâtisse qu’est la maison ducale. Je ne suis pas allé bien loin, en fait. Elle me fait pénétrer à l’intérieur et me pousse vers l’escalier.

 

***

 

Affalé sur mon fauteuil, trempé jusqu’aux os par la pluie estivale, j’attends. Le visage de Delilah semble s’être imprimé sur ma rétine. Pas son visage d’aujourd’hui, car je la reconnais à peine, avec son air triste et ses cheveux plus courts. Mais le souvenir de son rire, de ses lèvres peintes de la couleur orange, de l’uniforme scolaire de l’EST… Autant de tessons de mémoire qui m’écorchent le cœur. Aurais-je toujours des sentiments pour elle ? Suis-je prisonnier de ça, aussi ?

La porte s’ouvre. Je n’ai pas patienté si longtemps. Je lève les yeux vers Rebecca qui pénètre dans la pièce avant de refermer à clé.

— Comment te sens-tu ?

Je la regarde mais je ne réponds pas. Elle s’approche de mon fauteuil, s’assoit sur mes genoux. Elle n’a pas changé sa robe, laquelle est toujours trempée. Au dehors, la pluie battante s’est teintée de zébrures blanches.

Elle appose la clé de contrôle contre mon cou et me retire le collier, qu’elle dépose un peu plus loin.

— Elle a laissé une lettre pour toi. La fille.

— Ah…

Je soupire. Je me doutais bien qu’elle ne partirait pas sans un mot. Je pouvais sentir son désir de communiquer, c’est ce qui m’a poussé à fuir.

— Je te laisse la lire ?

Je lève les yeux vers elle, traversé par un vague amusement. C’est une question. Espère-t-elle que je lui demande de rester ? Est-elle en train de me demander la permission de lire la lettre ? Ou veut-elle faire la paix et pour une fois respecter mon intimité ? Elle sort la lettre de sa poche. C’est juste un papier plier en quatre, taché d’humidité.

— Je ne l’ai pas lue, assure-t-elle en la glissant dans ma main. Promis.

Elle fait mine de se lever et je la retiens par la taille. Sans tendre ostensiblement la feuille vers elle, je l’ouvre d’une main et parcours les premières lignes.

Rebecca ne tente pas de lire. C’est moi, qu’elle regarde. Je recentre mon attention sur les mots tracés par Delilah.

 

« Ajax,

 

Je te demande pardon. Je crois que je comprends, à présent. Je pense que j’avais compris déjà à l’époque, mais que je refusais de vraiment voir ce qui te faisait tant souffrir. Je te pardonne tout. Je ne te hais pas. Je t’aime toujours. Je ne pense pas que je pourrai un jour ne plus t’aimer.

S’il faut attendre des années, j’attendrai. J’attendrai toujours.

Je t’en supplie, ne m’oublie pas.

Il pleut aujourd’hui. Il pleut comme le jour où tu m’as quittée. Je sais que tu y as pensé aussi. J’ai toujours tout su de toi, même quand j’ai prétendu l’ignorer.

À chaque fois qu’il pleuvra, je penserai à toi. Jusqu’au jour où je te retrouverai. Le jour où tu seras de nouveau libre, je serai là.

Ne m’oublie pas. 

 

Delilah »

 

Ma gorge se serre.

Je replie le papier sous l’œil attentif de Rebecca. Je le glisse dans ma poche, et plonge mon regard dans le sien. Je suis certain qu’elle n’a pas lu le document, parce qu’elle a l’air de résister à l’envie de l’arracher de ma poche. Et si elle l’avait lu, quelque chose me dit qu’elle ne me l’aurait pas donné.

— Vous allez avoir froid dans cette robe trempée, maîtresse Rebecca.

Des gouttes s’échappent toujours de sa longue chevelure désordonnée. Quand je pense qu’elle s’est montrée comme ça devant ma famille… Je me demande s’ils ont trouvé curieux que la grande-duchesse me courre après dans le jardin, me fasse déjeuner à sa table, et me protège des fantômes de mon passé…

— On en revient à « maîtresse Rebecca », maintenant ? demande-t-elle sans me quitter des yeux.

Je hausse les épaules.

— N’est-ce pas ce que je suis censé dire ?

— Si. Mais tu n’es pas très conventionnel, Ajax.

Un silence tombe au milieu de nous, brisé par un éclair qui illumine la pièce avec force… Puis nous nous retrouvons dans le noir.

— Oh… fait la voix de Rebecca alors que seule une pâle lumière nous parvient de l’extérieur. Je vais aller chercher des bougies.

La tempête a assombri le ciel, c’est presque comme si la nuit était déjà sur nous. Mais je ne veux pas qu’elle parte.

— Ça reviendra vite. Reste avec moi.

Je l’ai encore empêchée de se lever, alliant le geste à la parole.

— Je croyais qu’il fallait que j’aille changer de robe ? dit-elle, l’air amusée.

— Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit. Mais en effet, je crois qu’il faudrait l’enlever…

Dans l’obscurité, je devine seulement l’intensité de son regard. Lentement, elle se tourne dos à moi, puis elle rassemble ses cheveux et les fait passer par-dessus son épaule, me dévoilant le corsage de sa robe.

Je fais glisser mes doigts sur son dos. Je défais lentement chaque lacet, et elle reste immobile. Elle ne tremble pas. Sa tête est fièrement dressée en direction de la fenêtre. Je me colle à elle et dépose un baiser sur son épaule. Elle se laisse basculer contre moi et tourne son visage vers le mien.

— Es-tu prêt à courir ce risque ? murmure-t-elle.

Je dépose un nouveau baiser sur ses lèvres.

— Qu’ai-je à craindre, à tes côtés ? Y a-t-il quiconque de qui tu puisses avoir peur ?

 

***

 

Le parquet est froid, mais le corps de Rebecca est brûlant. Sa tête nichée au creux de mon cou, je sens sa respiration chaude contre ma peau.

Lentement, elle se redresse. J’admire les lignes parfaites de sa silhouette alors qu’elle soulève le lourd couvercle d’un vieux coffre, d’où elle tire un grand plaid dont elle s’entoure. Puis elle fait deux pas, vers un buffet verrouillé par un cadenas à code. Elle le déverrouille, et en sort deux verres et une bouteille de liqueur ambrée que je ne reconnais pas.

Elle retourne au divan, et je me lève finalement pour l’y rejoindre.

— C’est très, très cher, indique-t-elle alors qu’elle verse un trait de la boisson dans chacun des verres.

Elle repose la bouteille sur la petite table devant le divan, et me tend l’un des verres.

— Plus cher que moi ?

Elle éclate d’un rire cristallin.

— Non… Mais cher quand même.

Elle fait tinter son verre contre le mien. Avant de le porter à mes lèvres, je souhaite savoir une chose :

— Pourquoi une boisson si spéciale ? Que fête-t-on ?

— C’est un secret, répond-elle en battant des cils vers moi.

Ce qu’elle aime jouer avec mes nerfs… Mais comment lui en vouloir, quand j’aime tant faire de même ?

— Vas-tu lui répondre ? reprend-elle d’un ton faussement innocent.

Je prétendrai volontiers ne pas comprendre, mais à quoi bon ? Je trouve néanmoins une parade :

— Pourquoi étais-tu si curieuse au sujet de Delilah ? Pourquoi d’elle plutôt que des autres dont j’ai parlé ?

Elle sourit.

— C’est à son sujet que tu n’as donné aucun détail. Cyrielle était la camarade de classe, l’amour d’enfance. Flora était l’esclave, celle que tu as libéré. Delilah… Tu n’as rien dit à son sujet. Tu n’aimes pas parler de ce qui te touche vraiment. C’est comme ça que j’ai su que c’était celle qui avait le plus compté.

J’hésite quelques secondes, puis porte enfin le verre à mes lèvres. Il se dégage un parfum sucré du nectar. C’est sûrement la chose la plus délicate qui m’ait été permise de goûter.

Je lève les yeux du verre. Rebecca m’observe toujours. Je me racle la gorge :

— Puis-je te poser une question ?

— Si je peux t’en poser une en retour ? répond-elle aussitôt.

Je ne peux retenir un sourire.

— Très bien.

— Alors je t’en prie, pose ta question.

— Pourquoi… Pourquoi t’intéresses-tu tant à moi ?

Elle me dévore du regard quelques secondes, puis lève les yeux au ciel. Elle semble hésitante, je peux voir qu’elle cherche ses mots.

— Je ne suis pas sûre. Qu’importe ce qu’en disent les apparences, je n’ai pas une vie très intéressante. Oh, bien sûr, j’ai les enfants, et Élisa. Je ne suis pas malheureuse. Mais rien de très passionnant. Tu sais, je ne voulais pas prendre d’esclave à la base. C’est Henry qui a insisté. Il trouvait qu’en tant que cousine de l’impératrice, je ne pouvais pas avoir l’air de ne pas cautionner le système de l’esclavage, et que je devais en prendre au moins un à mon service. Je comptais résister, et honnêtement tous ceux que j’ai croisés à la foire me semblaient parfaitement insipides. Puis quand… Quand je t’ai vu, tu as réagi différemment. Les autres, l’idée même que quelqu’un d’aussi important que moi pose le regard sur eux les transcendaient. J’aurais pu lire leurs pensées… « aime-moi ! »… « prends-moi ! »… Toi, tu m’as regardé comme si… Comme si l’on n’était pas si différents, et que tu n’en avais rien à faire de qui j’étais. Et quand j’ai vu le prix qu’on avait déjà misé sur toi, cela a fini de me convaincre. Je savais que tu étais spécial. Allons, 150 000 midas sur un esclave ? Je ne crois pas que j’avais jamais entendu parler d’une telle enchère. Ça m’a donné envie d’en savoir davantage, et plus j’en apprenais, plus j’avais envie d’en savoir.

Je n’ai pu m’empêcher de sourire alors qu’elle parlait. Elle sourit, elle aussi, quand elle croise mon regard. Elle me croit spécial ?

— Je ne suis pas spécial. Mon père est fou, c’est tout.

Elle a un léger rire.

— C’est mon tour, de te poser une question.

Je hoche la tête, et j’attends.

— Quand tu auras fini ta peine d’esclave… Où iras-tu ?

Ah… Son expression s’est faite sérieuse. S’inquiète-elle déjà de ce qui se passera dans si longtemps ?

— Je ne peux pas répondre à cette question…

— J’ai été honnête, toi aussi tu dois…

— Je veux dire, je ne peux pas répondre à cette question, parce que j’ignore où tu seras à ce moment-là. Qui sait si tu n’auras pas fui ce manoir et cet insipide mari ? Donner un endroit précis est donc difficile.

Je souris alors que son teint s’est fait cramoisi. Un sourire éclaire néanmoins son visage.

— Et les autres femmes, alors ? demande-t-elle.

— On a dit une question chacun… Et je crois que je devrais avoir droit à davantage de questions, parce que tu sais déjà beaucoup trop de choses à mon sujet.

Elle me jette son sourire fripon, et hoche la tête. C’est de nouveau mon tour.

— As-tu déjà eu un amant ?

Elle tourne la tête de gauche à droite, lentement, sans me quitter des yeux.

— Me considères-tu comme un amant ?

Ses yeux brillent.

— Il me semble que oui, Ajax. Tu as eu deux questions, puis-je en poser une à mon tour ?

Je termine mon verre, puis de nouveau, attends qu’elle parle.

— Qui est la quatrième femme ? Je veux t’entendre prononcer son nom.

Un léger rire m’échappe. Je prends sa main dans la mienne, y dépose un baiser.

— La grande-duchesse Rebecca, évidemment.

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A Dramallama
Posté le 03/10/2024
Hello Cleooo!

Aaaaaah, ENFIN!

Bon au début Rebecca a quand même fait une sortie de route je trouve (inviter l’ex-fiancée de sa target qui est mariée à son frère, il fallait oser). Et étant donné leur séparation, ce n’était vraiment pas plaisant pour Ajax, ni Delilah (la pauvre… donc elle l’attend aussi?)

Après… booooon, je suppose qu’il fallait un petit coup de pouce pour conclure ? (Eheheheheh)

A très vite!
Cléooo
Posté le 03/10/2024
Coucou Dramallama ! Oui enfiiiiin !
Et oui, Rebecca à zéro limite. Mais bon là, elle a senti qu'elle y avait été un peu fort quand même xD
Après elle ne connaissait pas tous les détails de la relation entre Ajax et Delilah, même si elle a pu facilement comprendre les grandes lignes du truc. Mais boooon c'est Rebecca.
J'essaye de poster le prochain chapitre d'ici la semaine prochaine !
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